Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 91

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 202-205).

91. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, mardi 1er mars 1672.

Je commence ma lettre aujourd’hui, ma fille, jour de mardigras ; je l’achèverai demain. Si vous êtes à Sainte-Marie, je suis chez notre abbé, qui a depuis deux jours un petit dérèglement qui lui donne de l’émotion ; je n’en suis pas encore en peine ; mais j’aimerais mieux qu’il se portât tout à fait bien. Madame de Coulanges et madame Scarron me voulaient mener à Vincennes ; M. de la Rochefoucauld voulait que j’allasse chez lui entendre lire une comédie de Molière [1] ; mais, en vérité, j’ai tout refusé avec plaisir ; et me voilà à mon devoir, avec la joie et la tristesse de vous écrire : il y a longtemps vraiment que je vous écris. Vous êtes donc à Sainte-Marie, ne voulant pas laisser échapper un moment de la douleur que vous avez de la mort du pauvre chevalier ; vous la voulez sentir à longs traits, sans en rien rabattre, sans aucune distraction : cette application à faire valoir et à vouloir sentir toute votre, tristesse, me paraît d’une personne qui n’est pas si embarrassée qu’une autre[2] d’avoir des occasions de s’affliger ; j’en prends à témoin votre cœur. Voilà donc votre carnaval échappé de la fureur des réjouissances publiques ; sauvez-vous aussi de l’air de la petite vérole : je crains pour vous beaucoup plus que vous. Nous avons ici madame de la ïroche : il est vrai qu’elle sait arriver à Paris : son séjour de l’année passée fut bien abîmé à mon égard, dans l’extrême douleur de vous perdre. Depuis ce temps, ma chère enfant, vous êtes arrivée partout, comme vous dites ; mais point du tout à Paris. Vos réflexions sur l’espérance sont divines : si Bourdelot[3] les avait faites, tout l’univers le saurait ; vous ne faites pas tant de bruit pour faire des merveilles : le malheur du bonheur est tellement bien dit, qu’on ne peut trop aimer une plume qui exprime ces choses-là. Vous dites tout sur l’espérance ; et je suis si fort de votre avis, que je ne sais si je dois aller en Provence, tant j’ai de crainte d’en repartir. Je vois déjà comme le temps galopera ; je connais ses manières ; mais ensuite de cette belle réflexion, mon cœur décide comme le vôtre, et je ne souhaite rien tant que de partir : je veux même espérer qu’il peut arriver de telles choses, que je vous ramènerai avec moi : c’est là-dessus qu’il est difficile de parler de si loin : du moins, ma fille, il ne tiendra pas à une maison, ni à des meubles ; je ne songe qu’à vous ; les pas que je fais pour vous sont les premiers ; les autres viennent après comme ils peuvent.

J’ai donné vos lettres au faubourg, elles sont bien faites : on y trouve la réflexion de M. de Grignan admirable : on l’a pensée quelquefois ; mais vous l’avez habillée pour paraître devant le monde. Je n’ai pas dit ce que vous avez trouvé dans la maxime[4] qui ressemble à la chanson ; pour moi, je suis de votre avis : je saurai s’ils ont eu un autre dessein que de vouloir louer les fantaisies, c’est-à-dire les passions : si cela est, l’exacte philosophie s’en offense ; si cela n’est pas, il faut qu’ils s’expliquent mieux.

Je soupai hier chez Gourville avec les la Rochefoucauld, les Plessis, les la Fayette, les Tournay[5] : nous attendions le grand Pomponne ; mais le service de ce cher maître que vous honorez tant l’empêcha de se retrouver avec la fleur de ses amis : il a bien des affaires, à cause des dépêches qu’il faut écrire partout, et à cause de la guerre.

L’archevêque de Toulouse[6] a été fait cardinal à Rome ; et la nouvelle en est venue ici dans le temps qu’on attendait celle de M. de Laon[7] c’est une grande douleur pour tous ses amis. On tient que M. de Laon s’est sacrifié pour le service du roi, et qu’afin de ne point trahir les intérêts de la France, il n’a point ménagé le cardinal Altieri, qui lui a fait ce tour.

Benserade a dit plaisamment à mon gré que le retour du chevalier de Lorraine réjouissait ses amis et affligeait ses créatures ; car il n’y en a point qui lui ait gardé fidélité.

J’ai su, sans en pouvoir douter, qu’il ne tiendra encore qu’à nous d’avoir la paix. La reine d’Espagne n’a point précisément répondu comme on le disait : elle a dit simplement qu’elle se tenait au traité de paix, qui permet d’assister ses alliés. Nous avons pris la même liberté pour le Portugal ; elle promet même présentement de ne point assister les Hollandais : elle ne le veut pas signer ; voilà le procès. Si on s’opiniâtre à vouloir qu’elle signe, tout est perdu ; sinon, la paix sera bientôt faite, quand nous n’aurons pas l’Espagne contre nous : le temps nous en apprendra davantage. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je crains bien qu’aimant la solitude comme vous faites, vous ne vous creusiez les yeux et l’esprit à force de rêver.


  1. Probablement les Femmes savantes, représentées le 11 mars 1672.
  2. Allusion à la comtesse de Fiesque, qui avait perdu madame de Guerchy, sa fille, au mois de janvier précédent, et dont madame de Scudéri disait : « La comtesse est bien embarrassée d’une affliction. » À quoi Bussy répondit, « Je crois que la joie lui est bien aussi chère que ses enfants. »
  3. Pierre Michon, connu sous le nom de l’abbé Bourdelot. Il avait été médecin du prince de Condé, père du grand. Condé ; il le fut ensuite de la reine Christine, Madame de la Baume et Bourdelot avaient écrit une petite pièce contre l’Espérance, et la princesse palatine y fit une réponse.
  4. Il est question de cette maxime de la Rochefoucauld : Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il le croit.
  5. C’est-à-dire l’évêque de Tournay, Gilbert de Choiseul.
  6. Pierre de Bonzi.
  7. César d’Estrées, évêque de Laon, fut déclaré cardinal peu de temps après : il l’était in petto depuis le mois d’août 1671.