Aller au contenu

Lettres d’un chef à ses fils/01

La bibliothèque libre.
Général Humbert
Lettres d’un chef à ses fils
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 756-778).
LETTRES D’UN CHEF
À SES FILS
1914-1919

Il est inutile de rappeler ici le rôle joué au cours de la guerre par le général Humbert. La part qu’il prit à la victoire de la Marne comme chef de l’héroïque division du Maroc, à celle de l’Yser avec le 32e corps, puis à la tête de la 3e armée qu’il commanda pendant plus de trois ans, la défense de l’Argonne et, surtout, l’arrêt des grandes offensives allemandes de mars et juin 1918 en direction de Paris, sont présents au souvenir de tous.

Né d’une famille modeste, le 8 avril 1862, fils d’un ancien combattant de Crimée, gendarme à Rambouillet, le futur commandant d’armée était entré dans la carrière militaire à treize ans, comme enfant de troupe au 20e chasseurs à cheval. Sorti premier de Saint-Cyr et passé dans l’infanterie de marine, c’est au feu, du Tonkin à Madagascar qu’il avait conquis tous ses premiers grades. C’est dans l’action encore, après de longues années de labeur au 3e bureau de l’État-Major de l’armée, que la guerre le trouve, général à cinquante ans, adjoint du général Lyautey au Maroc, d’où il s’embarque aussitôt pour la longue suite de travaux qui le mènera, le 11 novembre 1918, à la tête de la 3e armée, devant Rocroy, frontière de la France libérée.

Nommé gouverneur militaire de Strasbourg, commandant supérieur du territoire d’Alsace, membre du Conseil supérieur de la guerre, il s’était consacré tout entier au grand rôle qui lui revenait dans notre province reconquise. Il y faisait revivre les plus belles traditions de l’armée française.

Agé de cinquante-neuf ans seulement, il semblait avoir encore devant lui une longue carrière. Mais le paludisme du Tonkin et de Madagascar le minait à son insu. Le 9 novembre 1921, le général Humbert mourait, d’une mort de soldat et de chrétien.

Les lettres dont nous donnons ici les extraits, ont été adressées à ses fils, tous deux jeunes officiers pendant la guerre. Leur intérêt n’est pas seulement d’offrir une sorte de raccourci de la guerre vue du Quartier Général d’un de nos généraux d’armée : on y trouvera surtout, avec les pensées qu’inspiraient au jour le jour au général Humbert, les événements où il était acteur, l’expression des idées et des sentiments qui l’animaient dans l’exercice des plus lourdes responsabilités.

Elles dessinent ainsi, de la façon la plus intime et la moins préméditée, quelques-uns des traits qui fixeront pour l’avenir la physionomie morale des grands chefs français pendant la guerre de 1914.



Rabat, 30 juillet 1914.

Nous sommes dans la plus grande perplexité à cause des événements européens ; si la guerre éclate, la répercussion ici, sera terrible ; nous prenons nos dispositions en secret.

Serai-je rappelé en France, resterai-je ici ? je n’en sais rien.

Quand cette lettre te parviendra, si toutefois elle te retrouve, tu seras peut-être à la frontière. Déjà la victoire aura couronné nos drapeaux ! Quel que soit ton sort, donne à ta mission toute ton âme, sans regrets, sans arrière-pensées.

Pour tout Français, pour tout officier surtout, la fin est simple : il faut vaincre.


4 août 1914.

Ma pensée te cherche en vain parmi les innombrables Français qui, en ce moment, se ruent vers la frontière. Où la mobilisation t’a-t-elle jeté ? Pourtant, c’est sans amertume que je m’efforce à te découvrir : où que tu sois, je sais que tu fais ton devoir et je t’envie d’être plus rapproché que moi de la bataille.

Arriverai-je a temps pour la victoire ? Le général Lyautey m’a désigné pour prendre le commandement de la division prélevée sur le Maroc : zouaves, marsouins, tirailleurs algériens, tirailleurs marocains. Quelle fierté j’éprouve, tu t’en doutes.

Les embarquements ont commencé hier : dans une quinzaine, au plus tard, j’espère débarquer de ma personne à Bordeaux.

Te rencontrerai-je au cours de la guerre ? Quelle joie ce serait d’être ton voisin, dans la bataille ! « 

Que Dieu te garde ; au milieu des soucis du commandement, des anxiétés de toutes sortes, mon cœur aura toujours une pensée pour toi !

Adieu, dans une longue étreinte.

P.-S. Je suppose que tu as l’honneur d’être officier français.


LA MARNE. — MONDEMENT


Beaumont-sur-Vesle, 19 septembre 1914.

Le combat dans lequel je suis engagé ici depuis le 12 est quelque peu soporifique et j’ai le loisir d’écrire, — enfin.

On t’a sans doute appris mes avatars ? Je commande la 1re division de marche du Maroc. Superbe division, mais combien réduite aujourd’hui ! Nous avons eu en effet des combats terribles !

Le 28 août, à la Fosse-à-l’Eau, près Signy-l’Abbaye, chargé d’enlever une position contre des forces très supérieures, j’y ai réussi, mais le quart de l’effectif au moins était par terre ; le 1er septembre, sur l’Aisne, nouveau succès, chèrement acheté. Dans la grande bataille de Champagne, la division a résisté quatre jours de suite sur ses positions, afin de permettre le pivotement des attaques principales ; cela se passait autour du château [1] de M. Jacob, l’agent de change, ami de ..., qui a été perdu et repris par nous à la suite de combats tragiques. Le pauvre château est resté dans un joli état : c’est de la belle horreur.

