Lettres d’Yorick à Eliza/Texte entier

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Tome cinquième. Tome sixième
Chez Jean-François Bastien.


PRÉFACE.


Qu’on ne soit pas surpris du ton passionné qui règne dans quelques-unes des lettres de Sterne à Eliza. Tous les sentimens d’affection se confondoient dans son ame et n’y conservoient aucune nuance distincte : l’amitié y prenoit aisément la forme de l’amour, c’est-à-dire, qu’il éprouvoit pour son amie ce qu’il auroit senti pour une amante ; c’étoient les mêmes épanchemens, les mêmes transports et les mêmes peines. Eliza, trop délicate pour résister au brûlant climat de l’Inde, vint en Angleterre respirer l’air natal. Le hasard lui procura la connoissance de Sterne : Il découvrit en elle un esprit si bien fait pour le sien, si doux et si tendre, qu’une espèce de sympathie les rapprocha et les unit de l’amitié la plus vive et la plus pure qui ait jamais existé. Il l’aimoit comme son amie ; il mettoit son orgueil à la nommer sa pupille, et à la diriger par ses avis. Santé, besoins, réputation, tous les intérêts d’Eliza lui devinrent personnels ; ses enfans furent les siens, et il lui eût fait volontiers le sacrifice de son pays, de ses biens, de sa vie, si ce sacrifice eût pu contribuer à son bonheur. Ainsi leurs lettres sont pleines des plus tendres expressions d’amour ; mais de cet amour qu’on a nommé platonique ; on aime à le voir exister, et que Sterne en soit le modèle.

On remarquera peut-être que ces lettres ont différentes signatures : tantôt Sterne ou Yorick, et plusieurs fois ton Bramine, etc. Les bramines, comme on sait, forment la principale caste ou tribu des Indiens idolâtres, et c’est dans cette caste que sont ces prêtres si fameux par leur vie austère et leur enthousiasme : ainsi il suffit d’observer que, comme Sterne étoit prébendaire d’Yorck, et qu’Eliza habitoit dans les Indes, elle avoit pris l’habitude de l’appeler son bramine ; et celui-ci prenoit quelquefois ce titre dans la signature de ses lettres à cette dame.


Tom VI pag 5.



ÉLOGE
D’ELIZA DRAPER,
PAR L’ABBÉ RAYNAL.


Territoire d’Anjinga, tu n’es rien ; mais tu as donné naissance à Eliza. Un jour ces entrepôts de commerce, fondés par les Européens sur les côtes d’Asie, ne subsisteront plus. L’herbe les couvrira, ou l’Indien vengé aura bâti sur leurs débris, avant que quelques siècles se soient écoulés. Mais, si mes écrits ont quelque durée, le nom d’Anjinga restera dans la mémoire des hommes. Ceux qui me liront, ceux que les vents pousseront vers ces rivages, diront : c’est-là que naquit Eliza Draper ; et s’il est un Breton parmi eux, il se hâtera d’ajouter avec orgueil, et qu’elle y naquit de parens anglais.

Qu’il me soit permis d’épancher ici ma douleur et mes larmes ! Eliza fut mon amie. Ô lecteur, qui que tu sois, pardonne-moi ce mouvement involontaire ! laisse-moi m’occuper d’Eliza. Si je t’ai quelquefois attendri sur les malheurs de l’espèce humaine, daigne aujourd’hui compatir à ma propre infortune. Je fus ton ami, sans te connoître ; sois un moment le mien. Ta douce pitié sera ma récompense.

Eliza finit sa carrière dans la patrie de ses pères, à l’âge de trente-trois ans. Une ame céleste se sépara d’un corps céleste. Vous qui visitez le lieu où reposent ses cendres sacrées, écrivez sur le marbre qui les couvre : Telle année, tel mois, tel jour, à telle heure, Dieu retira son souffle à lui, et Eliza mourut.

Auteur original, son admirateur et son ami, ce fut Eliza qui t’inspira tes ouvrages, et qui t’en dicta les pages les plus touchantes. Heureux Sterne, tu n’es plus, et moi je suis resté ! Je t’ai pleuré avec Eliza ; tu la pleurerois avec moi ; et si le ciel eût voulu que vous m’eussiez survécu tous les deux, tu m’aurois pleuré avec elle.

Les hommes disoient qu’aucune femme n’avoit autant de graces qu’Eliza. Les femmes le disoient aussi. Tous louoient sa candeur ; tous louoient sa sensibilité ; tous ambitionnoient l’honneur de la connoître. L’envie n’attaqua point un mérite qui s’ignoroit.

Anjinga, c’est à l’influence de ton heureux climat qu’elle devoit, sans doute, cet accord presqu’incompatible de volupté et de décence qui accompagnoit toute sa personne, et qui se mêloit à tous ses mouvemens. Le statuaire, qui auroit eu à représenter la volupté, l’auroit prise pour modèle. Elle en auroit également servi à celui qui auroit eu à peindre la pudeur. Cette ame inconnue dans nos contrées, le ciel sombre et nébuleux de l’Angleterre n’avoit pu l’éteindre. Quelque chose que fît Eliza, un charme invincible se répandoit autour d’elle. Le désir, mais le désir timide la suivoit en silence. Le seul homme honnête auroit osé l’aimer, mais n’auroit osé le lui dire.

Je cherche partout Eliza. Je rencontre, je saisis quelques-uns de ses traits, quelques-uns de ses agrémens épars parmi les femmes les plus intéressantes. Mais qu’est devenue celle qui les réunissoit ? Dieux qui épuisâtes vos dons pour former une Eliza, ne la fîtes-vous que pour un moment, pour être un moment admirée, et pour être toujours regrettée ?

Tous ceux qui ont vu Eliza la regrettent. Moi, je la pleurerai tout le temps qui me reste à vivre. Mais est-ce assez de la pleurer ? ceux qui auront connu sa tendresse pour moi, la confiance qu’elle m’avoit accordée, ne me diront-ils point : Elle n’est plus, et tu vis ?

