Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre du comte de Bussy-Rabutin

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 41).

LETTRE DU COMTE DE BUSSY-RABUTLN

À LA MARQUISE DE COLIGNY.

À LA MARQUISE DE COLIGNY, MA FILLE[1].

Vous avez souhaité, ma chère fille, que je vous donnasse un recueil de ce que nous nous sommes écrit, votre tante de Sévigné et moi. J’approuve votre désir, et je loue votre bon goût : rien n’est plus beau que les lettres de madame de Sévigné ; l’agréable, le badin et le sérieux y sont admirables ; on dirait qu’elle est née pour chacun de ces caractères. Elle est naturelle, elle a une noble facilité dans ses expressions, et quelquefois une négligence hardie, préférable à la justesse des académiciens. Rien ne languit dans son style, rien n’y est forcé ; il n’y a personne qui ne crût qu’il en ferait bien autant : ma que sto facile èquanto difficile.

Pour ce qui me regarde dans ce recueil, ma chère fille, je n’en parlerai point ; je hais les airs de vanité, et encore plus ceux d’une fausse modestie. Madame de Sévigné dit que je suis le fagot de son esprit, et moi je dis que c’est elle qui m’allume ; et ce qui me le persuade, c’est que je n’ai pas tant d’esprit avec les autres qu’avec elle. Mais enfin ce recueil est curieux ; et digne d’être dans le cabinet d’un roi honnête homme, c’est-à-dire dans celui de Louis le Grand. Tous les gens délicats auraient du plaisir à le lire, si on le voyait de notre temps : mais quel sera son prix à la postérité ? car vous savez, ma chère fille, qu’en matière d’esprit, On aime mieux cent morts au-dessus de sa tête Qu’un seul vivant à ses côtés.

Vous trouverez encore dans ce recueil quelques lettres de madame de Grignan et de notre ami Corbinelli ; mais, outre qu’elles sont presque toutes dans celles de madame de Sévigné, c’est qu’elles ont encore leurs agréments, et qu’elles ne gâtent rien aux endroits où elles se trouvent.

BUSSY-RABUTIN.


  1. Cette lettre est placée à la tête des deux volumes in-folio, écrits de la main du comte de Bussy, qui contiennent la copie de sa correspondance avec madame de Sévigné.