Lettres d’un Voyageur à propos de Botanique/01
Nohant, 7 avril 1868.
J’étais, il y a aujourd’hui un mois, au bord de la Méditerranée, côtoyant la belle plage doucement déchirée de Villefranche, et causant de vous sous des oliviers plantés peut-être au temps des Romains. Trois jours plus tard, nous étions ensemble beaucoup plus loin, dans la région des styrax[1], — ne confondez plus avec smilax, — et les styrax n’étaient pas fleuris ; mais le lieu était enchanté quand même, et en ce lieu vous dites une parole qui me donna à réfléchir. Vous en souvenez-vous ? C’était auprès de la source où nous avions déjeuné avec d’excellens amis. S…, mon cher B…, aussi bon botaniste que qui que ce soit, venait de briser une tige feuillée en disant : Suis-je bête ? J’ai pris une daphné pour une euphorbe !
Vous vouliez vite cueillir la plante pour m’en épargner la peine. Je vous dis que je ne la voulais pas, que je la connaissais, qu’elle n’était pas exclusivement méridionale, et mon fils se souvint qu’elle croissait dans nos bois de Boulaize, au pays des roches de jaspe, de sardoine et de cornaline.
À ce propos, vous me dîtes, avec l’indignation d’un généreux cœur, que je connaissais trop de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre ni m’intéresser, et que la science refroidissait.
Aviez-vous raison ?
Moi je disais intérieurement : Je sais que l’étude enflamme.
Avais-je tort ?
Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête et trop de cailloux sous les pieds pour causer. Maintenant à tête et à pieds reposés causons.
La science… Qu’est-ce que la science ? Une route partant du connu pour se perdre dans l’inconnu. Les efforts des savans ont ouvert cette route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités praticables ; ils ne pouvaient rien faire de plus, ils n’ont rien fait de plus ; ils n’ont pas dégagé l’inconnue, ce terme insaisissable qui semble reculer à mesure que l’explorateur avance, ce terme qui est le grand mystère, la source de la vie.
On peut étudier avec progrès continuel le fonctionnement de la vie chez tous les êtres : travail d’observation et de constatation très utile, très intéressant. Dès qu’on cherche à saisir l’opération qui fait la vie, on tombe forcément dans l’hypothèse, et les hypothèses des savans sont généralement froides.
Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous trouvez ardente et pleine de passion conduit-elle à des conclusions glacées ? Je ne sais pas ; peut-être, à force de développer minutieusement les hautes énergies de. la patience, l’examen devient-il une faculté trop prépondérante dans l’équilibre intellectuel, par conséquent une infirmité relative. Le besoin de conclure se fait sentir, absolu, impérieux, après une longue série de recherches ; on fait la synthèse des millions d’analyses qu’on a menées à bien, et on prend cette synthèse, qui n’est qu’un travail humain tout personnel, plus ou moins ingénieux, pour une vérité démontrée, pour une révélation de la nature. Le savant a marché lentement, il a mesuré chacun de ses pas, il a noblement sacrifié l’émotion à l’attention ; car c’est un respectable esprit que celui du vrai savant, c’est une âme toute faite de conscience et de scrupule. C’est le buveur d’eau pure qui se défend de la liqueur d’enthousiasme que distille la nature par tous ses pores, liqueur capiteuse qui enivre le poète et l’égaré. — Mais le poète est fait pour s’égarer, son chemin, à lui, c’est l’absence de chemin. Il coupe à travers tout, et, s’il ne trouve pas le positif de la science, il trouve le vrai de la peinture et du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie qu’on doit cependant élever au rang de prêtre de la nature, parce qu’il l’a comprise, sentie et chantée sous l’aspect qui la fait voir et chérir avec enthousiasme. Le savant proprement dit est calme, il le faut ainsi. Aimons et respectons cette sérénité à laquelle nous devons tant de recherches précieuses, mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec le savant quand il arrive par l’induction à un système froid. Ce seul adjectif le condamne. Bien n’est froid, tout est feu dans la production de la vie.
Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste de mes amis étudiait la germandrée et se sentait pris d’amour pour cette plante sans éclat, mais si délicatement teintée. Au milieu de son enthousiasme, en lisant la description de la plante dans un traité de botanique, excellent d’ailleurs, il tombe sur cette désignation de la corolle : fleur d’un jaune sale. Je le vois jeter le livre avec colère en s’écriant : C’est vous, malheureux auteur, qui avez les yeux sales !
On pourrait en dire autant aux malveillans qui jugent à leur point de vue les actions et, les intentions des autres ; mais aux bons et graves savans qui voient la nature froide en ses opérations brûlantes on pourrait peut-être dire : C’est vous qui avez l’esprit refroidi par trop de travail.
L’auteur de la Plante, ce spirituel et poétique Grimard, dont je vous recommandais le livre, lui aussi a pourtant fait acte de soumission presque complète aux arrêts des savans sur la loi de la vie dans le végétal. Quand vous le lirez, vous vous insurgerez à cette page, je le sais ; aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée d’étudier les fleurs, je veux me hâter de vous dire que, moi aussi, je proteste, non contre le système généralement adopté en botanique, mais contre la manière dont on l’expose et les conclusions arbitraires qu’on en tire.
Je tâcherai de résumer le plus simplement possible, au risque de forcer un peu le raisonnement pour le rendre plus palpable, et pour vous mettre plus aisément en garde contre ce que présente de spécieux et même de captieux ce raisonnement.
Il part d’une observation positive, incontestable. La plante tire ses organes de sa propre substance, qui en doute ? De quoi les tirerait-elle ? Est-il besoin d’affirmer que la patte qui repousse à l’écrevisse ou à la salamandre amputée est patte d’écrevisse pour l’écrevisse, et patte de salamandre pour la salamandre ? Le merveilleux serait que la nature se trompât et fit des arlequins.
Cependant les savans se sont crus obliges de constater et d’affirmer le fait, et ils ont donné, très à tort, selon moi, le nom de métamorphisme à l’opération logique et obligatoire qui transforme le pétale en étamine après avoir transformé la feuille en pétale, comme si une progression de fonctions dans l’organisme était un changement de substance. Ils appellent très sérieusement l’attention de l’observateur sur ce changement de formes, de couleurs et de fonctions. Fort bien. Le passage du pétale à l’étamine saute aux yeux dans le nénufar, comme dans la rose des jardins le passage de l’étamine au pétale. Dans le nénufar, la nature travaille elle-même à son perfectionnement normal ; dans la rose, elle subit le travail inverse que lui impose la culture pour arriver à un perfectionnement de convention ; mais, de grâce, avec quoi, dans l’un et l’autre cas, la fleur arriverait-elle à se faire féconde ou stérile ? Et, dans tout être organisé, animal ou plante, de quoi se forment l’organisation et la désorganisation, sinon de la propre substance, enrichie ou égarée, de l’individu ?
Cette simple observation a fait trop de bruit dans la science et a produit une doctrine que voici : la plante serait un pauvre être soumis à d’étranges fatalités ; elle ne serait en état de santé normale qu’à l’état inerte. Reste à savoir quel est le savant qui surprendra ce moment d’inertie dans la nature organisée ! Mais continuons. Du moment que la plante croît et se développe, elle entre dans une série continue d’avortemens. Le pétiole est un avortement de la tige, la feuille un avortement du pétiole ; ainsi du calice, du périanthe et des organes de la reproduction. Tous ces avortemens sont maladifs, n’en doutons pas, car la floraison est le dernier, c’est la maladie mortelle. Les feuilles devenues pétales se décolorent ; oui, la science, hélas ! parle ainsi. Ces brillantes livrées de noces, la pourpre de l’adonis, l’azur du myosotis, décoloration, maladie, signe de mort, agonie, décomposition ; la fécondation, heure suprême, mort.
Tel est l’arrêt de la science. Elle appelle sans doute mort le travail de la gestation, puisqu’elle appelle maladie mortelle le travail de la fécondation. Il n’y a pas à dire : si jusque-là tout est avortement, atrophie, efforts trompés, le rôle de la vie est fini au moment où la vie se complète. La nature est une cruelle insensée qui ne peut procéder que par un enchaînement de fausses expériences et de vaines tentatives. Elle développe à seule fin de déformer, de mutiler, d’anéantir ; toutes les richesses qu’elle nous présente sont des appauvrissemens successifs. La plante veut se former en boutons, elle vole la substance de son pédoncule pour se faire un calice dont les pétales vont devenir les voleurs à leur tour, et ainsi de suite jusqu’aux organes, qui sont apparemment des monstruosités, et que la mort va justement punir, puisqu’ils sont le résultat d’un enchaînement de crimes.