Eliza devoit quitter sa patrie, ses parens, ses amis pour venir s’asseoir à côté de moi, et vivre parmi les miens. Quelle félicité je m’étois promise ! quelle joie je me faisois de la voir recherchée des hommes de génie ! chérie des femmes du goût le plus difficile ! Je me disois, Eliza est jeune, et tu touches à ton dernier terme. C’est elle qui te fermera les yeux. Vaine espérance ! ô renversement de toutes les probabilités humaines ! ma vieillesse a survécu à ses beaux jours. Il n’y a plus personne au monde pour moi. Le destin m’a condamné à vivre et à mourir seul.

Eliza avoit l’esprit cultivé ; mais cet art, on ne le sentoit jamais. Il n’avoit fait qu’embellir la nature ; il ne servoit en elle qu’à faire durer le charme. À chaque moment elle plaisoit plus ; à chaque moment elle intéressoit davantage. C’est l’impression qu’elle avoit faite aux Indes ; c’est l’impression qu’elle faisoit en Europe. Eliza étoit donc très-belle ? Non, elle n’étoit que belle ; mais il n’y avoit point de beauté qu’elle n’effaçât, parce qu’elle étoit la seule comme elle.

Elle a écrit ; et les hommes de sa nation, qui ont mis le plus d’élégance et de goût dans leurs ouvrages, n’auroient pas désavoué le petit nombre de pages qu’elle a laissées.

Lorsque je vis Eliza, j’éprouvai un sentiment qui m’étoit inconnu. Il étoit trop vif pour n’être que de l’amitié ; il étoit trop pur pour être de l’amour. Si c’eût été une passion, Eliza m’auroit plaint ; elle auroit essayé de me ramener à la raison, et j’aurois achevé de la perdre.

Eliza disoit souvent qu’elle n’estimoit personne autant que moi. À présent, je le puis croire.

Dans ses derniers momens, Eliza s’occupoit de son ami ; et je ne puis tracer une ligne sans avoir sous les yeux le monument qu’elle m’a laissé. Que n’a-t-elle pu douer aussi ma plume de sa grâce et de sa vertu ? il me semble du moins l’entendre : « Cette Muse sévère qui te regarde, me dit-elle, c’est l’histoire, dont la fonction auguste est de déterminer l’opinion de la postérité. Cette divinité volage qui plane sur le globe, c’est la Renommée, qui ne dédaigna pas de nous entretenir un moment de toi : elle m’apporta tes ouvrages, et prépara notre liaison par l’estime. Vois ce phénix immortel parmi les flammes : c’est le symbole du génie qui ne meurt point. Que ces emblèmes t’exhortent sans cesse à te montrer le défenseur de l’humanité, de la vérité, de la liberté. »

Du haut des cieux, ta première et dernière patrie, Eliza, reçois mon serment. Je jure de ne pas écrire une ligne, ou l’on ne puisse reconnoître ton ami.


LETTRES
D’YORICK À ELIZA.


LETTRE PREMIÈRE.


Eliza recevra mes livres avec ce billet… Les sermons sont sortis tout brûlans de mon cœur ; je voudrois que ce fût-là un titre pour pouvoir les offrir au sien… Les autres sont sortis de ma tête, et je suis plus indifférent sur leur réception.

Je ne sais comment cela se fait ; mais je suis à moitié pris d’amour pour vous… Je devrois l’être tout-à-fait ; car je n’ai jamais vu dans personne plus de qualités estimables, ni estimé ni connu de femme dont on pût mieux penser que de vous. Ainsi, adieu,

Votre fidelle et affectionné serviteur,
L. Sterne.


LETTRE II.


Je ne saurois être en repos, Eliza, quoique j’irai vous voir à midi, jusqu’à ce que je sache des nouvelles de votre santé… Puisse ton visage chéri, à ton lever, sourire comme le soleil de ce matin sur l’horizon !… Je fus hier bien alarmé, bien triste d’apprendre votre indisposition, et bien trompé dans mon attente de ne pouvoir être introduit auprès de vous… Rappelez-vous, chère Eliza, qu’un ami a le même droit qu’un médecin. L’étiquette de la ville, me direz-vous, en ordonne autrement… Et qu’importe ? La délicatesse et la décence ne consistent pas toujours à observer ses froides maximes.

Je sors pour aller déjeuner ; à onze heures je serai de retour, et j’espère trouver une seule ligne de ta main, qui m’apprendra que tu es mieux, et que tu seras bien aise de voir.

Ton Bramine.

À neuf heures.


LETTRE III.


Éliza, j’ai reçu ta dernière hier au soir, en revenant de chez le lord Bathurst, où où j’ai dîné, où j’ai parlé de toi pendant une heure sans interruption : le bon vieux lord m’écoutoit avec tant de plaisir, qu’il a, trois différentes fois, tosté votre santé. Quoiqu’il soit dans sa quatre-vingt-cinquième année, il dit qu’il espère de vivre encore assez de temps pour devenir l’ami de ma belle disciple indienne, et la voir éclipser en richesses toutes les autres femmes du Nabab, autant qu’elle les surpasse déjà en beauté, et ce qui vaut mieux, en vrai mérite… Je l’espère aussi…

Ce seigneur est mon vieux ami… Vous savez qu’il fut toujours le protecteur des gens d’esprit et de génie ; il avoit tous les jours à sa table ceux du dernier siècle, Addisson, Steele, Pope, Swift, Prior, etc… La manière dont il s’y prit pour faire ma connoissance, est aussi singulière que polie. Il vint à moi un jour que j’étois à faire ma cour à la princesse de Galles… « J’ai envie de vous connoître, M. Sterne ; mais il est bon que vous sachiez un peu qui je suis… Vous avez entendu parler, continua-t-il, de ce vieux lord Bathurst, que vos Popes et vos Swifts ont tant chanté ; j’ai passé ma vie avec des génies de cette trempe ; mais je leur ai survécu ; et désespérant de trouver leurs égaux, il y a quelques années que j’ai fermé mes livres, avec la résolution de ne plus les ouvrir ; mais vous m’avez fait naître le désir de les ouvrir encore une fois avant que je meure ; ce que je fais… Ainsi venez au logis, et dînez avec moi ».