Les Boches ont trinqué dur et le commandant de l’armée [2] a bien voulu reconnaître que la résistance de la division du Maroc a été la condition de la victoire. Mais il ne me reste plus que le tiers de ma division avec quatre commandants en tout ; tout le reste du personnel d’officiers supérieurs est tué ou blessé.

Ensuite, ç’a été la poursuite de l’ennemi pendant trois jours, puis l’armée est venue buter contre l’immense position en bordure de la Vesle où l’ennemi s’est fortifié pour tâcher de l’emporter par un mouvement d’enveloppement à droite (Ouest).

C’est de la guerre de siège : tranchées, bombardements, attaques de nuit. Voilà sept jours que cela dure ; cela ne peut continuer longtemps encore. Dieu veuille, ce soir ou demain, nous donner la victoire : le bon droit est pour nous.

J’ai été nommé général de division, à titre temporaire, à la suite du combat du 28 août.

Bonne chance, courage, espoir, quoi qu’il arrive


DEVANT REIMS


Beaumont-sur-Vesle, 21 septembre 1914.

... Comme tu le vois, c’est toujours dans le même endroit que je t’écris. Voilà neuf jours que nous sommes engagés dans la même bataille, attaquant, résistant tour à tour, sans jamais rien lâcher de ce que nous avons conquis ! Ma belle division est bien réduite, mais toujours brave ; les tirailleurs sont épatants ; je les voyais hier encore progresser sous les shrapnells avec un calme extraordinaire, tendant le dos, mais continuant toujours sur l’objectif !

Et il parait que cette bataille n’est pas près de finir ! Demain je vais renouveler une attaque qui sera dure ! trois lignes de tranchées au moins à enlever ! Dieu nous aide !

La 1re division du Maroc est devenue légendaire par ici, et on parle de me donner le commandement d’un corps d’armée dont elle fera partie ! Si le hasard voulait que nous soyons camarades de combat !

Mais quelle dure épreuve ! Que d’officiers tombés !

Oui, la guerre est une chose grandiose, mais ses conséquences sont épouvantables. Dieu veuille que notre victoire, qui me parait assurée, ait pour résultat la Paix française, la tranquillité du monde ! Quelle joie de se retrouver alors, l’épreuve passée, le devoir accompli, dans la douceur du foyer ! Que l’existence sera belle ! Mais il faut mériter de vivre des heures si pleines de charme.


Rilly-la-Montagne, 26 septembre 1914.

Dure campagne. Voici le quatorzième jour de combat de jour et de nuit, et nous recommençons l’attaque demain. Dieu nous aide à les bouter dehors, mais c’est cher !

Depuis quarante-huit heures, je passe mon temps à enlever puis à perdre une satanée ferme qui n’est plus qu’un tas de pierres. J’ai repris un des forts de Reims.

La décision ne se produira pas encore de sitôt ; il faut donc continuer à tout prix...


28 septembre 1914.

Le général Joffre est venu me féliciter de mes succès d’hier et d’avant-hier. Il se confirme que la 1re division de la garde a considérablement souffert.

Je suis nommé commandant d’un nouveau corps d’armée appelé corps combiné : Division du Maroc, plus une du 6e corps, corps d’armée splendide [3].

Je suis convaincu qu’il fera de bonne besogne... Mais cette guerre est bien cruelle.


30 septembre 1914.

Je viens d’avoir encore ce matin une rude empoignade avec la Garde ; le colonel du 3e Grenadier-Régiment a été tué dans l’affaire ; mais nous sommes restés bec à bec ; je n’ai pu progresser que d’une façon insignifiante.

De mon poste de commandement, je vois Reims, sa cathédrale incendiée dont il ne reste que les murs ; j’espère qu’ils finiront par payer tout cela, mais c’est bien long !

Courage !...


25 octobre 1914.

Ta mère m’écrit que ta blessure est maintenant cicatrisée et que le jour de la nouvelle séparation approche à grands pas. Le moment va être bien pénible pour vous tous, en effet, — mais vous êtes des vaillants, vous avez la plus haute idée du devoir, vous ne vous laisserez pas trop émouvoir et supporterez l’épreuve avec courage et confiance.

Tu débutes dans la carrière de la façon la plus noble et le souvenir de cette blessure si honorable te suivra partout.

Tu seras sans doute conservé au dépôt quelque temps, car il est indispensable d’être tout à fait remis pour repartir. — Tes fonctions ne seront pas aussi empoignantes qu’en première ligne, néanmoins il faudra t’y donner de tout cœur, car il est d’un intérêt capital d’avoir bientôt des renforts instruits.

Puis, sans doute, l’heure du péril sonnera de nouveau pour toi. Tu l’affronteras, comme devant, avec fermeté et avec confiance. Prie bien le bon Dieu et la sainte Vierge afin qu’ils te ramènent sain et sauf, cette fois-ci, du champ de bataille, — qui, j’espère, sera celui de la victoire.

Dis-toi que je pense sans cesse à toi, te suivant de mes vœux et de mes prières. Quel bonheur j’aurai à te serrer sur mon cœur avec fierté et tendre affection !

Bon courage. Dieu te garde.


SUR L’YSER


Hochstaedt, 1er novembre 1914.

... Je suis tout à fait au Nord, sur l’Yser, dans lequel je refoule les Boches avec assez de succès : inondations, bombardement, baïonnette... Cela nous a permis de faire pas mal de prisonniers et ceux-ci sont bien bas.