Pauvres fleurs ! qui croirait que votre adorable beauté ait pu inspirer une doctrine aussi triste, aussi amère, aussi féroce ?
Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots. Les mots, hélas ! words, words, words ! quel rôle insensé et déplorable ils jouent dans le monde ! à combien de discussions oiseuses ils donnent lieu ! Et que fais-je en ce moment, sinon une chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des mots ? Pas autre chose, car au fond les savans ne croient pas les sottises que je suis forcé de leur attribuer pour les punir d’avoir si mal exprimé leur pensée. Non, ils ne croient pas que la beauté soit une maladie, l’intelligence une névrose, l’hymen une tombe ; ce serait une doctrine de fakirs, et ils sont par état les prêtres de la vie, les instigateurs de l’intelligence, les révélateurs de la beauté dans les lois qui président à son rôle sur la terre… Mais ils disent mal ; ils ont je ne sais quel fatalisme dans le cerveau, je ne sais quelle tristesse dans la forme, et parfois l’envie maladive d’étonner le vulgaire par des plaisanteries sceptiques, comme si la science avait besoin d’esprit !
Supposons qu’ils eussent retourné complètement la question et qu’ils l’eussent présentée à peu près ainsi :
« Comme la nature a pour but la fécondation et la reproduction de l’espèce, la plante tend dès l’état embryonnaire à ce but, qui est le complément de sa vie. Ce qu’elle doit produire, c’est une fleur pour l’hyménée, un lit pour l’enfantement. Elle commence par un germe, puis une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que le calice, le périanthe et les organes, une succession de développemens et de perfectionnemens de là même substance. Il serait presque rationnel de dire que l’effort de la plante pour produire des organes passe par une série d’ébauches, et que la tige est un pistil incomplet, les feuilles des étamines avortées ; mais supprimons ce mot d’avortement, qui n’est jamais que le résultat d’un accident, et ne l’appliquons pas à ce qui est normal, car c’est torturer l’esprit du langage et outrager la logique de la création. Quand une fleur nous présente constamment le caractère d’organes inachevés qui semblent inutiles, rappelons-nous la loi générale de la nature, qui crée toujours trop, pour conserver assez, observons la ponte exorbitante de certains animaux, et, sans sortir de la botanique, la profusion de semence de certaines espèces.
« Que l’on suppose la nature inconsciente ou non, qu’on la fasse procéder d’un équilibre fatalement établi ou d’une sagesse toute maternelle, elle fonctionne absolument comme si elle avait la prévision infinie. Donc, si certaines plantes sont pourvues d’organes stériles à côté d’organes féconds, c’est que ceux-ci ont pris la substance de ceux-là dans la mesure nécessaire à leur accroissement complet. Cette plante, en vertu d’autres lois qui sont au profit d’autres êtres, de quelque butineur ailé ou rampant, est exposée à perdre ses anthères avant leur formation complète. La nature lui fournit des rudimens pour les remplacer, et leur avortement, loin d’être maladif, prouve l’état de santé de l’organe qui les absorbe. Dirons-nous que la floraison exubérante des arbres à fruit est une erreur de la nature ? La nature est prodigue parce qu’elle est riche, et non parce qu’elle est folle.
« Nous voulons bien, » — je fais toujours parler les savans à ma guise, ne leur en déplaise, — « nous voulons bien ne pas l’appeler généreuse, pour ne pas nous égarer dans les questions de Providence, qui ne sont pas de notre ressort et dont la recherche nous est interdite ; mais, s’il fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui d’imbécile, nous préférerions le premier comme peignant infiniment mieux l’aspect et l’habitude de ses fonctions sur la planète. Donc nous rejetons de notre vocabulaire scientifique les mots impropres et malsonnans d’avortement et de maladie appliqués aux opérations normales de la vie. »
Les savans eussent pu exprimer cette idée en de meilleurs termes, mais tels qu’ils sont, vulgaires et sans art, ils valent mieux que ceux dont ils se sont servis pour dénaturer leur pensée et nous la rendre obscure, puérile et quelque peu révoltante.
N’en parlons plus, et chérissons quand même la science et ses adeptes. Je veux vous dire d’où je tire mon respect et mon affection pour les naturalistes, car c’est ici le lieu de répondre complètement à votre objection : la science refroidit.
Je n’ai pas la science, c’est-à-dire que je n’ai pas pu suivre tout le chemin tracé dans le domaine du connu. Une application tardive, d’autres devoirs, des nécessités de position, peu de temps à consacrer au plaisir d’apprendre, le seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire pour reprendre les études interrompues sans être forcé de tout recommencer, voilà mes prétextes, je ne veux pas dire mon excuse. J’ai à peine parcouru les premières étapes de la route, et j’ai encore les joies de la surprise quand je fais un pas en avant. Je dois donc parler humblement et vous répéter : Je ne sais pas si vraiment on se refroidit et pourquoi on se refroidit quand on a fait le plus long trajet possible. Pour vous expliquer la froide hypothèse de tout à l’heure, j’ai été obligé de recourir à des hypothèses ; mais j’ai un peu d’étude, et je peux vous dire à coup sûr que l’étude enflamme ; Or l’étude nous est donnée par ceux qui savent, et il est impossible de renier et de méconnaître les initiateurs à qui l’on doit de vives et pures jouissances.
Ces jouissances, vous ne les avez pas bien comprises, et pourtant elles n’ont rien de mystérieux. Vous me disiez : J’aime les fleurs avec passion, j’en jouis plus que vous qui cherchez la rareté, et trouvez sans intérêt les bouquets que je cueille pour vous tout le long de la promenade.
D’abord un aveu. Vous me saignez le cœur quand vous dévastez avec votre charmante fille une prairie emaillée pour faire une botte d’anémones de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d’un instant. Non, cette fleur cueillie n’a plus d’intérêt pour moi, c’est un cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur est l’ornement de la femme ; posée sur vos genoux, elle ajoute un ton heureux à votre ensemble ; mêlée à votre chevelure, elle ajoute à votre beauté : c’est vrai, c’est légitime, c’est agréable à voir ; mais ni votre toilette ni votre beauté n’ajoutent rien à la beauté et à la toilette de la fleur, et si vous l’aimiez pour elle-même, vous sentiriez qu’elle est l’ornement de la terre, et que là où elle est dans la splendeur vraie, c’est quand elle se dresse élégante au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son gazon. Vous ne voyez en elle que la face colorée qui étincelle dans la verdure, vous marchez avec une profonde indifférence sur une foule de petites merveilles qui sont plus parfaites de port, de feuillage et d’organisme ingénieusement agencé que vos préférées plus voyantes.
Ne disons pas de mal de ces princesses qui vous attirent, elles sont séduisantes : raison de plus pour les laisser accomplir leur royale destinée dans le sol et la mousse qui leur ont donné naissance. Cueillez-en quelques-unes pour vous orner, vous méritez des couronnes, ou pour les contempler de près, elles en valent la peine. Laissez-m’en cueillir une pour observer les particularités que le terrain et le climat peuvent avoir imprimées à l’espèce ; mais laissez-la-moi cueillir moi-même, car sa racine ou son bulbe, ses feuilles caulinaires, sa tige entière et son feuillage intact m’intéressent autant que sa corolle diaprée. Quand vous me l’apportez écourtée, froissée et mutilée, ce n’est plus qu’une fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la plante.
A l’aspect d’une plante nouvelle pour moi, ou mal classée dans mon souvenir, ou douteuse pour ma spécification, je serai plus barbare, j’arracherai quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir analyser, ce qui nécessite le déchirement de la fleur, et de pouvoir garder un ou deux types ; on a toujours un ami avec qui l’on aime à échanger ses petites richesses. L’étude est chose sacrée, et il faut que la nature nous sacrifie quelques individus. Nous la paierons en adoration pour ses œuvres, et ce sera une raison de plus pour ne pas la profaner ensuite par des massacres inutiles.