Ce seigneur, je l’avoue, est un prodige ; car à son âge il a tout l’esprit et la vivacité d’un homme de trente ans ; il possède, au suprême degré, l’heureuse faculté de plaire aux hommes et celle de se plaire avec eux : ajoutez à cela qu’il est instruit, courtois et sensible. Il m’a entendu parler de toi, Eliza, avec une satisfaction peu commune : il n’y avoit qu’un tiers avec nous, qui étoit susceptible de sensibilité aussi… et nous avons passé jusqu’à neuf heures ; l’après-dînée la plus sentimentale ; mais, Eliza, tu étois l’étoile qui nous dirigeoit, tu étois l’ame de nos discours !… Et lorsque je cessois de parler de toi, tu remplissois mon cœur, tu échauffois chaque pensée qui sortoit de mon sein ; car je n’ai pas honte de reconnoître tout ce que je te dois… Ô la meilleure des femmes ! les peines que j’ai souffertes à ton sujet pendant toute la nuit dernière, sont au-delà du pouvoir de l’expression… Le ciel nous donne, sans doute, des forces proportionnées au poids dont il nous charge. Ô mon enfant ! toutes les peines qui peuvent naître de la double affliction de l’ame et du corps, sont tombées sur toi ; et tu me dis cependant que tu commences à te trouver mieux. Ta fièvre a disparu ; ton mal et ta douleur de côté ont cessé ; puissent ainsi s’évanouir tous les maux qui traversent le bonheur d’Eliza… ou qui peuvent lui donner un seul moment d’alarme ! Ne crains rien… espère tout, Eliza… mon affection jetera une influence balsamique sur ta santé ; elle te fera jouir d’un principe éternel de jeunesse et d’agrément, au-delà même de tes espérances.

Tu as donc placé sur ton bureau le portrait de ton Bramine, et tu veux le consulter dans tes doutes, dans tes craintes ?… Ô reconnoissante et bonne fille ! Yorick sourit avec satisfaction sur tout ce que tu fais… son portrait ne peut remplir toute l’étendue du contentement qu’il éprouve.

Qu’il est digne de toi ce petit plan de vie si doux que tu t’es formé pour la distribution de la journée !… En vérité, Eliza, tu ne me laisses rien à faire pour toi, rien à reprendre, rien à demander… qu’une continuation de cette admirable conduite qui t’a gagné mon estime, et m’a rendu pour toujours ton ami.

Puissent les roses promptement revenir sur tes joues, et la couleur des rubis sur tes lèvres ! Mais crois-moi, Eliza, ton mari, s’il est l’homme bon et sensible que je désire qu’il soit, te pressera contre son sein, avec une affection plus honnête et vive ; il baisera ton pauvre visage pâle et défait, avec plus de transport que lorsque tu étois dans toute la fleur de ta beauté… Il le doit, ou j’ai pitié lui… Ses sensations sont bien étranges, s’il ne sent pas tout le prix d’une aimable créature comme toi !

Je suis bien aise que miss Light vous soit une compagne dans le voyage ; elle peut adoucir vos momens de peine… J’apprends, avec plaisir, que vos matelots sont de bonnes gens. Vous pourriez vivre, Eliza, avec ce qui est contraire à ton naturel, qui est aimable et doux… Il civiliseroit des sauvages… mais il seroit dommage qu’on te donnât un tel devoir à remplir…

Comment pouvez-vous chercher des excuses à votre dernière lettre ? elle me devient plus chère, par les raisons mêmes que vous employez pour la justifier… Écrivez-m’en toujours de pareilles, mon enfant : laissez-les s’exprimer avec la négligence facile d’un cœur qui s’ouvre de lui-même… Dites tout, le comment, le pourquoi ; ne cachez rien à l’homme qui mérite votre confiance et votre estime… Telles sont les lettres que j’écris à Eliza… Ainsi, je pourrai toujours vivre avec toi sans art, et plein d’une vive affection, si la providence nous permet d’habiter la même section du globe ; car je suis, autant que l’honneur et l’affection me permettent de l’être,

Ton Bramine.


LETTRE IV.


Je vous écris, Eliza, de chez M. James, tandis qu’il s’habille : son aimable femme est à mes côtés, qui vous écrit aussi… J’ai reçu, avant le dîner, votre billet mélancolique… il est mélancolique en effet, mon Eliza, de lire un si triste récit de ta maladie… Tu éprouvois assez de maux sans ce surcroît de douleur. Je crains que ta pauvre ame n’en soit abattue, et ton corps aussi sans espoir de recouvrement… Que le ciel te donne du courage ! Nous n’avons parlé que de toi, Eliza, de tes douces vertus, de ton aimable caractère ; nous en avons parlé pendant toute l’après-dînée.

Mistriss James et ton Bramine ont mêlé leurs larmes plus de cent fois en parlant de tes peines, de ta douceur et de tes graces : c’est un sujet qui ne peut tarir entre nous. Oh ! c’est une bien bonne amie !

Les ***, je te le dis de bonne foi, sont de méchantes gens ; j’en ai appris assez pour frémir à la seule articulation du nom… Comment avez-vous pu, Eliza, les quitter, ou plutôt souffrir qu’ils vous quittassent, avec les impressions défavorables qu’ils ont ?… Je croyois t’en avoir dit assez, pour te donner le plus profond mépris pour eux jusqu’au dernier terme de ta vie. Cependant tu m’écris, et tu le disois encore il y a peu de jours à mistriss James, que tu croyois qu’ils t’aimoient tendrement… Son amour pour Eliza, sa délicatesse et la crainte de troubler ton repos, lui ont fait taire les plus éclatantes preuves de leur bassesse… Pour l’amour du ciel ne leur écris point, ne souille pas ta belle ame par la fréquentation de ces cœurs corrompus… Ils t’aiment ! quelles preuves en as-tu ? Sont-ce leurs actions qui le montrent ? ou leur zèle pour ces attachemens qui t’honorent et font tout ton bonheur ? Se sont-ils montrés délicats pour ta réputation ? Non… mais ils pleurent, ils disent des choses tendres… Mille fois adieu à toutes ces simagrées… Le cœur honnête de mistriss James se révolte contre l’idée que tu as de leur rendre une visite… Je t’estime, je t’honore pour chaque acte de ta vie, excepté cette aveugle partialité pour des êtres indignes d’un seul de tes regards.