Hier, les Anglais ont fortement « écopé, » mais nous sommes venus à la rescousse, comme à Inkermann et avons rétabli leurs affaires. — Les Allemands subissent des pertes effroyables : leurs nouveaux corps ne manœuvrent pas comme les premiers ; ils ont des formations plus grégaires, et, dame, nous avons beaucoup d’artillerie, de la grosse et de la petite...

Aujourd’hui, Sa Majesté le Kaiser est là comptant sur la victoire : il n’aura pas cette joie... Demain, nous verrons.

Bon courage et confiance en Dieu, toujours.


Près Ypres, 8 novembre 1914.

... N’empêche que je pense souvent avec une grande inquiétude à vous. Je ne sais que trop à quels dangers sont soumis les officiers en première ligne ! Mais mon réconfort est en Dieu et j’ai la ferme espérance qu’il nous réunira tous, la guerre terminée, la victoire acquise, sains et saufs, communiant en une reconnaissance profonde de son infinie bonté.

Quand viendra ce beau jour ? La lutte, par ici, est de plus en plus violente : les Prussiens font des efforts désespérés pour nous enfoncer.

Pour cette nuit, j’ai monté une grosse affaire, une attaque générale de ma petite armée, car autour de mon CA on a agglutiné quantité de divisions et un corps de cavalerie. Quel succès aura mon entreprise ? Je suis perplexe. En tout cas, bien des braves resteront sur le carreau !...

Le moral des prisonniers est de plus en plus bas ; leurs carnets de route, les lettres qu’ils ont commencées, celles qu’ils ont reçues, décèlent un grand découragement. Tenons ferme, attaquons à fond et la victoire est à nous : encore un peu de patience !...


Sur l’Yser, 12 novembre 1914.

... Ici c’est une lutte effrénée, les fronts de bataille sont de véritables tonneaux des Danaïdes où s’engouffrent de chaque côté renforts sur renforts, ou plutôt des creusets qui, après chaque journée passée, produisent un mélange où il est difficile parfois de se reconnaître ! Les pertes des deux côtés sont en effet énormes, surtout chez les Allemands dont les nouvelles formations attaquent en paquet.

Je viens de passer deux journées terribles.

Le 10 au matin, ma petite armée, car je n’ai pas moins de six divisions d’infanterie et trois de cavalerie, a attaqué par surprise, de nuit et à l’arme blanche : — succès, mais pertes sérieuses, grosses fatigues ; aussi, le lendemain matin, les Allemands, qui avaient reçu un corps d’armée, ayant voulu me rendre la pareille, il s’en est suivi une sorte de surprise, à la suite de laquelle nous avons été ramenés. Une division, mal commandée, s’est repliée dans de telles conditions que, pendant vingt-quatre heures, j’ai cru la partie perdue : si les Allemands avaient poussé, je ne sais ce qui serait arrivé.

J’ai mis le général à pied et ai eu la chance de mettre la main sur un homme digne de ce rrom. La nuit dernière, il a remis les choses en place à la baïonnette, car, par ici, cet outil est d’usage constant, — et les bataillons allemands qui nous gênaient y ont passé en entier.

Ce matin, ça marche, mais ils viennent d’amener devant moi un nouveau régiment d’artillerie lourde. Quel potin !

La décision ne peut tarder ; on m’annonce des renforts ; je vais encore une fois essayer de passer ! Le 96e, qui est sous mes ordres, a perdu avant-hier 1800 hommes ; du 94e, il ne reste que 300 hommes, et quand ces deux trous seront bouchés, ce sera la même chose pour les nouveaux...


La Lovie, 20 novembre 1914.

... Depuis quarante-huit heures nous sommes engagés dans une formidable lutte d’artillerie ; que prépare l’ennemi ? Depuis que son attaque de trois divisions contre ma droite a été broyée par nos canons, il a renoncé à sortir son infanterie et il essaie évidemment de ruiner la cause de son échec, mais en vain : je dispose de 50 pièces lourdes de tous calibres en dehors de mon artillerie de campagne ; j’ai un cerf-volant observateur : il trinque !

Et la décision ? Bien matin serait celui qui en verrait la modalité. Passer par ici, du moins sur mon front, impossible : l’ennemi est fortifié maintenant, pas moyen de le décrocher.

Ailleurs, peut-être, mais où ? C’est le secret des grands états-majors. D’autre part, les Russes, bien que ralentis depuis quelques jours, peut-être même en échec, sont quand même aux portes des provinces essentielles de l’Empire. Il faudrait les arrêter au seuil du sol sacré. Pour cela d’autres corps d’armée sont nécessaires. Pour en prendre par ici, il faut occuper un front plus restreint : d’où retraite sur la ligne Anvers-Bruxelles-Maubeuge-Metz, dès maintenant organisée.

Seulement, quel effet produit sur le monde entier ! C’est pourquoi l’ennemi s’épuise en efforts aussi énormes que vains pour obtenir une apparence de succès qui puisse colorer sa dérobade et sauver la face.

Mais pour nous aussi, pour nos soldats, c’est bien dur ; depuis trois semaines, je livre des batailles acharnées où les perles sont énormes. Mais le moral est toujours bon et la confiance des troupes dans la victoire toujours solide. Nous les aurons !


25 novembre 1914.

... Le dégel est arrivé et, de nouveau, nous enfonçons dans la boue de ce pays jusqu’aux semelles ; mais pour moi, c’est un gros souci de moins : si l’Yser avait continué à geler, étant donné mes trente kilomètres de front, j’aurais été bien inquiet...


30 novembre 1914.

La bataille s’est calmée, les Allemands se retranchent, nous de même.