Oui, des massacres, car qui vous dit que la plante coupée ou brisée ne souffre pas ? C’est une question qui se pose dans la botanique, et sur laquelle cette fois nos chers savans ont dit d’excellentes choses. Tout les porte à croire à la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent cette sensibilité relative, sourdement et obscurément agissante. Du plus ou du moins de souffrance, ils, ne savent rien, pas plus que du degré de vitalité, de terreur ou de détresse que garde un instant la tête humaine séparée de son corps. Ce que nous voyons, c’est que le végétal saigne et pleure à sa manière. Il se penche, il se flétrit, il prend un ramollissement qui est d’aspect infiniment douloureux. Il devient froid au toucher comme un cadavre. Son attitude est navrante ; la main humaine l’étouffe, le souffle humain le profane. N’avait-il pas le droit de vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire, utile même en ses terribles énergies, selon que ses propriétés sont plus ou moins bien connues de l’homme qui les interroge ? Assez de dévastations inévitables poursuivent la plante sur la surface de la terre habitée, et quand même la culture, qui multiplie et accumule certains végétaux pour les utiliser à notre profit, ne les atteindrait pas, la dent des ruminans et des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes, leur laisseraient peu de repos. C’est ici que la prodigalité de la nature et l’ardeur de la vie éclatent. Elles sont assez riches pour que tout ce que la plante doit nourrir soit amplement pourvu sans que la plante cesse de renouveler l’inépuisable trésor de son existence.
Mais faisons la part du feu. Le goût des fleurs s’est tellement répandu qu’il s’en fait une consommation inouïe en réponse à une production artificielle énorme. La plante est entrée, comme l’animal, dans l’économie sociale et domestique. Elle s’y est transformée comme lui, elle est devenue monstre ou merveille au gré de nos besoins ou de nos fantaisies. Elle y prend des habitudes de docilité et, si l’on peut dire ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa nature primitive un véritable divorce. Je ne m’intéresse pas moralement au chou pommé et aux citrouilles ventrues que l’on égorge et que l’on mange. Ces esclaves ont engraissé à notre service et pour notre usage. Les fleurs de nos serres ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire, pour orner nos demeures et réjouir nos yeux. Elles paraissent fières de leur sort, vaines de nos hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons guère celles qui protestent et dégénèrent. Celles-ci, les indépendantes qui ne se plient pas à nos exigences, sont celles justement qui m’intéressent et que j’appellerais volontiers les libres, les vrais et dignes enfans de la nature. Leur révolte est encore chose utile à l’homme. Elle le stimule et le force à étudier les propriétés du sol, les influences atmosphériques et toutes les conséquences du milieu où la vie prend certaines formes pour creuset de son activité. Les droséracées, les parnassées, les pinguicules, les lobélies de nos terrains tourbeux ne sont pas faciles à acclimater. La valisnérie n’accomplit pas ses étranges évolutions matrimoniales dans toutes les eaux. Le chardon laiteux n’installe pas où bon nous semble sa magnifique feuille ornementale ; les orchidées de nos bois s’étiolent dans nos parterres, l’Orckis militaris voyage mystérieusement pour aller retrouver son ombrage, l’ornithogale ombelle descend de la plate-bande et s’en va fleurir dans le gazon de la bordure, la mignonne véronique Didyma, qui veut fleurir en toute saison, grimpe sur les murs exposés au soleil et se fait pariétaire. Pour une foule de charmantes petites indigènes, si nous voulons retrouver le groupement gracieux et le riche gazonnement de la nature, il nous faut reproduire avec grand soin le lit naturel où elles naissent, et c’est par hasard que nous y parvenons quelquefois, car presque toujours une petite circonstance absolument indispensable échappe à nos prévisions, et la plante, si rustique et si robuste ailleurs, se montre ici d’une délicatesse rechigneuse ou d’une nostalgie obstinée.
Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés et soignés ceux où le sol, riche par lui-même de plantes locales, permet le complet abandon de certaines parties, et je classerais volontiers les végétaux en deux camps, ceux que l’homme altère et transforme pour son usage, et ceux qui viennent spontanément. Rameaux, fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant que vous voudrez les premiers. Vous en semez, vous en plantez, ils vous appartiennent : vous suivez l’équilibre naturel, vous créez et détruisez ; — mais n’abîmez pas inutilement les seconds. Elles sont bien plus délicates, plus précieuses pour la science et pour l’art, ces mauvaises herbes, comme les appellent les laboureurs et les jardiniers. Elles sont vraies, elles sont des types, des êtres complets. Elles nous parlent notre langue, qui ne se compose pas de mots hybrides et vagues. Elles présentent des caractères certains, durables, et quand un milieu a imprimé à l’espèce une modification notable, que l’on en fasse ou non une espèce nouvellement observée et classée, ce caractère persiste avec le milieu qui l’a produit. La passion de l’horticulture fait tant de progrès que peu à peu tous les types primitifs disparaîtront peut-être comme a disparu le type primitif du blé. Pénétrons donc avec respect dans les sanctuaires où la montagne et la forêt cachent et protègent le jardin naturel. J’en ai découvert plus d’un, et même assez près des endroits habités. Un taillis épineux, un coin inondé par le cours égaré d’un ruisseau, les avaient conservés vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me garde bien de faire part de ces trouvailles. On dévasterait tout.
Sur les sommets herbus de l’Auvergne, il y a des jardins de gentianes et de statices d’une beauté inouïe et d’un parfum exquis. Dans les Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe du Cambasque près de Cauterets, au bord de la Creuse, dans les âpres micaschistes redressés, dans certains méandres de l’Indre, dans les déchirures calcaires de la Savoie, dans les oasis de la Provence, où nous avons été ensemble avant la saison des fleurs, mais que j’avais explorés en bonne saison, il y a des sanctuaires où vous passeriez des heures sans rien cueillir et sans oser rien fouler, si une seule fois vous aviez voulu vous rendre bien compte de la beauté d’un végétal libre, heureux, complet, intact dans toutes ses parties et servi à souhait par le milieu qu’il a choisi. Si la fleur est l’expression suprême de la beauté chez certaines plantes, il en est beaucoup d’autres dont l’anthèse est mystérieuse ou peu apparente et qui n’en sont pas moins admirables. Vous n’êtes pas insensible, je le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur du feuillage, car vous aimez passionnément tout ce qui est beau. Eh bien ! il y a, dans la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment belles que vous n’aimez pas encore parce que vous ne les voyez pas encore. Ce n’est pas votre intelligence qui s’y refuse, c’est votre œil qui ne s’est pas exercé à tout voir. Pourtant votre œil est jeune ; le mien est fatigué, presque éteint, et il distingue un tout petit brin d’herbe à physionomie nouvelle. C’est qu’il est dressé à la recherche comme le chien à la chasse, et voilà le plaisir, voilà l’amusement muet, mais ardent et continu que chacun peut acquérir, si bon lui semble.
Apprendre à voir, voilà tout le secret des études naturelles. Il est presque impossible de voir avec netteté tout ce que renferme un mètre carré de jardin naturel, si on l’examine sans notion de classement. Le classement est le fil d’Ariane dans le dédale de la nature. Que ce classement soit plus ou moins simple ou compliqué, peu importe, pourvu qu’il soit classement et qu’on s’y tienne avec docilité pour apprendre. Chacun est libre, avec le temps et le savoir acquis, de rectifier selon son génie ou sa conscience les classifications hasardées ou incomplètes des professeurs. Adoptons une méthode et n’ergotons pas. Le but d’un esprit artiste et poétique comme le vôtre n’est pas de se satisfaire en connaissant d’une manière infaillible tous les noms charmans ou barbares donnés aux merveilles de la nature ; son but est de se servir de ces noms, quels qu’ils soient, pour former les groupes et distinguer les types. Les principaux sont si faciles à saisir que peu de jours suffisent à cette prise de possession des familles. Les tribus et les genres s’y rattachent progressivement avec une clarté extrême. La distinction des espèces exige plus de patience et d’attention, c’est le travail courant, habituel, prolongé et plein d’attraits de la définition. On y commet longtemps, peut-être toujours, plus d’une erreur, car les caractères accessoires sur lesquels repose l’espèce sont parfois très variables ou difficiles à saisir, même avec la loupe et le microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là, si vous avez atteint le but, qui est d’avoir vu tout ce qu’il y a de très beau à voir dans le végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit pas. La loupe vous révèle des délicatesses infinies, des différences de tissu, des appareils respiratoires ou sudorifîques très mystérieux, des appendices de poils transparens qui ressemblent à une microscopique chevelure hyaline, tantôt disposée en étoiles, tantôt couchée comme une fourrure, tantôt courant le long de la tige et alternant avec ses nœuds, tantôt composée de fines soies articulées ou terminées par une petite boule de cristal. Ces appendices, placés tantôt sur la tige en haut ou en bas, tantôt sur le calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent quelquefois une partie essentielle des caractères. S’ils ne nous renseignent pas toujours exactement, c’est un bien petit malheur ; l’important, c’est d’avoir vu cette parure merveilleuse que la plus humble fleurette ne révélait pas à l’œil nu, et, pour la chercher avec la lentille, il fallait bien savoir qu’elle existe ou doit exister.
Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous étudiez la plante dans tous ses détails, vous serez frappé d’une première unité de plan vraiment magistrale, donnant naissance à l’infinie variété et reliant cette variété au grand type primordial par des embranchemens admirablement ingénieux et logiques. Je m’embarrasse fort peu, quant à moi, des questions religieuses ou matérialistes que soulève l’ordre de la nature. Il a plu à de grands esprits d’y trouver du désordre ou tout au moins des lacunes et des hiatus. Pour mon compte, j’y trouve tant d’art et de science, tant d’esprit et tant de génie, que j’attribuerais volontiers les lacunes apparentes de la création à celles de notre cerveau. Nous ne savons pas tout, mais ce que nous voyons est très satisfaisant, et, que la vie se soit élancée sur la terre en semis ou en spirale, en réseau ou en jet unique, par secousses ou par alluvions, je m’occupe à voir et je me contente d’admirer.
Pour conclure, l’étude des détails ne peut se passer de méthode. La méthode impose la recherche, qui n’est qu’un emploi bien dirigé de l’attention. L’attention est un exercice de l’esprit qui crée une faculté nouvelle, la vision nette et complète des choses. Là où l’amateur sans étude ne voit que des masses et des couleurs confuses, l’artiste naturaliste voit le détail en même temps que l’ensemble. Qu’il ait besoin ou non pour son art de cette faculté acquise, je- n’en sais rien, et là n’est pas le but que j’ai cherché, je n’y ai même pas songé ; mais qu’il en ait besoin pour son âme, pour son progrès intérieur, pour sa santé morale, pour sa consolation dans les écœuremens de la vie sociale, pour la force à retrouver entre l’abattement du désastre et l’appel du devoir, voilà ce qui n’est pas douteux pour moi. On arrive à aimer la nature passionnément comme un grand être passionné, puissant, inépuisable, toujours souriant, toujours prêt à parler d’idéal et à renouveler le pauvre petit être troublé et tremblant que nous sommes. Je suis arrivé, moi, à penser que c’était un devoir d’apprendre à étudier, même dans la vieillesse et sans souci du terme plus ou moins rapproché qui mettra fin à l’entreprise. L’étude est l’aliment de la rêverie, qui est elle-même de grand profit pour l’âme, à cette condition d’avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe fait entrer un peu plus avant dans notre intelligence des notions qui l’enflamment et stimulent le cœur, aucun jour n’est perdu, et le passé qui s’écoule n’est pas un bien qui nous échappe. C’est un ruisseau qui se hâte de remplir le bassin où nous pourrons toujours nous désaltérer et où se noie le regret des jeunes années. On dit les belles années ! c’est par métaphore, les plus belles sont celles qui nous ont rendu plus sensitifs et plus perceptifs ; par conséquent l’année où l’on vit dans la voie vde son progrès est toujours la meilleure. Chacun est libre d’en faire l’expérience.
Il n’y a pas que des plantes dans la nature : d’abord il y a tout ; mais commencez par une des branches, et quand vous l’aurez comprise, vous en saisirez plus facilement une autre, la faune après la flore, si bon vous semble. La pierre ne semble pas bien éloquente au milieu de tout cela. Elle l’est pourtant, cette grande architecture du temple ; elle est l’histoire hiéroglyphique du monde, et en l’étudiant, même dans les minuties minéralogiques, qui sont plus amusantes qu’instructives, on complète en soi le sens visuel du corps et de l’esprit. Ces mystérieuses opérations de la physique et de la chimie ont imprimé aux moindres objets des physionomies frappantes que ne saisit pas le premier œil venu. Tous les rochers ne se ressemblent pas ; chaque masse a son sens et son expression ; toute forme, toute ligne a sa raison d’être et s’embellit du degré de logique que sa puissance manifeste. Les grands accidens comme les grands nivellemens, les fières montagnes comme les steppes immenses, ont des aspects inépuisables de diversité. Quand la nature n’est pas belle, c’est que l’homme l’a changée ; voir sa beauté où elle est et la voir dans tout ce qui la constitue, c’est le précieux résultat de l’étude de la nature, et c’est une erreur de croire que tout le monde est à même d’improviser ce résultat. Pour bien sentir la musique, il faut la savoir ; pour apprécier la peinture, il faut l’avoir beaucoup interrogée dans l’œuvre des maîtres. Tout le monde est d’accord sur ce point, et pourtant tout le monde croit voir le ciel, la mer et la terre avec des yeux compétens. Non, c’est impossible ; la terre, la mer et le ciel sont le résultat d’une science plus abstraite et d’un art plus inspiré que nos œuvres humaines. Je trouve inoffensifs les gens sincères qui avouent leur indifférence pour la nature ; je trouve irritans ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître et qui feignent de l’admirer sans la voir. Cette verbeuse et prétentieuse admiration descriptive des personnes qui voient mal rend forcément taciturnes celles qui voient mieux, et qui sentent d’ailleurs profondément l’impuissance des mots pour traduire l’infini du beau.
Voilà ce que je voulais vous écrire à propos de la botanique. Ne me dites plus que je la sais. J’en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement ignorant ; mais savoir son ignorance, c’est savoir qu’il y a un monde enchanté où l’on voudrait toujours se glisser, et si l’on reste à la porte, ce n’est pas parce qu’on se plaît au dehors dans la stérilité et dans l’impuissance, c’est parce qu’on n’est pas doué ; mais au moins on est riche de désirs, d’élans, de rêves et d’aspirations. Le cœur vit de cette soif d’idéal. On s’oublie soi-même, on monte dans une région où la personnalité s’efface, parce que le sentiment, je dirais presque la sensation de la vie universelle, prend possession de notre être et le spiritualise en le dispersant dans le grand tout. C’est peut-être là la signification du mot mystérieux de contemplation, qui, pris dans l’acception matérielle, ne veut rien dire. Regarder sans être ému de ce qu’on voit serait une jouissance vague et de courte durée, si toutefois c’était une jouissance. Regarder la vie agir dans l’univers en même temps qu’elle agit en nous, c’est là sentir universalisée en soi et personnifiée dans l’univers. Levez les yeux vers le ciel et voyez palpiter la lumière des étoiles ; chacune de ces palpitations répond aux pulsations de notre cœur. Notre planète est un des petits êtres qui vivent du scintillement de ces grands astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons des mêmes effluves de chaleur et de lumière.
L’étoile est à nous, comme le soleil est à la terre. Tout nous appartient, puisque nous appartenons à tout, et ce perpétuel échange de vie s’opère dans la splendeur du plus sublime spectacle et du plus admirable mécanisme qu’il nous soit possible de concevoir. Tout y est beau, depuis Sirius, qui traverse l’éther d’une flèche de feu, jusqu’à l’œil microscopique de l’imperceptible insecte qui reflète Sirius et le firmament. Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes qui s’appelle la voie lactée jusqu’au ruisselet de là prairie qui roule dans son flot emperlé un monde de petits êtres extraordinairement forts, agiles, doués d’une vitalité intense, presque irréductible. Tout y est heureux, depuis la grande âme du monde qui révèle sa joie de vivre par son éternelle activité jusqu’à l’être qui se plaint toujours, l’homme ! Oui, l’homme est infiniment heureux dans ses vrais rapports avec la nature. Il a le beau dans les yeux, le vrai est dans l’air qu’il respire, le bon est dans son cœur, puisqu’il est heureux quand il fait le bien, et triste, bête ou fou quand il fait le mal. Qui l’empêche d’être lui-même ? Son ignorance du milieu où il existe, partant son indifférence pour les biens qui sont à sa portée. La race humaine est une création trop moderne pour avoir établi sa relation vraie avec le vrai de l’univers. Extraordinairement douée, elle s’agite démesurément avant de se poser dans son milieu, et l’on pourrait dire qu’elle n’existe encore que par l’inquiétude et le besoin d’exister. En possession d’un sens merveilleux qui semble manquer aux autres créatures terrestres, et qui est précisément le besoin de connaître et de sentir ses rapports avec l’univers, elle les cherche péniblement et à travers tous les mirages que lui crée cette puissance admirable de l’esprit et de l’imagination. La raison humaine est encore incomplète. L’historien de l’humanité s’en étonne et s’en effraie. L’historien de la vie, le naturaliste, peut s’en affliger aussi, mais il n’est ni surpris ni découragé. Les chiffres de la durée ne sont pour lui que des palpitations de l’astre éternité.
