Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 94

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 213-214).

94. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 8 avril 1672.

La guerre est déclarée, on ne parle que de partir. Canaples a demandé permission au roi d’aller servir dans l’armée du roi d’Angleterre ; et en effet il est parti malcontent de n’avoir pas eu d’emploi en France. Le maréchal du Plessis ne quittera point Paris, il est bourgeois et chanoine ; il met à couvert tous ses lauriers, et jugera des coups : je ne trouve pas qu’avec une si belle et si grande réputation, son personnage soit mauvais. Il dit au roi qu’il portait envie à ses enfants, qui avaient l’honneur de servir Sa Majesté ; que pour lui il souhaitait la mort, puisqu’il n’était plus bon à rien. Le roi l’embrassa tendrement, et lui dit : « M. le maréchal, on « ne travaille que pour approcher de la réputation que vous avez « acquise ; il est agréable de se reposer après tant de victoires. » En effet, je le trouve heureux de ne point mettre au caprice de la fortune ce qu’il a acquis pendant toute sa vie. Le maréchal de Bellefonds est à la Trappe pour la semaine sainte : mais, avant que de partir, il parla fort fièrement à M. de Louvois, qui voulait faire quelque retranchement sur sa charge de général sous M. le Prince : il fit juger l’affaire par Sa Majesté, et l’emporta comme un galant homme.

La reine m’attaque toujours sur vos enfants, et sur mon voyage de Provence, et trouve mauvais que votre fils vous ressemble, et votre fille à son père ; je lui réponds toujours la même chose. Madame Colbert me parle souvent de votre beauté ; mais qui ne m’en parle point ? Ma fille, savez-vous bien qu’il faut un peu revenir voir tout ceci ? Je vous en faciliterai les moyens d’une manière qui vous ôtera de toutes sortes d’embarras. J’ai parlé d’un premier président à M. de Pomponne ; il n’y voit encore goutte ; il croit pourtant que ce sera un étranger ; j’y ai consenti.

Ma tante est si mal, que je ne crois pas qu’elle retarde mon voyage ; elle étouffe, elle enfle, il n’y a pas moyen de la voir sans être fortement touchée : je le suis, et le serai beaucoup de la perdre. Vous savez comme je l’ai toujours aimée : ce m’eût été une grande joie de la laisser dans l’espérance d’une guérison qui nous l’aurait rendue encore pour quelque temps. Je vous manderai la suite de cette triste et douloureuse maladie.

M. et madame de Chaulnes s’en vont en Bretagne : les gouverneurs n’ont point d’autre place présentement que leur gouvernement. Nous allons voir une rude guerre ; j’en suis dans une inquiétude épouvantable. Votre frère me tient au cœur ; nous sommes très-bien ensemble ; il m’aime, et ne songe qu’à me plaire ; je suis aussi une vraie marâtre pour lui, et ne suis occupée que de ses affaires. J’aurais grand tort si je me plaignais de vous deux : vous êtes, en vérité, trop jolis, chacun en votre espèce. Voilà, ma très-belle, tout ce que vous aurez de moi aujourd’hui. J’avais ce matin un Provençal, un Breton, un Bourguignon, à ma toilette.