Ils sont sûrement perplexes ; ils ont échoué, en ce sens qu’ils n’ont pu nous enfoncer ; leur plan, sur le front occidental, s’écroule. Que vont-ils entreprendre, si la victoire des Russes se confirme et est vraiment une victoire ?

Et nous ? pour le moment, il s’agit de réparer les brèches, de se recompléter en cadres, hommes, matériel, etc. , — et j’imagine que, d’ici un mois au plus, nous ferons une manœuvre offensive quelconque. Cette période va donc offrir un prodigieux intérêt, si les Russes rentrent en Prusse. Alors, sans doute, la partie paraissant perdue définitivement pour eux, aux yeux du monde entier, nous allons voir les attardés partir en guerre eux aussi.

Malgré les pertes énormes subies, le moral, par ici, est excellent. Les hommes se rendent compte que les Allemands ont perdu la partie. Ils sont fiers de les avoir arrêtés et, quand on poussera un tant soit peu de l’avant, ils marcheront avec enthousiasme. Et pourtant, la vie est dure, dans ce pays de boue et de marais. Les tranchées n’y ont pas le confortable de la tienne, et souvent les hommes passent la nuit dans l’eau !


4 décembre 1914.

... Des projets sont en fermentation, paraît-il, dans les grands états-majors, mais je ne suis pas dans le secret des Dieux. Quant à aller plus vite, impossible pour de nombreuses raisons. La guerre a pris une apparence différente : le combat d’usure dure des mois, là où il durait quelques journées, voire quelques heures, mais ce sera toujours la même chose : le moins usé brisera l’autre. L’étendue couverte par les masses modernes, la lourdeur de celles-ci, les difficultés de leurs ravitaillements de toute nature ont grevé la durée des opérations d’un lourd coefficient. C’est égal, nous les aurons, ou plutôt on les a.


Poperinghe, 9 décembre 1914.

... Aujourd’hui, je change de front. J’ai ma gauche tout près d’Ypres et à ma droite le 16e CA.

Je suppose que ce n’est pas pour des prunes qu’on a appelé ici le 32e qui a la réputation d’attaquer à fond ; mais cela ne sera pas commode : l’ennemi est à une distance de 100 mètres au maximum et de 9 mètres au minimum : on se jette des betteraves.

C’est un autre genre que ma « Maison du Passeur, » qui a coûté tant de monde. L’assaut de ces ouvrages, exécuté par 400 volontaires, a été un épisode vraiment très beau pour les deux adversaires. Le combat a duré soixante heures sous une tempête de neige et une pluie torrentielle, les quatre détachements d’assaut dans l’eau et la boue jusqu’à mi-jambes. La garnison du fortin (Maison du Passeur) s’est laisse écraser tout entière par nos obus de 220 : officiers, hommes, mitrailleuses et projecteurs étaient écrabouillés. Dans les tranchées, ce fut une lutte acharnée, les Allemands refusant de se rendre, durent être exterminés, officiers en tête ; on ne put faire que deux prisonniers, en les terrassant.

Nos hommes ont été très braves ; d’une tranchée à l’autre ils criaient : vive la France ! Tous les officiers ont été tués ou blessés.

Ainsi s’affirme la volonté de vaincre !


Poperinghe, 10 décembre 1914.

Je suis en ce moment très ennuyé. Les Allemands viennent de m’enlever 400 mètres de tranchées sur un point particulièrement délicat. J’ai monté une contre-attaque qui commence bien, mais je voudrais bien être à demain matin, car, par cette nuit noire et pluvieuse, comment cela va-t-il tourner ?

Enfin, espérons que ce sera l’occasion d’un succès et que, conformément à mes ordres, on ne se bornera pas à reprendre le terrain perdu, mais qu’on chassera à son tour l’ennemi de sa première ligne.


11 décembre 1914.

Je viens encore de passer des heures tragiques ! Les Allemands m’avaient enlevé hier une bande de tranchées sur un point capital.

Mais maintenant je respire ; une vigoureuse contre-attaque exécutée à la baïonnette a remis tout en place et ramené vingt-huit prisonniers.

Mais ces Boches se battent vraiment bien !


13 décembre 1914.

J’ai ordre d’attaquer demain à fond. Cela sera dur. Enfin nous ferons ce que nous pourrons. J’ai en face de moi maintenant le XVe corps allemand. Ce sont de vigoureux soldats. Depuis trois jours, la fusillade et la canonnade n’arrêtent pas ; j’ai refoulé déjà quatre attaques et exécuté autant de contre-attaques. On se bat avec acharnement, mais mon corps d’armée est exténué. Enfin, en avant ! mais, encore une fois, ce sera dur !

Je vois que ma « Maison du Passeur » amuse beaucoup le public. Le nom a un cachet romantique qui plaît. Je crois t’en avoir parlé. Ce fut épique. De notre côté, cet épisode, qui a duré tout un mois, a révélé des qualités militaires brillantes ; mais les autres se sont crânement comportés.

Patience, confiance en la France éternelle !


Poperinghe, 16 décembre 1914.

C’est pour toi la veillée des armes ; demain, tu prendras part à la grosse attaque d’A... Je pense bien à toi, en ces heures graves, priant Dieu de te préserver au milieu du danger et de bénir nos efforts. L’affaire est, paraît-il, bien préparée ; beaucoup d’artillerie lourde et du monde d’attaque. Dieu veuille vous aider !