L’homme est forcé d’être, il est donc forcé d’arriver à l’existence normale et complète, qui est le bonheur. Il en eut la révélation fugitive le jour où il écrivit au fronton de ses temples trois mots sacrés qui résumaient tout le but de sa vie philosophique, sociale et morale. Ces mots sont effacés de la bannière qui dirige la phalange humaine. Ils sont restés vivans dans l’univers qui les a entendus. Essayez de les arracher de l’âme du monde ! Étouffez le tressaillement que la terre en a ressenti, faites qu’ils soient rayés du livre de la vie ! Oui, oui, tâchez ! On peut embrouiller ou suspendre tout ce qui est du domaine de l’idée, mais tuer une idée est aussi vain, aussi impossible que de vouloir anéantir la vibration d’un son jeté dans l’espace. Tirez cent mille coups de canon pour empêcher qu’on ne l’entende. Le dieu Pan se rit du vacarme, et l’écho a redit le chant mystérieux de sa petite flûte avant que vos mèches ne fussent allumées.
Liberté, seule condition du véritable fonctionnement de la vie ; égalité, notion indispensable de la valeur de tout être vivant et de la nécessité de son action dans l’univers ; fraternité, complément de l’existence, application et couronnement des deux premiers termes, action vitale par excellence.
On a dit que la révolution était une expérience manquée. On n’a pu entendre cet arrêt que dans un sens relatif purement historique. Le bouillonnement de la sève dans l’humanité peut bien n’avoir pas produit dans le moment voulu tout l’accroissement de vitalité intellectuelle et morale que les philosophes de cette grande époque devaient en attendre ; mais c’est la loi de la nature même qui le voulait ainsi. La vie se compose d’action et de repos, de dépense d’énergie dans la veille et de recouvrement d’énergie dans le sommeil, de vie sous forme de mort et de mort sous forme de vie. Rien ne s’arrête et rien ne se perd, c’est l’A B C de la science, qu’elle s’intitule spiritualiste ou positive. Comment donc se perdrait une formule qui a fait monter à l’homme un degré de plus dans la série du perfectionnement que la loi de l’univers impose à son espèce ?
Adieu, et aimons-nous.
Nohant, 20 avril.
Ma chère, si la science est triste, c’est parce qu’elle est toujours persécutée. Elle lutte, elle a l’austérité et la dignité de sa tâche écrite sur le front en caractères sacrés. Depuis ma dernière lettre, j’ai été mis au courant des faits nouveaux. La foi veut attribuer à l’état le droit d’imposer silence à l’examen. Je vous disais que ces discussions ne m’intéressaient pas. Elles ne me troublent pas pour mon compte, cela est certain. Je n’ai pas mission de défendre une école, je ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre ignorance qui me permet de me tromper autant qu’un autre, je me borne à défendre mon for intérieur contre des notions qui ne me paraissent pas convaincantes.
Mais ne pas m’intéresser à la marche des idées et aux luttes qu’elles suscitent, ce me serait tout aussi impossible qu’à vous. Nous ne sortirons pas trop de la physiologie botanique en causant de la marche générale des études sur l’histoire naturelle ; toutes ses branches partent de l’arbre de la vie.
Voilà donc que la religion nous défend de conclure ? Moi qui, par exemple, trouvais dans l’étude une sorte d’exaltation religieuse, je dois m’abstenir de l’étude. C’est une occupation criminelle qui peut conduire au doute, cela entraîne à discuter, et, comme on peut être vaincu dans la discussion, le mieux est de faire taire tout le monde. Quand on voit de quelle façon les influences finies ou près de finir se précipitent d’elles-mêmes, on est tenté de croire que les idées fausses ont besoin de se suicider avec éclat, et qu’elles convoquent le genre humain au spectacle de leur abdication. Comment, le Dieu des Juifs n’était pas assez humilié dans l’histoire le jour où en son nom le prêtre prononça la condamnation de Galilée ! il fallait donner encore plus de solennité à la chose et venir, au xix’ siècle, invoquer les pouvoirs de l’état pour que défense fût faite à la science de s’enquérir de la vérité, et pour que cette sentence fût portée : — « La vérité est le domaine exclusif de l’église ; quand elle décrète que le soleil tourne autour de la terre, elle ne peut pas se tromper ! N’a-t-elle pas l’Esprit-Saint pour lumière ? Donc toutes les découvertes, tous les calculs, toutes les observations de la science sont rayées et annulées : qu’on se le dise, la terre ne tourne pas ! »
Si la science penche vers le matérialisme exclusif, à qui la faute ? Il fallait bien une réaction énergique contre ce prétendu esprit saint qui veut se passer des lumières de la raison et de l’expérience.
Dans un excellent article sur ce sujet, que je lisais hier, on rappelait fort à propos et avec beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que les derniers païens entendirent sur les rivages de la Grèce et qui les fit pâlir d’épouvante : le grand Pan est mort !
L’auteur parlait des idées qui meurent. Moi, je songeais à celles qui ne meurent pas, et je voyais dans ce cri douloureux et solennel tout un monde qui s’écroulait, le culte et l’amour de la nature égorgés par le spiritualisme farouche et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière. Le divorce entre le corps et l’âme était prononcé, et le grand Pan, le dieu de la vie, léguait à ses derniers adeptes la tâche de réhabiliter la matière.
Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter le grand principe, et, comme il est immortel, elle réussira. Elle révolutionnera la face de la terre, c’est-à-dire que ses décisions auront un jour la force des vérités acquises, qu’elles auront pénétré dans tous les esprits, et qu’elles auront détruit insensiblement tous les vestiges de la superstition et de l’idolâtrie.
On fait grand bruit de ses tendances actuelles. On fait bien. C’est le moment de défendre le droit qu’elle a de tout voir, de tout juger et de tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté par les juges de Galilée ; mais quand cette rumeur sera passée, quand la science aura triomphé des vains obstacles, — un peu plus tôt, un peu plus tard, ce triomphe est assuré, certain, fatal comme une loi de la vie ; — quand, mise sous l’égide de la liberté sacrée invoquée par nos pères, elle poursuivra paisiblement ses travaux, la grande question, aujourd’hui mal posée, qui s’agite dans son sein sera élucidée. Il le faudra bien. Si le grand Pan représentait la force vitale inhérente à la matière, si en lui se personnifiaient la plante, les bois sacrés et les suaves parfums de la montagne, l’habitant ailé de l’arbre et de la prairie, la source fécondante et le torrent rapide, les hôtes du rocher, du chêne et de la bruyère, depuis le ciron jusqu’à l’homme, si tout enfin était dieu ou divin, la vie était divinité : divinité accessible et intelligible, il est vrai, divinité amie de l’homme et partageant avec lui l’empire de la terre, mais essence divine incarnée ; activité indestructible, revêtant toutes les formes, nécessairement pourvue d’organes quelconques, mais émanant d’un foyer d’amour universel, incommensurable.
Vous me dites souvent que vous êtes païenne. C’est une manière poétique de dire que vous aimez l’univers, et que les aperçus de la science vous ont ouvert le grand temple où tout est sacré, où toute forme est sainte, où toute fonction est bénie. En son temps, le paganisme n’était pas mieux compris des masses que ne l’était le théisme qui le côtoyait, et l’absorbait même dans la pensée des adorateurs exclusifs du grand Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l’idée panthéiste, la même qui s’est ranimée sous la puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette vaste conception, l’esprit humain s’est rouvert à une notion de plus en plus large du rôle de la matière, et la science démontre chaque jour la sublimité de ce rôle dans son union intime avec le principe de la vie.