Pardonne à mon zèle, tendre fille ; accorde-moi la liberté que je prends ; elle naît de ce fonds d’amour que j’ai, que je conserverai pour toi jusqu’à l’heure de ma mort… Réfléchis, mon Eliza, sur les motifs qui me portent à te donner sans cesse des avis… Puis-je en avoir aucun qui ne soit produit par la cause que j’ai dite ? Je crois que vous êtes une excellente femme, et qu’il ne vous manque qu’un peu plus de fermeté, et une plus juste opinion de vous-même, pour être le meilleur caractère de femme que je connoisse. Je voudrois pouvoir vous inspirer une portion de cette vanité dont vos ennemis vous accusent, parce que je crois que dans un bon esprit, l’orgueil produit de bons effets.

Je ne vous verrai peut-être plus, Eliza… mais je me flatte que vous songerez quelquefois à moi avec plaisir, parce que vous devez être persuadée que je vous aime ; et je m’intéresse si fort à votre droiture, que j’apprendrois avec moins de peine la nouvelle d’un malheur qui vous seroit arrivé, que le plus léger écart de ce respect que vous devez à vous-même… Je n’ai pu garder cette remontrance dans mon sein… elle s’en est échappée. Ainsi, adieu : que le ciel veille sur mon Eliza !

Ton Yorick.


LETTRE V.


À qui mon Eliza peut-elle donc s’adresser dans ses peines, qu’à l’ami qui l’aime bien tendrement… Pourquoi cherchez-vous, Eliza, à couvrir de vos excuses l’emploi chéri que vous me donnez ? Yorick seroit offensé, bien justement offensé, si vous chargiez un autre que lui des commissions qu’il peut faire. J’ai vu Zumps, et votre piano-forte doit être accordé d’aprés la moyenne corde de la basse de votre guitarre, qui est C. — J’ai aussi un petit marteau et une paire de pincettes pour entrelacer et tendre vos cordes ; puisse chacune d’elle, mon Eliza, par sa vibration, faire résonner dans votre ame la plus douce espérance !

J’ai acheté pour vous dix jolis petits crochets de cuivre… il y en avoit douze ; mais je vous en ai dérobé deux pour les mettre dans ma propre cabane à Conwould… Je n’accrocherai jamais mon chapeau, jamais je ne le décrocherai sans songer à vous… J’ai aussi acheté deux crochets de fer beaucoup plus forts que ceux de cuivre pour y suspendre vos globes.

J’écris à M. Abraham Walker, pilote à Deal, pour lui donner avis que je lui adresse un paquet qui les contient, et je le charge de le faire retirer dès que la voiture de Deal arrivera… Je lui donne aussi la forme du fauteuil qui peut vous être le plus commode, et je le prie d’acheter le plus propre et le mieux fait qui soit dans Deal… Vous recevrez tout cela par le premier bateau qu’il fera partir. Je voudrois pouvoir ainsi, Eliza, prévenir tous tes besoins, satisfaire tous tes désirs ; ce seroit pour moi une heureuse occupation…

Le journal est comme vous le désirez ; il n’y manque plus que les charmantes idées qui doivent le remplir… Pauvre chère femme… modèle de douceur et de patience, je fais bien plus que vous plaindre… car je perds et ma philosophie et ma fermeté, lorsque je considère vos peines !… Ne croyez pas que j’aie parlé hier au soir trop durement des *** ; j’en avois le sujet ; d’ailleurs, un bon cœur ne peut en aimer un mauvais… Non, il ne le peut ; mais adieu à ce texte désagréable.

Ce matin j’ai fait une visite à mistriss James ; elle vous aime bien tendrement : elle est alarmée sur ton compte, Eliza… elle dit que tu lui parois plus mélancolique et plus sombre, à mesure que ton départ approche… elle te plaint… je ne manquerai pas de la voir tous les dimanches, tant que je serai en ville…

Comme cette lettre est peut-être la dernière que je t’écrirai, de bon cœur je te dis adieu… Puisse le Dieu de bonté veiller sur tes jours, et être ton protecteur, maintenant que tu es sans défense ! et pour ta consolation journalière, grave bien dans ton cœur cette vérité : « Que quelle que soit la portion de douleur et de peine qui t’est destinée, elle sera pleinement compensée dans une égale mesure de bonheur, par l’être que tu as si sagement choisi pour ton éternel ami. »

Adieu, adieu, Eliza ! tant que je vivrai, compte sur moi, comme sur le plus ardent et le plus désintéressé de tes amis terrestres.

Yorick.


LETTRE VI.


Ma chère Eliza,


Je commence ce matin un nouveau journal, vous pourrez le voir ; car si je n’ai pas le bonheur de vivre jusqu’à votre retour en Angleterre, je vous le laisserai comme un legs… Mes pages sont mélancoliques… Mais j’en écrirai d’agréables ; et si je pouvois t’écrire des lettres, elles seroient agréables, aussi ; mais bien peu, je doute, pourroient te parvenir : cependant tu recevras de moi quelques lignes à chaque courier, jusqu’à ce que de ta main tu me fasses un signe pour m’ordonner de ne plus écrire.