Par ici, j’en suis à mon troisième jour d’offensive : mes succès sont modestes et pourtant ils ont été chèrement acquis : quelques bouts de tranchées à une centaine de mètres en avant : possession dont on est fier, bien qu’il n’y fasse guère bon vivre : de la boue jusqu’à mi-jambes et des balles en excès.

Aujourd’hui, j’ai monté une attaque sur la fameuse cote 60 (le Mamelon Vert, comme l’appellent les troupiers). Les deux bataillons d’assaut sont parvenus au pied du talus de la redoute ennemie ; j’ai lancé la réserve il y a une heure ; j’attends le résultat.

Que de braves gens sont sacrifiés ainsi !


23 décembre 1914.

... Les Allemands sont partout sur leurs gardes ; ils ont eu connaissance de l’ordre d’offensive générale du Grand Quartier ; devant moi, ils sont serrés dans leurs tranchées comme des harengs dans une caque, aussi ils écopent quelque peu. C’est le fameux XVe Corps que j’ai pour vis-à-vis, de rudes hommes.

Je continue mon attaque de ce qu’on appelle le Mamelon Vert ; un assaut brusqué m’a conduit jusque dans le fort qui le couronne. Coût : 15 officiers, 1 500 hommes ; mais les éléments dissociés qui y avaient pénétré ont été chassés par une contre-attaque vivement menée par les Allemands et rejetés en bas du talus, où ils se sont cramponnés, ce qui fait que nous sommes en cet endroit à 10 mètres de l’ennemi. Je prépare un assaut genre Sébastopol : galerie de. mine, bombardement, rafales, coups de mains, etc. Mais le fourneau de 600 kilos de poudre que je creuse sous les Boches sans qu’ils s’en aperçoivent, — ce qui est fantastique, — ne sera terminé, sauf accroc, que dans une huitaine. D’ici là les hommes, en première ligne, sont dans la boue jusqu’à mi-jambes. Dans certaines tranchées, prises et reprises, ils sont sur des lits de cadavres des deux armées !

Tout cela est épique et sublime. Le soldat français est splendide.


26 décembre 1914.

Je suis très occupé à l’attaque d’un « Mamelon Vert » nouveau. Grâce à Recouly, qui a fait venir les Mémoires de Canrobert, je constate combien il y a d’analogie entre la situation du premier Mamelon Vert et celle du second.

Même rapidité de construction par l’ennemi, en une nuit ; même dispositif de défense un bastion en pointe sur deux courtines. Je la complète en procédant à la manière de Pélissier ; que Dieu la poursuive en me traitant comme ce dernier.


Poperinghe, 29 décembre 1914.

La guerre prête au sublime, mais surtout quand on est dans l’action immédiate, comme vous l’êtes. Nos hommes ont un moral remarquable ; ils accomplissent en toute simplicité des actes de héros. Chaque jour m’en apporte une preuve.

Voici celle de ce matin. Un officier de mon état-major en reconnaissance dans les tranchées rencontre un zouave occupé à bander une blessure qu’il avait à la jambe. Il lui demande pourquoi il ne se rend pas au poste de secours. Ce à quoi le zouave lui répond : « Nous ne sommes plus que deux dans l’escouade ; si je vais à l’ambulance, qui est-ce qui gardera mon créneau ? » Le tout avec le plus pur accent parisien des faubourgs et avec un air de pitié pour cet officier d’Etat-major qui, vraiment, avait l’air trop sensible.

Le 32e corps a reçu l’ordre de se concentrer à Cassel pour le 31.

Je suis relevé ce soir, juste au moment où j’avais projeté d’enlever le fameux Mamelon Vert. Je le cuisinais avec une artillerie réglée avec une telle précision que les prisonniers déclaraient impossible de tenir dans cet enfer. (Une affaire comme celle-là exige une préparation soignée, faute de quoi c’est l’extermination des troupes d’assaut pour un résultat nul ou insignifiant.)

J’avais en outre terminé la nuit dernière l’établissement d’un fourneau dans l’ouvrage principal, qui avait été chargé de 1 000 kilogs de poudre. Au signal de l’explosion, on devait se lancer en avant et retourner les parapets contre l’ennemi.

Ma relève n’ayant pas permis de mener à bien cet assaut, je me suis borné à faire exploser ma mine. Cela vient d’avoir lieu : énorme, un vrai Vésuve : Boches en l’air, les autres fuyant à jambes que veux-tu ; le fort est bouleversé.

Enfin, cela frappera toujours les Boches. Il parait d’ailleurs que tout va bien. Ce système de guerre ne permet pas de succès dramatiques avec généraux au galop sur la ligne des tirailleurs et charges de cavalerie, mais, sur tout le front, aux points où des pesées sont exercées, nous avançons, bien que lentement, et dominons l’adversaire.

Donc, ayons confiance.


EN ARGONNE


Montdidier, 11 janvier 1915.

Subitement un ordre de départ est arrivé cette nuit et m’envoie en Argonne où, paraît-il, on a besoin d’un corps d’armée énergique. Ce n’est donc pas moi qui donnerai le coup décisif car, dans la contrée où je vais, il ne saurait s’agir que de défensive. Je sais au surplus que l’ennemi (XVIe corps) y est extrêmement actif.

Enfin, inch’Allah !


15 janvier 1915.

Me voici installé sur mon nouveau champ d’action : l’Argonne. Combats de bois sans trêve ni répit. Le CA que je relève s’y est usé depuis quatre mois, sans succès, reculant pas à pas, mais enfin subissant l’ascendant de l’ennemi. Réussirons-nous mieux ? J’y vais employer toute ma force, mais il est incontestable que la vie est sévère, par ici. Et puis, que d’humidité, que de boue !