En résulte-t-il qu’elle soit le principe même ? La matière pourrait-elle se passer de l’esprit, qui ne peut se passer d’elle ? Est-ce encore une question de mots ? Je le crains bien, ou plutôt je l’espère. La science a-t-elle la prétention de faire éclore la pensée humaine comme résultat d’une combinaison chimique ? Non certes, mais elle peut espérer de surprendre un jour les combinaisons mystérieuses qui rendent la matière inorganisée propre à recevoir le baptême de la vie et à devenir son sanctuaire. Ce sera une magnifique découverte ; mais quoi ! après ? L’homme saura, je suppose, par quelle opération naturelle le fluide vital pénètre un corps placé dans les conditions nécessaires à son apparition. Le Dieu qui, roulant dans ses doigts une boulette de terre, souffla dessus et en fit un être pensant, ne sera plus qu’un mythe. Fort bien, mais un mythe est l’expression symbolique d’une idée, et il restera à savoir si cette idée est un poème ou une vérité.
Allons aussi loin qu’il est permis de supposer. Entrons dans le rêve, imaginons un nouveau Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre existence, un Albertus Magnus faisant penser et parler une tête de bois, Capparion ! un Berthelot futur voyant surgir de son creuset une forme organisée, vivante, — que saura-t-il de la source de cette vie mystérieuse ? La philosophie a beaucoup à répondre, mais je vois surtout là une question d’histoire naturelle a résoudre, rentrant dans les célèbres discussions sur la génération spontanée. Pour mon compte, je crois presque à la génération spontanée, et je n’y vois aucun principe de matérialisme à enregistrer dans le sens absolu que l’on veut aujourd’hui attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme le principe vivant. Ceci est encore l’histoire de la plante, qui tire ses organes de sa propre substance. Mais le principe vivant, d’où tire-t-il son activité, sa volition, son expansion, ses résultats sans limites connues ? D’un milieu qui ne les a pas ? C’est difficile à comprendre. La matière possède le principe viable ; mais point de vie sans fécondation. La doctrine de la génération spontanée proclame que la fécondation n’est pas due nécessairement à l’espèce ; elle admet donc qu’il y a des principes de fécondation dans toute combinaison vitale, et même que tout est combinaison vitale, vie latente, impatiente de s’organiser par son mariage avec la matière. Quoi qu’on fasse, il faut bien parler la langue humaine, se servir de mots qui expriment des idées. On aura beau nous dire que la vie est une pure opération et une simple action de la matière, on ne nous fera pas comprendre que les opérations de notre pensée et l’action de notre volonté ne soient pas le résultat de l’association de deux principes en nous. Que faites-vous de la mort, si la matière seule est le principe vivant ? Vous dites que l’âme s’éteint quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous demander pourquoi le corps ne fonctionne plus quand l’âme le quitte. Et tout cela, c’est un cercle vicieux où les vrais savans sont moins affirmatifs que leurs impatiens et enthousiastes adeptes. Il y a quelque chose de généreux et de hardi, j’en conviens, à braver les foudres de l’intolérance et à vouloir attribuer à la science la liberté de tout nier. Inclinons-nous devant le droit qu’elle a de se tromper. Ses adversaires en usent si largement ! Mais attendons, pour nier l’action divine qui préside au grand hyménée universel, que l’homme soit arrivé par la science à s’en passer ou à la remplacer.
Vous ne pensez, nous disent les médecins positivistes, que parce que vous avez un cerveau. Très bien, mais sans ma pensée mon cerveau serait une boîte vide. — Nous pouvons mettre le doigt sur la portion du cerveau qui pense et oblitérer sa fonction par une blessure, notre main peut écraser la raison et la pensée i — Vous pouvez produire la folie et la mort ; mais empêcher l’une et guérir l’autre, voilà où vous cherchez en vain des remèdes infaillibles. Cette pensée qui s’éteint ou qui s’égare dans le cerveau épuisé ou meurtri est bien forcée de quitter le milieu où elle ne peut plus fonctionner.
— Où va-t-elle ? — Demandez-moi aussi d’où elle vient. Qui peut vous répondre ? Me direz-vous d’où vient la matière ? Vous voilà étudiant les météorites, étude admirable qui nous renseignera sans doute sur la formation des planètes. Mais quand nous saurons que nous sommes nés du soleil, qui nous dira l’origine de celui-ci ? Pouvez-vous vous emparer des causes premières ? Vous n’en savez pas plus long sur l’avènement de la matière que sur celui de la vie, et si vous vous fondez sur la priorité de l’apparition de la matière sur notre globe, vous ne résolvez rien. La vie était organisée ailleurs avant que notre terre fut prête à la recevoir ; latente chez nous, elle fonctionnait dans d’autres régions de l’univers.
Mais il n’y a pas de matière proprement inerte ; je le veux bien ! Chaque élément de vitalité a sa vie propre, et j’admets sans surprise celle de la terre et du rocher. La vie chimique est encore intense sous nos pieds et se manifeste par les tressaillemens et les suintemens volcaniques ; mais encore une fois la vie la plus élémentaire est toujours une vie ; la vie inorganique, — il paraît qu’on parle ainsi aujourd’hui, — est toujours une force qui vient animer une inertie. D’où vient cette force ? D’une loi. D’où vient la loi ?
Pour répondre scientifiquement à une telle question, il faut trouver une formule nouvelle à coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi jusqu’ici à l’idée spiritualiste paraissent entachés de superstition, et tous ceux qui servent à l’idée positiviste semblent entachés d’athéisme, vitalité, dis-nous ton nom !
Sublime inconnue, tu frémis pourtant sous ma main quand je touche un objet quelconque. Tu es là dans ce roc nu qui, l’an prochain ou dans un million d’années, aura servi par sa décomposition ou toute autre influence peut-être occulte à produire un fruit savoureux. Tu es palpable et visible et déjà merveilleusement savante dans la petite graine qui porte dans sa glume les prairies de six cents lieues de l’Amérique. Tu souris et rayonnes dans la fleur qui se pare pour l’hyménée, tu bondis ou planes dans l’insecte vêtu des couleurs de la plante qui l’a nourri à l’état de larve. Tu dors sous les sables dorés du rivage des mers, tu es dans l’air que je respire comme dans le regard ami qui me console, dans le nuage qui passe comme dans le rayon qui le traverse. — Je te vois et je te sens dans tout ; mais rayez le mot divin amour du livre de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends plus, je ne vis plus. x La matière qui n’a pas la vie et la vie qui ne se manifeste pas dans la matière ont-elles conscience du besoin qu’elles éprouvent de se réunir ? Ce n’est pas très probable sans la supposition d’un agent souverain qui les pousse irrésistiblement l’une vers l’autre. Quel est-il ? Son nom ? Le nom que vous voudrez parmi ceux qui sont à l’usage de l’homme ; moi, je n’en peux trouver que dans le vocabulaire classique des idées actuelles : âme du monde, amour, divinité. Je vois dans la moindre étude des choses naturelles, dans la moindre manifestation de la vie, une puissance dont nulle autre ne peut anéantir le principe. La matière a beau se ruer sur la matière et se dévorer elle-même, la vie a beau se greffer sur la vie et s’embrancher en d’inextricables réseaux où se confondent toutes les limites de la classification, tout se maintient dans l’équilibre qui permet à la vie de remplacer la mort à mesure que celle-ci opère une transformation devenue nécessaire. Je sens le souffle divin vibrer dans toutes ces harmonies qui se succèdent pour arriver toujours et par tous les modes au grand accord relativement parfait, âme universelle, amour inextinguible, puissance sans limites.
Laissons les savans chercher de nouvelles définitions. Si leurs tendances actuelles nous ramènent à d’Holbach et compagnie, comme il y avait là en somme très bonne compagnie, il en sortira quelque chose de bon ; la vie ne s’arrête pas parce que l’esprit fait fausse route. Une notion qui tend à comprimer son essor, à détruire son énergie, à refroidir son élan vers l’infini, n’est pas une notion durable ; mais la science seule peut redresser et éclairer la science. S’il était possible de la réduire au silence, ce qu’il y a de vrai dans le spiritualisme aurait chance de succomber longtemps. Les esprits vulgaires s’empareraient d’un athéisme grossier comme d’un drapeau, et la recherche de la vérité serait soumise aux agitations de la politique. Tel n’est point le rôle de la science, tel n’est point le chemin du vrai. Telle n’est heureusement pas la loi du progrès, qui est la loi même de la vie.
