Lettres d’Yorick à Eliza/Préface

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 3-np).


PRÉFACE.


Qu’on ne soit pas surpris du ton passionné qui règne dans quelques-unes des lettres de Sterne à Eliza. Tous les sentimens d’affection se confondoient dans son ame et n’y conservoient aucune nuance distincte : l’amitié y prenoit aisément la forme de l’amour, c’est-à-dire, qu’il éprouvoit pour son amie ce qu’il auroit senti pour une amante ; c’étoient les mêmes épanchemens, les mêmes transports et les mêmes peines. Eliza, trop délicate pour résister au brûlant climat de l’Inde, vint en Angleterre respirer l’air natal. Le hasard lui procura la connoissance de Sterne : Il découvrit en elle un esprit si bien fait pour le sien, si doux et si tendre, qu’une espèce de sympathie les rapprocha et les unit de l’amitié la plus vive et la plus pure qui ait jamais existé. Il l’aimoit comme son amie ; il mettoit son orgueil à la nommer sa pupille, et à la diriger par ses avis. Santé, besoins, réputation, tous les intérêts d’Eliza lui devinrent personnels ; ses enfans furent les siens, et il lui eût fait volontiers le sacrifice de son pays, de ses biens, de sa vie, si ce sacrifice eût pu contribuer à son bonheur. Ainsi leurs lettres sont pleines des plus tendres expressions d’amour ; mais de cet amour qu’on a nommé platonique ; on aime à le voir exister, et que Sterne en soit le modèle.

On remarquera peut-être que ces lettres ont différentes signatures : tantôt Sterne ou Yorick, et plusieurs fois ton Bramine, etc. Les bramines, comme on sait, forment la principale caste ou tribu des Indiens idolâtres, et c’est dans cette caste que sont ces prêtres si fameux par leur vie austère et leur enthousiasme : ainsi il suffit d’observer que, comme Sterne étoit prébendaire d’Yorck, et qu’Eliza habitoit dans les Indes, elle avoit pris l’habitude de l’appeler son bramine ; et celui-ci prenoit quelquefois ce titre dans la signature de ses lettres à cette dame.


Tom VI pag 5.