Mon CA se compose désormais des 40e et 42e DI. C’est l’ancien 6e corps ; troupes magnifiques, que le grand chef a voulu me confier.


19 janvier 1915.

Ici la vie est dure ! Dans ces bois, elle prend un caractère tragique particulier. Les Allemands, provenant de la garnison de Metz, sont des remueurs de terre, — sape et mine, — exceptionnellement habiles. La lutte est vive. Aujourd’hui, ils m’ont poussé deux attaques. Dans l’une, après avoir fait sauter une tranchée, ils ont été aussitôt contre-attaques et refoulés. Dans l’autre, ils ont fait pleuvoir sur une portion de ligne une abondance extraordinaire de minenwerfers, puis se sont jetés en avant, suivis de travailleurs portant des sacs de ciment et de l’eau ; ils ont d’abord atteint une bonne longueur de tranchée ; ils en ont été chassés par une contre-attaque à la baïonnette, sauf sur deux points où ils se sont aussitôt bétonnés.

En ce moment, on est en train d’essayer de les déloger et j’espère bien qu’ils ne coucheront pas là

La 40e division est superbe.


21 janvier 1915.

... Mon admiration est grande pour nos soldats qui, malgré tout, sont fermes et confiants. Le moral de la nation, de son armée est un phénomène que je ne puis qualifier autrement que providentiel : il dépasse le raisonnement.

Par ici, dans ces bois de l’Argonne, la vie est particulièrement dure car, outre les rigueurs atmosphériques, la guerre revêt un caractère d’acharnement tout particulier. Ce sont des actions locales répétées sans cesse, la mine souterraine y joue un grand rôle, bouleversant tranchées et boyaux à chaque instant.

Avant-hier, trois attaques avec explosions ont été exécutées sur mon front ; elles ont été bien reçues, mais cela coûte et fatigue la troupe. J’ai comme adversaire le général du génie von Mudra, gouverneur de Thionville, qui est un remueur de terre de premier ordre. C’est égal, je crois que, d’ici peu, il trouvera quelque chose de changé. Il faut tenir bon. Les Anglais auront bientôt un million d’hommes en ligne. Ce sera l’équivalent de plusieurs corps d’armée français qui pourront constituer une jolie masse de manœuvre. Le soleil sera revenu, réchauffant les courages et vivifiant les corps. L’ennemi, de plus en plus usé, démoralisé, sera bousculé ou se repliera, j’en suis convaincu. Mais jusque-là tenir à tout prix !

De renseignements sérieux il résulte que si le peuple allemand, si facilement abusé, croit encore en la victoire, l’Empereur et son entourage considèrent la partie comme perdue et en ont par dessus la tête. Quatre aviateurs que nous avons pris il y a deux jours parlent dans ce sens : ils n’ont guère confiance. Les déserteurs lorrains, assez fréquents par ici, donnent le même son de cloche.

Haut les cœurs donc, confiance, et aiguisons nos baïonnettes.


24 janvier 1915.

Il y a des jours où, si je ne veillais sur mes sentiments, je serais dans le cas de souhaiter être à ta place ! C’est à peine si se termine une lutte de trente-six heures pour la possession d’un bout de tranchée, où les pertes des deux côtés ont été énormes ! Je n’ai pu reprendre cette parcelle infime, dont les défenseurs ont à peu près tous été écrasés par les explosifs puissants dont les Allemands disposent par ici. Cela n’a point d’importance au point de vue général, mais c’est enrageant quand même !

Cette lutte incessante, dans les bois où les détonations résonnent formidablement, prend un caractère plus sauvage. La difficulté pour nous vient de ce que notre outillage est très inférieur. Il faut une jolie confiance pour y résister. Le bataillon du commandant Devincet s’est bien comporté. Il a perdu plus de la moitié de son effectif ; bien entendu, pas de prisonniers, si ce n’est des blessés. C’est l’usure réciproque, y compris l’usure économique, — et il est incontestable que l’usure est plus forte chez eux que chez nous.

L’événement éclatera, où ? comment ? mystère.

C’est le phénomène de toutes les batailles ; seulement au XXe siècle, la bataille s’étend sur presque toute l’Europe, et elle dure des mois.

Pazienza, bonne humeur.

P. S. — J’ai sous mes ordres ici des Chambériens, du 108e territorial : braves gens [4].


31 janvier 1915.

Que deviens-tu ? Par ce temps de froid et de neige, ma pensée te cherche avec une particulière sollicitude ; que Dieu t’assiste et secoure tes hommes ! c’est si dur.

Ouvre l’œil de bonne heure, fais circuler des rondes toute la nuit, active la vigilance ; à l’aube, il y a eu des surprises du fait de l’engourdissement produit par le froid.

Nous menons ici une pénible existence ; on se bat sans arrêt et nous avons affaire à forte partie. La situation topographique n’est pas à mon avantage et il en est résulté quelques « pépins ; » rien de grave, mais c’est ennuyeux. Enfin, je ne désespère pas de prendre l’ascendant, bien qu’il soit, par ici, de l’autre côté depuis quatre mois. Dans l’ensemble des affaires, cela n’est rien ; peut-être même préfère-t-on laisser les choses ainsi... Quoi qu’il en soit, les contingences sont favorables. Pazienza... Il n’y a pas d’exemple que Dieu n’ait pas cruellement châtié l’orgueil. Et y en eut-il jamais plus kolossal ?...


6 février 1915.