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Ce n’est certes pas moi, ma chère amie, qui vous dirai par où le monde passera pour sortir de cette crise. Je ne sais rien qu’une chose, c’est qu’il faut que l’homme devienne un être complet, et que je le vois en train d’être comme l’enfant dont on voulait donner une moitié à chacune des mères qui se le disputaient. L’enfant ne se laissera pas faire, soyons tranquilles.
Au reste, je me suis probablement aussi mal exprimé que possible sur le fond de la question en parlant de la vie comme d’une opération. C’est plus que cela sans doute, ce doit être le résultat d’une opération non surnaturelle, mais divine, où les élémens abstraits se marient aux éléments concrets de l’existence ; mais il y a un langage technique que je ne veux point parler ici, parce qu’il me déplaît et n’éclaircit rien. Les sciences et les arts ont leur technologie très nécessaire, et vous voyez que j’évite d’employer cette technologie à propos de botanique. Elle est si facile à apprendre que l’exhiber serait faire un mauvais calcul de pédantisme. La technologie métaphysique n’est pas beaucoup plus sorcière, comme on dit chez nous ; mais elle n’a pas la justesse et la précision de la botanique. Chaque auteur est forcé d’y créer des termes à son usage pour caractériser les opérations de la pensée telle qu’il les conçoit. Ces opérations sont beaucoup plus profondes que les mystères microscopiques du monde tangible. Après tant de sublimes travaux et de grandioses explorations dans le domaine de l’âme, la science des idées n’a pas encore trouvé la parole qui peut se vulgariser : c’est un grand malheur et un grand tort. Le matérialisme radical menace d’une suppression complète la recherche des opérations de l’entendement humain. Allons donc ! alors vienne l’homme de génie qui nous expliquera notre âme et notre corps dans l’ensemble de leurs fonctions, par des vérités sans réplique et dans une langue qui nous permettra d’enseigner à nos petits-enfans qu’ils ne sont ni anges ni bêtes !
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Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais vous dire aujourd’hui sur les herbiers. Je tiens cependant à ne pas finir sans cela.
L’herbier inspire des préventions aux artistes. C’est, disent-ils, une jolie collection de squelettes.
Avant tout, je dois vous dire que faire un herbier est une chose si grave que j’ai écrit sur la première feuille du mien : fagot. Je n’oserais donner un titre plus sérieux à une chose si capricieuse et si incomplète. Je parlerai donc de l’herbier au point de vue général, et je vous accorde que c’est un cimetière. Dès lors ce n’est pas un coin aride pour la pensée. Le sentiment l’habite, car ce qui parle le plus éloquemment de la vie, c’est la mort.
Maintenant écoutez une anecdote véridique.
J’ai vu Eugène Delacroix essayer pour la première fois de peindre des fleurs. Il avait étudié la botanique dans son enfance, et, comme il avait une admirable mémoire, il la savait encore ; mais elle ne l’avait pas frappé en tant qu’artiste, et le sens ne lui en fut révélé que lorsqu’il reproduisit attentivement la couleur et la forme de la plante. Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il venait de comprendre la belle architecture, c’est le mot heureux dont il se servit. Il se hâtait de peindre, voyant qu’à chaque instant son modèle, accomplissant dans l’eau l’ensemble de sa floraison, changeait de ton et d’attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était merveilleux ; mais le lendemain, lorsqu’il compara l’art à la nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes du périanthe s’étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait pâli, celui de la fleur s’était accusé, le jaune d’or était devenu orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles plus serrées contre la tige semblaient plus étroites. C’était encore une harmonie, ce n’était plus la même. Le jour suivant, la plante était belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus architecturale. La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés ; ses formes devenaient géométriques, c’est encore lui qui parle. Il voyait le squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu’il ne fit pas, d’une étude de plante à l’état splendide de l’anthèse, une étude de plante en herbier.
Il me demanda alors à voir des plantes séchées, et il s’énamoura de ces silhouettes déliées et charmantes que conservent beaucoup d’espèces. Les raccourcis que la pression supprime, mais que la logique de l’œil rétablit, le frappaient particulièrement. « Les plantes d’herbier, disait-il, c’est la grâce dans la mort. »
Chacun a son procédé pour conserver la plante sans la déformer. Le plus simple, est le meilleur. Jetée et non posée dans le papier qui doit boire son suc, rétablie par le souffle dans son attitude naturelle, si elle l’a perdue en tombant sur ce lit mortuaire, elle doit être convenablement comprimée, mais jamais jusqu’à produire l’écrasement. Il faut renouveler tous les jours les couches de papier qui l’isolent, sans ouvrir le feuillet qui la contient. Le moindre dérangement gâte sa pose, tant qu’elle colle à son linceul. Au bout de quelques jours, pour la plupart des espèces, la dessiccation est opérée. Les plantes grasses demandent plus de pression, plus de temps et plus de soins, sans jamais donner de résultats bien satisfaisans. Les orchidées noircissent malgré le repassage au fer chaud, qui est préférable à la presse. Bannissons la presse absolument, elle détruit tout et ne laisse plus la moindre chance à l’analyse déjà si difficile du végétal desséché. Le but de l’herbier doit être de faciliter l’étude des sujets qu’il contient. Le goût des collections est puéril, s’il n’a pas ce but avant tout pour soi et pour les autres.
Mais l’herbier a pour moi une autre importance encore, une importance toute morale et toute de sentiment. C’est le passage d’une vie humaine à travers la nature, c’est le voyage enchanté d’une âme aimante dans le monde aimé de la création. Un herbier bien fait au point de vue de la conservation exhale une odeur particulière, où les senteurs diverses, même les senteurs fétides, se confondent en un parfum comparable à celui du thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi comme l’expression de la vie prise dans son ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites officinales, mariées aux acres émanations des plantes vireuses, lesquelles sont probablement tout aussi officinales que les autres, produisent la suavité qui est encore une richesse, une salubrité, une subtile beauté de la nature. Ainsi se perdent dans l’harmonie de l’ensemble les forces trop accusées pour nous de certains détails.
Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme un parfum tout un passé composé de tristesse et de joie, de revers et de victoires. Il y a dans cet herbier-là des épines et des poisons : l’ortie, la ronce et la ciguë y figurent ; mais tant de fleurs délicieusement belles et bienfaisantes sont là pour ramener à l’optimisme, qui serait peut-être la plus vraie des philosophies !
La ciguë d’ailleurs,… je l’arrache sans pitié, je l’avoue, parce qu’elle envahit tout et détrône tout quand on la laisse faire ; mais, outre qu’elle est bien belle, elle est une plante historique. Son nom est à jamais lié au divin poème du Phédon, Les chrétiens ne sauraient dire quel arbre a fourni la croix vénérée de leur grand martyr. Tout le monde sait que la ciguë a procuré une mort douce et sublime au grand prédécesseur du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë, suis donc réhabilitée, toi qui, forcée de donner la mort, sus prouver que tu n’atteignais pas la toute-puissance de l’âme, et laissas pure et lucide celle du sage jusqu’à la dernière pulsation de ses artères.
L’herbier est encore autre chose, c’est un reliquaire. Pas un individu qui ne soit un souvenir doux et pur. On ne fait de la botanique bien attentive que quand on a l’esprit libre des grandes préoccupations personnelles ou reposé des grandes douleurs. Chaque plante rappelle donc une heure de calme ou d’accalmie. Elle rappelle aussi les beaux jours des années écoulées, car on choisit ces jours-là pour chercher la vie épanouie et s’épanouir pour son propre compte. La vue des sujets un peu rares dans la localité explorée réveille la vision d’un paysage particulier. Je ne puis regarder la petite campanule à feuilles de lierre, — merveille de la forme ! — sans revoir les blocs de granit de nos vieux dolmens, où je l’observai vivante pour la première fois. Elle perçait la mousse et le sable en mille endroits, sur un coteau couvert de hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes devenaient plus amples et plus colorées à mesure qu’elle se rapprochait du ruisseau qui jase timidement dans ces solitudes austères. Là aussi je trouvai la lysimaque nemorum, assez rare chez nous, non moins merveilleuse de fini et de grâce, et, dans le bois voisin, l’oxalis acetosella, qui remplissait de ses touffes charmantes, — d’un vert gai, comme daignent dire les botanistes, — les profondes crevasses des antiques châtaigniers.