Apprends-moi quelle est ta situation, et de quelle sorte de courage le ciel t’a douée ?… Comment vous êtes-vous arrangée pour le passage ? Tout va-t-il bien ? Écrivez, écrivez-moi tout. Comptez de me voir à Deal avec Mistriss James, si vous y êtes retenue par vent contraire… En effet, Eliza, je volerois vers vous s’il se présentoit la moindre occasion de vous rendre service, et même pour votre seul contentement.

Dieu de grâce et de miséricorde, considère les angoisses d’une pauvre enfant… donne-lui des forces, protège-la dans tous les dangers auxquels sa tendre forme peut être exposée : elle n’a d’autre protecteur que toi sur un élément dangereux ; que ton bras la soutienne, que ton esprit la console jusqu’au terme de son voyage !

J’espère, Eliza, que ma prière est entendue ; car le firmament paroît me sourire, tandis que mes yeux s’élèvent pour toi vers le ciel… Je quitte à l’instant mistriss James, et j’ai parlé de toi pendant trois heures… elle a votre portrait, elle le chérit ; mais Mariot et quelques autres bons juges conviennent que le mien vaut mieux, et qu’il porte l’expression d’un plus doux caractère… Mais qu’il est loin encore de l’original !… Cependant j’avoue que celui de mistriss James est un portrait fait pour le monde ; et le mien, tout juste ce qu’il doit être pour plaire à un ami ou à un philosophe sensible… Dans le premier, vous paroissez brillante et parée avec tout l’avantage de la soie, des perles et de l’hermine… Dans le mien, simple comme une vestale, ne vous montrant que la bonne fille que la nature vous a faite ; ce qui me paroît moins affecté et m’est bien plus agréable que de voir mistriss Draper, le visage animé, et toutes ses grâces en jeu, allant à une conquête avec un habit de jour de naissance.

Si je m’en souviens bien, Eliza, vous fîtes des efforts peu communs pour rassembler sur votre visage tous les charmes de votre personne, le jour que vous vous fîtes peindre pour mistriss James, vos couleurs étoient brillantes, vos yeux avoient plus d’éclat qu’ils n’en ont ordinairement… je vous priai d’être simple et sans parure, lorsque vous vous feriez peindre pour moi… sachant bien, comme je vous voyois sans prévention, que vous ne pouviez tirer aucun avantage de l’aide du ver à soie, ni du secours du bijoutier…

Laissez-moi vous répéter une vérité que vous m’avez déjà, je crois, entendu dire… La première fois que je vous vis, je vous regardai comme un objet de compassion, et comme une femme bien ordinaire. L’arrangement de votre parure, quoique de mode, vous alloit mal et vous défiguroit… mais rien ne peut vous défigurer davantage, que de vouloir vous faire admirer et paroître jolie… Non, vous n’êtes pas jolie, Eliza, et votre visage n’est pas fait de manière à plaire à la dixième partie de ceux qui le regardent… mais vous avez quelque chose de plus que la beauté ; et je ne crains pas de vous dire que je n’ai jamais vu une figure si intelligente, si bonne, si sensible ; et il n’y eut et n’y aura jamais dans votre compagnie, pendant trois heures, un homme tendre et sentimental, qui ne soit ou ne devienne votre admirateur ou votre ami ; bien entendu que vous ne preniez aucun caractère étranger au vôtre, et que vous paroissiez la créature simple et sans art, que la nature veut que vous soyez. Vous avez dans vos yeux et dans votre voix quelque chose de plus touchant, de plus persuasif qu’aucune autre femme que j’aie vue, ou dont j’aie entendu parler… mais ce degré de perfection inexprimable et ravissant, ne peut toucher que les hommes de la plus délicate sensibilité.

Si votre mari étoit en Angleterre, et si l’argent pouvoit m’acheter cette grâce, je lui donnerois de bon cœur cinq cents livres, pour vous laisser assise auprès de moi deux heures par jour, tandis que j’écrirois mon voyage sentimental ; je suis sûr que l’ouvrage en seroit meilleur, et que je serois remboursé plus de sept fois de ma somme…

Je ne donnerois pas neuf sous de votre portrait, tels que les Newhams l’ont fait exécuter… c’est la ressemblance d’une franche coquette ; vos yeux, et votre visage du plus parfait ovale que j’aie jamais vu, qui par leur perfection doivent frapper l’homme le plus indifférent, parce qu’ils sont vraiment plus beaux que tous ceux que j’ai vus dans mes voyages, sont entièrement défigurés ; les premiers par leurs regards affectés, et le visage par son étrange physionomie et l’attitude de la tête ; ce qui est une preuve du peu de goût de l’artiste ou de votre ami.

Les ***, qui justifient le caractère que je leur ai donné une fois, d’être aussi tenaces que la poix ou la glu, ont envoyé une carte à Mistriss ***, pour lui apprendre qu’ils iroient chez elle vendredi… Elle leur a fait dire qu’elle étoit engagée… Second message pour l’inviter à se trouver le soir à Ranelagh. Elle a fait répondre qu’elle ne pouvoit pas s’y rendre… elle pense que si elle leur laisse prendre le moindre pied chez elle, elle ne pourra jamais se défaire de leur connoissance, et elle a résolu de rompre avec eux tout-à-la-fois. Elle les connoît ; elle sait bien qu’ils ne sont ni ses amis ni les vôtres, et que le premier usage qu’ils feroient de leur entrée chez elle seroit de vous sacrifier, s’ils le pouvoient, une seconde fois.

Ne permets pas, chère Eliza, qu’elle soit plus ardente pour tes propres intérêts que tu ne l’es pour toi même. Elle me charge de vous réitérer la prière que je vous ai faite de ne pas leur écrire. Vous lui causerez, et à votre Bramine, une peine inexprimable : sois assurée qu’elle a un juste sujet de l’exiger ; j’ai mes raisons aussi ; la première est que je serois on ne peut pas plus fâché si Eliza manquoit de cette force d’ame que Yorick a tâché de lui inspirer…

J’avois promis de ne plus prononcer leur nom désagréable ; et si je n’en avois reçu l’ordre exprès de la part d’une tendre femme qui vous est attachée, et qui vous aime, je n’aurois pas manqué à ma parole. Je t’écrirai demain encore, à toi, la meilleure et la plus aimable des femmes. Je te souhaite une nuit paisible ; mon esprit ne te quittera point pendant ton sommeil. Adieu.