Ici on se bat sans relâche, avec une opiniâtreté, un acharnement égal de part et d’autre. Nos jeunes soldats sont admirables d’ardeur. Mais, hélas ! cela coûte cher. Les dépôts s’épuisent à verser dans les rangs, sans jamais les remplir, tout ce qu’on ramasse d’hommes en état de porter les armes. La difficulté, ici, vient de l’infériorité de notre outillage. Les Allemands ont 5 minenwerfer par compagnie, dont un gros. Ils ont d’excellentes grenades à main, en quantité ; or, dans ce dédale de boyaux, de maquis, on se bat surtout avec des engins de cette nature. Enfin ! nous nous servons de la baïonnette, mais c’est un outil assez encombrant ; il faudrait des sabres ou des haches : voilà donc le « briquet » de nos pères qui, de nouveau, revient à la mode...


10 février 1915.

Dans notre métier, il ne faut pas se laisser influencer par ses préférences ou ses antipathies ; ne pas perdre de vue la Mission, la Direction, le Devoir ; — pour le reste, laisser faire à Dieu.

... Ici, on mène toujours une vie exceptionnellement agitée ; je suis pressé vigoureusement par un ennemi dont l’outillage est supérieur, qui, depuis quatre mois, a la supériorité tactique. Je croyais, depuis une huitaine, avoir renversé les rôles ; crac ! ce matin, il m’a fait sauter et enlevé une longueur de tranchées de trois ou quatre cents mètres. On contre-attaque en ce moment. D’ailleurs, attaques, contre-attaques se succèdent sans arrêt. Le métier, ici, est rude.

Ce qui m’étonne, dans l’acharnement des Allemands sur ce front, c’est que je ne vois pas où cela peut bien les mener, car, avant qu’ils aient atteint une zone avantageuse, il y aura beau temps, en admettant même qu’ils continuent à me grignoter, qu’une décision se sera produite ailleurs. Car, si je t’ai vaguement indiqué antérieurement des possibilités de décisions diverses, il ne s’ensuit pas qu’on ait renoncé à envisager une œuvre plus nette et plus catégorique. On y travaille ; pazienza. C’est au cas où ces manœuvres échoueraient, en mettant les choses au pire, que nous pouvons considérer que l’usure économique ou une intervention nouvelle mettrait en tout cas l’adversaire à genoux.


10 février 1915.

Ici pas un jour ne se passe sans horion donné ou reçu. Mais je suis satisfait. Je crois avoir enfin acquis l’ascendant sur les gens d’en face. Mais il faut leur rendre justice, ils sont remarquables. Aussi les combats présentent-ils un caractère de violence inouï.

Quant à la situation, elle se présente sous les plus heureux auspices. Du côté de Châlons, à ma gauche, il se passe des choses intéressantes [5] et, si le succès nous couronnait, il pourrait y avoir du nouveau.

Je suis en train de goûter une lecture délicieuse : les Impressions de voyage d’Alexandre Dumas. Si elle te tombe sous la main, ne la manque pas ; autant les romans ont vieilli, autant ces récits de voyage sont attrayants.

Dans le volume « Excursions sur les bords du Rhin, » au chapitre « Waterloo, » je recueille cette prophétie : « Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis cette époque... Dans cette plaine, on cherche vainement une pierre, une croix, une inscription qui rappelle la France ; c’est qu’un jour Dieu lui ordonnera de se remettre à l’œuvre de la délivrance universelle, commencée par Bonaparte et interrompue par Napoléon ; puis, cette œuvre accomplie, nous retournerons la tête du lion de Nassau du côté de l’Europe, et tout sera dit. »


26 février 1915.

Tu ne fais rien : il en est de même sur de nombreux secteurs du front : tant mieux. C’est parfait que les troupes soient dans l’impatience de marcher ; le moment venu, elles attaqueront avec entrain.

En attendant, entretiens-toi en forme, en gaîté et en bonne santé. Occupe-toi à faire une compagnie homogène : perfectionne l’instruction de tes cadres ; dans les périodes de repos, veille à l’hygiène, au nettoyage, à l’instruction. Enfin, arrange-toi pour donner de la confiance à tous : cause avec tes hommes, montre-leur de la sollicitude, explique-leur la guerre, remonte leur moral, etc. Dans les tranchées, exige une vigilance rigoureuse, surtout avant l’aurore : il y a souvent des surprises dans les unités où ces règles ne sont pas appliquées.

Conserve ton moral, fait de confiance dans la victoire, de confiance en Dieu.


3 mars 1915.

Nous continuons dans ce sombre pays nos occupations accidentées. Cette lutte perpétuelle aguerrit admirablement nos jeunes troupiers et je suis stupéfait du cran qu’arrivent à montrer nos hommes, si peu préparés par l’éducation donnée avant la guerre à des réalités aussi tragiques : on se bat des journées entières dans des boyaux, à coups de grenades, de hache, de bombes à main ; c’est un corps à corps incessant dans lequel le fusil est une gêne. Lorsque le beau jour de l’offensive générale arrivera, quelle vigueur auront ces gaillards-là !

Car il arrivera, ce jour. De gros efforts sont faits en Champagne, ils sont couronnés de succès, mais la rupture n’est pas encore réalisée : question d’usure ; il faut dire d’ailleurs à l’honneur de nos ennemis qu’ils sont des militaires de premier ordre et des patriotes ardents.

Quant à nos amis les Russes, les voilà repartis ; quelle drôle d’armée ! mais ceux qui les connaissent sourient d’un air entendu, si l’on doute de leur force. Pour ces idoines, le succès russe est certain : c’est le flot qui revient sans relâche secouer l’épave jusqu’à ce qu’elle coule.