Que ce bois était beau alors ! Il était si épais d’ombrage que la lumière du soleil y tombait, pâle et glauque, comme un clair de lune. De vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à la cime, des panaches ininterrompus de hautes fougères. A la lisière, des argynnis énormes, toutes vêtues de nacre verte, planaient comme des oiseaux de haut vol sur les églantiers. Un paysan d’aspect naïf et sauvage nous demanda ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser des herbes et des insectes, resta cloué sur place, les yeux hagards, le sourire sur les lèvres. Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement d’épaules formidable, et s’éloigna en disant d’un ton dont rien ne peut rendre le mépris et la pitié : « Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! »
J’ouvre l’herbier au hasard, quand je suis rendu gloomy par un temps noir et froid. L’herbier est rempli de soleil. Voici la circée, et aussitôt je rêve que je me promène dans les méandres et les petites cascades de l’Indre ; c’était un coin vierge de culture et bien touffu. La flore y est très belle. J’y ai trouvé cette année-là l’agraphis blanche, le genêt sagitté, la balsamine noli me tangere, la spirante d’été, les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l’anagallis tenella, sans parler des grandes eupatoires, des hautes salicaires, des spirées ulmaires et filipendules, des houblons et de toutes les plantes communes dans mon petit rayon habituel. La circée m’a remis toute cette floraison sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée, et le jardin naturel qui se cache et se presse sous les vieux saules, avec ses petits blocs de grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes et ses grands lézards verts, pierreries vivantes qui traversent le fourré comme des éclairs rampans. Le martin-pêcheur, autre éclair, rase l’eau comme une flèche ; la rivière parle, chante, gazouille et gronde. Il y a partout, selon la saison, des ruisseaux ou des torrens à traverser comme on peut, sans ponts et sans chemins. C’est un endroit qui semble primitif en quelques parties, que le paysan n’explore que dans les temps secs. Hélas ! gare au jour où les arbres seront bons à abattre ! La flore des lieux frais ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.
En voyant le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour et les ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin naturel, je ne suis guère en train de conclure avec certains adeptes de Darwin que l’homme est un grand créateur, et qu’il faut s’en remettre à son goût et à son intelligence pour arranger au mieux la planète. Jusqu’à présent, je trouve qu’il est un affreux bourgeois et un vandale, qu’il a plus gâté les types qu’il ne les a embellis, que pour quelques améliorations il a fait cent bévues et cent profanations, qu’il à toujours travaillé pour son ventre plus que pour son cœur et son esprit, que ses créations de plantes et d’animaux les plus utiles sont précisément les plus laides, et que ses modifications tant vantées sont, dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités. La théorie de Darwin n’en est pas moins vraisemblable et logiquement vraie ; mais elle ne doit pas conclure à la destruction systématique de tout ce qui n’est pas l’ouvrage de l’homme. L’interpréter ainsi diminuerait son importance et dénaturerait probablement son but ; mais, pour parler de ce grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait plus de papier que je ne veux condamner vos yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.
Je vous disais que l’herbier est un cimetière ; hélas ! le mien est rempli de plantes cueillies par des mains amies que la mort a depuis longtemps glacées. Voici les graminées que mon vieux précepteur Deschartres prépara et-classa ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père, qui avait été son élève ; elles ont servi à mes premières études botaniques ; je les ai pieusement gardées ; et, si j’ai rectifié le classement un peu suranné de mon professeur, j’ai respecté les étiquettes jaunies qui gardent fidèlement son écriture. … J’ai trouvé dans un volume de l’abbé de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les mains de Jean-Jacques Rousseau, une saponaire ocymoïde qui m’a bien l’air d’avoir été mise là par lui. — De nombreux sujets me viennent de mon cher Malgache, Jules Néraud, dont le livre élémentaire, et charmant, Botanique de ma fille, a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir longtemps dormi chez l’éditeur de Lausanne.
Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé de causeries pleines de savoir et d’esprit que j’écoutais en artiste et pas assez en naturaliste. Je ne me suis occupé un peu sérieusement de botanique que depuis la mort de mon pauvre ami. J’avais toujours remis au lendemain l’épelage de cet alphabet nécessaire dont on espère en vain pouvoir se passer pour bien voir et réellement comprendre.. Le lendemain, hélas ! m’a trouvé seul, privé de mon précieux guide ; mais les plantes qu’il m’avait données, avec d’excellentes analyses vraiment descriptives, — il y en a si peu de complètes dans les gros livres ! — sont restées dans l’herbier comme typés bien définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos promenades dans les bois avec mon fils enfant, que nous portions à tour de rôle, et qui aimait à chevaucher la grande Jeannette, la boîte de fer-blanc du Malgache.
D’autres amis, qui grâce au ciel vivent encore et me survivront, ont aussi laissé leurs noms et leurs tributs dans mon herbier. Une grande artiste dramatique, qui est rapidement devenue botaniste attentive et passionnée, m’a envoyé des plantes rares et intéressantes des bois. de la Côte-d’Or. Célimène a les yeux aussi bons qu’ils sont beaux. La botanique ne leur a rien ôté de leur expression et de leur pureté : c’est que l’exercice complet d’un organe le retrempe. J’ai longtemps partagé cette erreur, qu’il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte de la fatiguer. L’œil est complet ou non, mais il ne peut que gagner à fonctionner régulièrement. Des semaines et des mois de repos, que l’on me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient le nuage qui me gêne. Des semaines et des mois d’étude à la loupe m’ont enfin prouvé que la vue revient quand on la sollicite, tandis qu’elle s’éteint de plus en plus dans l’inertie ; mais en ceci comme en tout il ne faut point d’excès.
L’herbier se prête aussi aux exercices de la mémoire, qui est un sens de l’esprit. Si on ne le feuilletait de temps en temps, les noms et les différences se confondraient ou s’échapperaient pour qui n’est pas doué naturellement du beau souvenir qui s’incruste. Les soldats passés en revue, avec leurs costumes variés, se confondraient dans la vision, s’ils n’étaient bien classés par régimens et bataillons. Ils défilent dans leur ordre, on reconnaît alors facilement chacun d’eux, et avec, son nom et son origine on retrouve son histoire personnelle, on se retrace des lieux aimés, des personnes chéries ; on revoit les douces figures, on entend les gais propos des compagnons qui couraient alors alertes et joyeux au soleil, et qui aujourd’hui vivent dans notre âme fidèle à l’état de pensées fortifiantes et salutaires.
Quoi de plus beau et de plus pur que la vision intérieure d’un mort aimé ? L’esprit humain a la faculté d’une évocation admirable. L’ami reparaît, mais non tel qu’il était absolument. L’absence mystérieuse a rajeuni ses traits, épuré son regard, adouci sa parole, élevé son âme. Il se rappelle quelques erreurs, quelques préjugés. quelques préventions inséparables du milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé, il vous invite à vous débarrasser aussi de cet alliage. Il ne se pique point d’être entré dans la lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge la vie avec calmé et sagesse. Il a gardé de lui-même et développé tout ce qui était bon. Il est désormais à toute heure ce qu’il était dans ses meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de son amitié, et il n’est pas besoin qu’il nous prie d’eu oublier les erreurs ou les lacunes. Son apparition les efface.
Telle est la puissance de l’imagination et du sentiment en nous que nous rendons la vie à ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque chose ? Nous le croyons par l’enthousiasme et l’attendrissement. La raison jusqu’ici ne nous le prouve pas, elle ne peut tout prouver : elle n’est pas la seule lumière de l’homme, quoi qu’on die ; mais elle a des droits sacrés, imprescriptibles, ne l’oublions pas, et n’arrêtons jamais son essor.
En attendant qu’elle se mette d’accord avec notre cœur, car il faut qu’elle en arrive là, donnons à nos amis envolés un sanctuaire dans notre âme, et continuons la reconnaissance et l’affection au-delà de la tombe en leur faisant plus belle cette région idéale, cette vie renouvelée où nous les plaçons. Qu’ils soient pour nous comme les suaves parfums de fleurs qui s’épurent en se condensant.
GEORGE SAND.
- ↑ Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites au cher docteur Maure de vous en procurer.