LETTRE VII.


Vous ne pouviez pas, Eliza, vous conduire autrement à l’égard du jeune officier. Il étoit contre toute politesse, je dis même contre l’humanité, de lui fermer votre porte. Il est donc susceptible, Eliza, d’une tendre impression, et avant qu’il soit quinze jours, tu crois qu’il sera éperdument amoureux de miss Light !… Oh ! je crois, moi, et il est mille fois plus probable, que c’est de toi qu’il est amoureux, parce que tu es mille fois plus aimable… Cinq mois avec Eliza, et dans le même lieu, et un jeune officier !… tout sert mon opinion…

Le soleil, s’il pouvoit s’en défendre, ne voudroit point éclairer les murs d’une prison ; mais ses rayons sont si purs, Eliza, si célestes, que je n’ai jamais entendu dire qu’ils fussent souillés pour cela. Il en sera de même des tiens, mon enfant chéri, dans cette situation et dans toutes celles où tu seras exposée, jusqu’à ce que tu sois fixée pour ta vie… mais ta discrétion, ta prudence, la voix de l’honneur, l’ame d’Yorick et ton ame, te donneront les plus sages conseils.

On arrange donc tout pour le départ !… mais ne peut-on pas nettoyer et laver votre cabine sans la peindre ? La peinture est trop dangereuse pour vos nerfs ; elle vous tiendra trop long-temps hors de votre appartement, où j’espère que vous passerez plusieurs momens heureux.

Je crains que les meilleurs de vos contre-maîtres ne le soient que par comparaison avec le reste des matelots… Il en fut ainsi des… vous savez de qui je veux parler, parce que votre prudence fut en défaut lorsque… mais je ne veux pas vous mortifier. S’ils se conduisent décemment, et s’ils sont réservés, c’est assez, et autant que vous pouvez en attendre. Tu manqueras de secours et de bons avis, et il est nécessaire que tu les ayes… Garde-toi seulement des intimités ; les bons cœurs sont ouverts, ils sont faciles à surprendre… Que le ciel te donne du courage dans toutes les terribles épreuves auxquelles il te met !…

Tu es le meilleur de ses ouvrages… Adieu, aime-moi, je t’en prie, et ne m’oublie jamais. Je suis, mon Eliza, et je serai pour la vie, dans le sens le plus étendu de ce mot,

Ton ami, Yorick.

P. S. Vous aurez peut-être l’occasion de m’écrire du Cap-Verd, par quelque vaisseau hollandois ou françois… de manière ou d’autre votre lettre me parviendra sans doute.


LETTRE VIII.


Ma chère Éliza,


Oh ! je suis bien inquiet sur votre cabine… La couleur fraîche ne peut que faire du mal à vos nerfs ; rien n’est si nuisible en général que le blanc de plomb… Prenez soin de votre santé, mon enfant, et de longtemps ne dormez pas dans cette chambre ; il y en auroit assez pour que vous fussiez attaquée d’épilepsie.

J’espère que vous avez quitté le vaisseau, et que mes lettres vous rencontreront sur la route de Deal, courant la poste… Lorsque vous les aurez toutes reçues, ma chère Eliza, mettez-les en ordre… Les huit ou neuf premières ont leur numéro ; mais les autres n’en ont point. Tu pourras les arranger en suivant l’heure ou le jour. Je n’ai presque jamais manqué de les dater. Lorsqu’elles seront rassemblées dans une suite chronologique, il faut les coudre et les mettre sous une enveloppe. Je me flatte qu’elles seront ton refuge, et que tu daigneras les lire et les consulter, lorsque tu seras fatiguée des vains propos de vos passagers… Alors tu te retireras dans ta cabine pour converser une heure avec elles et avec moi.

Je n’ai pas eu le cœur ni la force de les animer d’un simple trait d’esprit ou d’enjouement ; mais elles renferment quelque chose de mieux, et, ce que vous sentirez aussi bien que moi, de plus convenable à votre situation… beaucoup d’avis et quelques vérités utiles… Je me flatte que vous y apercevrez aussi les touches simples et naturelles d’un cœur honnête, bien plus expressives que des phrases artistement arrangées… Ces lettres, telles qu’elles sont, te donneront une plus grande confiance en Yorick, que n’auroit pu le faire l’éloquence la plus recherchée… Repose-toi donc entièrement, Eliza, sur elles et sur moi.

Que la pauvreté, la douleur et la honte soient mon partage, si je te donne jamais lieu, Eliza, de te repentir d’avoir fait ma connoissance !…

D’après cette protestation que je fais en présence d’un Dieu juste, je le prie de m’être aussi bon dans ses grâces, que j’ai été pour toi honnête et délicat… Je ne voudrois pas te tromper, Eliza ; je ne voudrois pas te ternir dans l’opinion du dernier des hommes, pour la plus riche couronne du plus fier des monarques.

Souvenez-vous que tant que j’aurai la plus chétive existence, que tant que je respirerai, tout ce qui est à moi, vous pouvez le regarder comme à vous… Je serois cependant fâché, pour ne point blesser votre délicatesse, que mon amitié eût besoin d’un pareil témoignage… L’argent et ceux qui le comptent ont le même but dans mon opinion, celui de dominer.

J’espère que tu répondras à cette lettre ; mais si tu en es empêchée par les élémens qui t’entraînent loin de moi, j’en écrirai une pour toi ; je la ferai telle que tu l’aurois écrite, et je la regarderai comme venue de mon Eliza.

