Lettres d’Yorick à Eliza/Préface
PRÉFACE.
Qu’on ne soit pas surpris du ton
passionné qui règne dans quelques-unes
des lettres de Sterne à Eliza.
Tous les sentimens d’affection se
confondoient dans son ame et n’y
conservoient aucune nuance distincte :
l’amitié y prenoit aisément la forme
de l’amour, c’est-à-dire, qu’il éprouvoit
pour son amie ce qu’il auroit
senti pour une amante ; c’étoient les
mêmes épanchemens, les mêmes
transports et les mêmes peines. Eliza,
trop délicate pour résister au brûlant
climat de l’Inde, vint en Angleterre
respirer l’air natal. Le hasard lui procura
la connoissance de Sterne : Il
découvrit en elle un esprit si bien fait
pour le sien, si doux et si tendre,
qu’une espèce de sympathie les rapprocha
et les unit de l’amitié la plus
vive et la plus pure qui ait jamais
existé. Il l’aimoit comme son amie ; il
mettoit son orgueil à la nommer sa
pupille, et à la diriger par ses avis.
Santé, besoins, réputation, tous les
intérêts d’Eliza lui devinrent personnels ;
ses enfans furent les siens, et il lui eût fait volontiers le sacrifice de
son pays, de ses biens, de sa vie, si ce
sacrifice eût pu contribuer à son bonheur.
Ainsi leurs lettres sont pleines
des plus tendres expressions d’amour ;
mais de cet amour qu’on a nommé
platonique ; on aime à le voir exister,
et que Sterne en soit le modèle.
On remarquera peut-être que ces lettres ont différentes signatures : tantôt Sterne ou Yorick, et plusieurs fois ton Bramine, etc. Les bramines, comme on sait, forment la principale caste ou tribu des Indiens idolâtres, et c’est dans cette caste que sont ces prêtres si fameux par leur vie austère et leur enthousiasme : ainsi il suffit d’observer que, comme Sterne étoit prébendaire d’Yorck, et qu’Eliza habitoit dans les Indes, elle avoit pris l’habitude de l’appeler son bramine ; et celui-ci prenoit quelquefois ce titre dans la signature de ses lettres à cette dame.