Que l’honneur, le bonheur, la santé et les consolations de toute espèce fassent voile avec toi !… Ô la plus digne des femmes ! je vivrai pour toi et ma Lydia… Deviens riche pour les chers enfans de mon adoption. Acquiers de la prudence, de la réputation et du bonheur, s’il peut s’acquérir, pour le partager avec eux, et eux avec toi… pour le partager avec ma Lydia, pour la consolation de mon vieil âge…

Une fois pour toujours, adieu… conserve ta santé, poursuis constamment le but que nous nous sommes proposé, la vertu et l’amour et ne te laisse point dépouiller de ces facultés que le ciel t’a données pour ton bien-être.

Que puis-je ajouter de plus dans l’agitation d’esprit où je me trouve ?… et déjà cinq minutes se sont écoulées depuis le dernier coup de cloche de l’homme de la poste… Que puis-je ajouter de plus ?… que de te recommander au ciel, et de me recommander au ciel avec toi dans la même prière… dans la plus fervente des prières… afin que nous puissions être heureux, et nous rencontrer encore, sinon dans cette vie, au moins dans l’autre…

Adieu… Je suis à toi, Eliza, à toi pour jamais : compte sur l’amitié tendre et durable

d’Yorick.


LETTRE IX.


Ah ! plût à Dieu qu’il vous fût possible, mon Eliza, de différer d’une année votre voyage dans les Indes !… car je suis assuré dans mon cœur, que ton mari n’a jamais pu fixer un temps si précis pour ton départ.

Je crains que M. B*** n’ait un peu exagéré… je n’aime plus cet homme ; son aspect me tue… Si quelque mal alloit t’arriver, de quoi n’auroit-il pas à répondre ? J’ignore quel est au monde l’être qui méritât plus de pitié, ou que je pourrois haïr davantage… Il seroit un monstre à mes yeux !… Oh ! plus qu’un monstre… Mais, Eliza, compte sur moi ; que l’idée de tes enfans ne soit pas un souci de plus pour toi… Je serai le père de tes enfans.

Mais, Eliza, si tu es si malade encore… songe à ne retourner dans l’Inde que dans un an… Écrivez à votre mari… Exposez-lui la vérité de votre situation… S’il est l’homme généreux et tendre que vous m’avez annoncé en lui… je crois qu’il sera le premier à louer votre conduite. On m’a dit que toute sa répugnance, pour vous laisser vivre en Angleterre, ne provient que de l’idée qu’il a malheureusement conçue que vous pourriez faire des dettes à son insçu, qu’il seroit obligé de payer… Quelle crainte !… Est-il possible qu’une créature aussi céleste que vous l’êtes, soit sacrifiée à quelques cents livres de plus ou de moins ?… Misérables considérations !… Ô mon Eliza, si je le pouvois décemment, je voudrois le dédommager jusqu’au moindre sou de toute la dépense que tu as pu lui causer !… Avec joie je lui cédérois les moyens que j’ai de subsister… J’engagerois mes bénéfices, et ne me réserverois que les trésors dont le ciel a fourni ma tête pour ma subsistance future.

Vous devez beaucoup, je l’avoue, à votre mari… Vous devez quelque chose aux apparences et à l’opinion des hommes ; mais Eliza, croyez-moi, vous devez bien autant à vous-même… Quittez Deal et la mer, si vous continuez d’être malade ; je serai gratuitement votre médecin… Vous ne seriez pas la première de votre sexe que j’aurois traitée avec succès…

Je ferai venir ma femme et ma fille ; elles pourront vous conduire, et chercher avec vous la santé à Montpellier, aux eaux de Barège, à Spa, par tout où vous voudrez… Elles suivront tes directions, Eliza, et tu pourras faire des parties de plaisir dans tel coin du monde où ta fantaisie voudra te mener… Nous irons pêcher ensemble sur les bords de l’Arno ; nous nous égarerons dans les rians et fleuris labyrinthes de ses vallées ; et alors tu pourras, comme je l’ai déjà entendu une ou deux fois, de ta voix douce et flexible, nous chanter, je suis perdue, je suis perdue… mais nous te retrouverons, mon Eliza.

Vous rappelez-vous l’ordonnance de votre médecin ?… Je m’en souviens bien, elle étoit telle que la mienne..... « Faites un exercice modéré ; allez respirer l’air pur du midi de la France, ou celui encore plus doux du pays de Naples… Associez-vous pour la route quelques amis honnêtes et tendres… » Homme sensible ! il pénétroit dans vos pensées… il savoit combien la médecine seroit trompeuse et vaine pour une femme, dont le mal n’a pris sa source que dans les afflictions de l’ame. Je crains bien, chère Eliza, que vous ne deviez avoir confiance qu’au temps seul ; puisse-t-il vous donner la santé, à vous qui méritez les faveurs de la charmante déesse, par vos vœux enthousiastes envers elle !

Je vous révère, Eliza, pour avoir gardé dans le secret certaines choses qui, dévoilées, auroient fait votre éloge… Il y a une certaine dignité dans la vénérable affliction, qui refuse d’appeler à elle la consolation et la pitié… Vous avez très-bien soutenu ce caractère, et je commence à croire, amie aimable et philosophe, que vous avez autant de vertus que la veuve de mon oncle Tobie. Mon intention n’est pas d’insinuer par-là que mon opinion n’est pas mieux fondée que la sienne le fut sur celles de madame Wadman ; et je ne crois pas possible à un Trim de me convaincre qu’elle est également en défaut ; je suis sûr que tant qu’il me restera une ombre de raison, cela ne sera pas.

En parlant de veuves… je vous en prie, Eliza, si vous l’êtes jamais, ne songez pas à vous donner à quelque riche Nabab… parce que j’ai dessein de vous épouser. Ma femme ne peut vivre long-temps ; elle a déjà parcouru en vain toutes les provinces de France, et je ne connois pas de femme que j’aimasse mieux que vous pour la remplacer… Il est vrai que ma constitution me rend vieux de plus de quatre-vingt-quinze ans, et vous n’en avez que vingt-cinq… La différence est grande ; mais je tâcherai de compenser le défaut de jeunesse par l’esprit et la bonne humeur… Swift n’aima jamais sa Stella, Scarron sa Maintenon, ou Waller sa Sacharissa, comme je voudrois t’aimer et te chanter, ô femme de mon choix ! tous ces noms, quelque fameux qu’ils soient, disparoîtroient devant le tien, Eliza… Mandez-moi que vous approuvez ma proposition, et que semblable à cette maîtresse dont parle le Spectateur, vous aimeriez mieux chausser la pantoufle d’un vieux homme, que de vous unir au gai et jeune voluptueux… Adieu ma Simplicia.

Je suis tout à vous,
Tristram.


LETTRE X.


Ma chère Eliza,


J’ai été sur le seuil des portes de la mort… Je n’étois pas bien la dernière fois que je vous écrivis, et je craignois ce qui m’est arrivé en effet ; car dix minutes après que j’eus envoyé ma lettre, cette pauvre et maigre figure d’Yorick fut prête à quitter le monde. Il se rompit un vaisseau dans ma poitrine, et le sang n’a pu être arrêté que ce matin vers les quatre heures ; tes beaux mouchoirs des Indes en sont tous remplis… Il venoit, je crois, de mon cœur… Je me suis endormi de faiblesse… À six heures je me suis éveillé, ma chemise étoit trempée de larmes. Je songeois que j’étois indolemment assis sur un sofa, que tu étois entrée dans ma chambre avec un suaire dans ta main, et que tu m’as dit.... « Ton esprit a volé vers moi dans les dunes, pour me donner des nouvelles de ton sort ; je viens te rendre le dernier devoir que tu pouvois attendre de mon affection filiale, recevoir ta bénédiction et le dernier souffle de ta vie… » Après cela tu m’as enveloppé du suaire ; tu étois à mes pieds prosternée ; tu me suppliais de te bénir. Je me réveille ; dans quelle situation, bon Dieu ! mais tu compteras mes larmes ; tu les mettras toutes dans un vase… Chère Eliza, je te vois, tu es pour toujours présente à mon imagination, embrassant mes foibles genoux, élevant sur moi tes beaux yeux, pour m’exhorter à la patience et me consoler, toutes les fois que je parle à Lydia, les mots d’Esaü, tels que tu les as prononcés, résonnent sans cesse à mon oreille… « Bénissez-moi donc aussi, mon père… » Que la bénédiction céleste soit ton éternel partage, ô précieuse fille de mon cœur !

Mon sang est parfaitement arrêté, et je sens renaître en moi la vigueur, principe de la vie. Ainsi, mon Eliza, ne sois point alarmée… Je suis bien, fort bien… J’ai déjeûné avec appétit, et je t’écris avec un plaisir qui naît du prophétique pressentiment que tout finira à la satisfaction de nos cœurs.

Jouis d’une consolation durable dans cette pensée que tu as si délicatement exprimée, que le meilleur des êtres ne peut combiner une telle suite d’événemens, purement dans l’intention de rendre misérable pour la vie sa créature affligée ! L’observation est juste, bonne et bien appliquée… Je souhaite que ma mémoire en justifie l’expression…

Eliza, qui vous apprit à écrire d’une manière si touchante ?… Vous en avez fait un art dans sa perfection… Lorsque je manquerai d’argent, et que la mauvaise santé ne permettra plus à mon génie de s’exercer… je pourrai faire imprimer vos lettres, comme les essais d’une infortunée Indienne… Le style en est neuf, et seul il seroit une forte recommandation pour leur débit ; mais leur tournure agréable et facile, les pensées délicates qu’elles renferment, la douce mélancolie qu’elles produisent, ne peuvent être égalées, je crois, dans cette section du globe, ni même, j’ose dire, par aucune femme de vos compatriotes…

J’ai montré votre lettre à mistriss B… et à plus de la moitié de nos littérateurs… Vous ne devez point m’en vouloir pour cela, parce que je n’ai voulu que vous faire honneur en cela… Vous ne sauriez imaginer combien vos productions épistolaires vous ont fait d’admirateurs qui n’avoient pas encore fait attention à votre mérite extérieur. Je suis toujours surpris, quand je songe comment tu as pu acquérir tant de grâces, tant de bonté et de perfection… Si attachée, si tendre, si bien élevée !… Oh ! la nature s’est occupée de toi avec un soin particulier ; car tu es, et ce n’est pas seulement à mes yeux, et le meilleur et le plus beau de ses ouvrages.

Voici donc la dernière lettre que tu dois recevoir de moi ; j’apprends par les papiers publics que le comte de Chatham est entré dans les dunes, et je crois que le vent est favorable… Si cela est, femme céleste, reçois mon dernier adieu… Chéris ma mémoire… Tu sais combien je t’estime, et avec quelle affection je t’aime, de quel prix tu m’es. Adieu… et avec mon adieu, laisse-moi te donner encore une règle de conduite, que tu as entendu sortir de mes lèvres sous plus de mille formes ; mais je la renferme dans ce seul mot :


RESPECTE-TOI !


Adieu encore une fois, Eliza ! qu’aucune peine de cœur ne vienne placer une ride sur ton visage, jusqu’à ce que je puisse te revoir ; que l’incertitude ne trouble jamais la sérénité de ton ame, ou ne réveille une pénible pensée au sujet de tes enfans… car ils sont ceux d’Yorick… et Yorick est ton ami pour toujours. Adieu, adieu, adieu.


P. S. Rappelle-toi que l’espérance abrège et adoucit toutes les peines… Ainsi, tous les matins, à ton lever, chante, je t’en prie, chante avec la ferveur dont tu chanterois une hymne, mon Ode à l’Espérance, et tu t’asseyeras à la table de ton déjeûner avec moins de tristesse.

Que le bonheur, le repos et Hygée te suivent dans ton voyage ! puisses-tu revenir bientôt avec la paix et l’abondance, pour éclairer les ténèbres dans lesquelles je vais passer mes jours ! je suis le dernier à déplorer ta perte ; que je sois le premier à te féliciter sur ton retour !

Porte-toi bien !



Fin des Lettres à Eliza.