7 mars 1915.

Le chef est sacré, tant qu’il ne demande pas quelque chose de contraire au devoir ou à la conscience. Comme personne n’est parfait, de par sa nature humaine il aura toujours, à quelque point de vue, faiblesses et défauts. Il faut être assez fort pour les lui passer, dans l’intérêt de la discipline, du service ou du combat. C’est la règle d’airain.

Grandeur et servitude militaires. Le premier terme de cet adage si plein de vérité n’est réalisé que si le second est consenti.

Le métier des armes est sublime parce que le commandement est la jouissance suprême et parce que, en même temps, il faut obéir intégralement.

Le sentiment qui nous amène à nous révolter contre cette condition est l’orgueil. L’orgueil est toujours puni. Tout chef passionné de commandement est enclin à l’orgueil ; il lui faut lutter contre lui-même à ce point de vue. Cet effort continuel grandit la volonté, donne à l’obéissance militaire un caractère de beauté tout à fait particulier.

Le forcement des Dardanelles va donner à la guerre une ampleur formidable. C’est en effet une croisade, une révolte générale contre l’orgueil, la brutalité, l’égoïsme et la barbarie : en synthèse, une victoire de l’Evangile contre l’hypocrisie, l’orgueil et l’erreur. Voilà du coup, tous les balkaniques et l’Italie dans la danse : c’est le blocus intégral des Germains. Ils s’effondreront sans beauté.

En attendant le cataclysme réservé par Dieu et qui sera le coup de tonnerre qui marquera l’instant, le commencement de l’effondrement, l’usure continue dans de bonnes conditions. Le nombre de cadavres allemands qui s’empilent en Champagne et en Argonne devient énorme ; les munitions de l’ennemi diminuent rapidement ; obligés d’amener par ici renforts sur renforts, les fronts s’étirent, s’amaigrissent. La faim travaille là-bas les cervelles et les entrailles. C’est le cri lamentable de toutes les femmes dans leurs lettres ramassées sur les cadavres des maris et des fils. Cela ne réconforte guère les guerriers. Quant aux Russes, s’ils ne sont pas des stratèges ni des tacticiens, ils sont un puissant facteur d’extermination.

Tout va bien. L’essentiel est de conserver une armée intacte dans son moral et dans sa force.


EN LORRAINE


9 mars 1915.

Je suis nommé commandant du détachement d’armée de Lorraine.

Je pars demain pour mon nouveau poste.

Inutile que j’insiste sur les sentiments qui m’animent.


18 mars 1915.

L’homme n’est rien, le chef est sacré. Et il faut voir la fin : la discipline, le service, la victoire.

La victoire ! Elle vient, mais lentement ! Avec la formidable puissance destructive des armes modernes, l’efficacité de la fortification de campagne, l’usure est infiniment plus longue à réaliser, car l’assaillant n’arrive pas à accrocher son adversaire assez vigoureusement. Il faut multiplier les attaques ; au lieu de donner de suite un coup d’assommoir, on ne peut porter que des coups de poing qui n’affectent que la surface. Mais, à force de multiplier ces coups sur une même place, on doit finir par créer là une plaie mortelle.

Par ici, je suis tout dépaysé de ne pas m’endormir au son du canon. On a de l’espace devant soi, on fait des reconnaissances de cavalerie, on se tend des embuscades, petite guerre de détail ; simples jeux d’enfants.

J’espère que bientôt on corsera ma mission.


24 mars 1915.

Je ne cacherai pas que parfois on se surprend à se demander quand et comment cela finira.

On n’a pas percé en Champagne : alors ?

Mais d’importants résultats ont été obtenus et ils ont été bien mis en lumière par le communiqué du G. Q. G. En outre, ces opérations constituent une excellente expérience à appliquer sur une zone mieux choisie ; car, de Perthes-les-Hurlus on ne perce sur rien et on retombe sur plusieurs lignes de défense successives.

Cette guerre, comme je te le disais, ressemble énormément à la guerre de Crimée. Comme dans cette dernière, c’est la fortification de campagne qui s’oppose à la progression ; tout comme les Russes, les Allemands s’épuisent à soutenir cette frêle barrière ; tout comme eux, ils crouleront, soit sous un assaut décisif comme à Malakoff, soit (c’est l’hypothèse la moins probable) parce qu’ils crèveront de faim.

Quelle que soit la forme de la victoire, peu importe, l’essentiel est de mettre le Teuton dans l’impossibilité d’« embêter » le monde entier comme naguère. Quelle que soit cette forme, il sera glorieux d’y avoir participé. Mais ce sera peut-être plus tragique que je ne l’envisage en dernier lieu ci-dessus.

Espérons !


28 mars 1915.

Je crois qu’il se mijote des choses intéressantes, malheureusement ce n’est pas encore de mon côté qu’elles seront réalisées.

Je continue à secouer mes endormis. C’est inouï comme l’esprit guerrier, qui brave fatigue, intempéries, la dure, l’absence de confortable, faisait défaut par ici. Faute de se battre, on était devenu très « garde nationale. » Déjà j’enregistre quelques petits succès, des embuscades, des surprises de petits postes, de grand gardes, etc. ; on fait des prisonniers. Cette petite guerre me change de la fournaise de l’Argonne.

Sur des prisonniers faits hier, nous trouvons des lettres d’Allemagne qui dépeignent une misère, une désolation très grandes. La bête est touchée, elle est pourtant encore vigoureuse et l’hallali n’ira pas sans ripostes rageuses.

Derrière ce fameux « tournant, » une perspective radieuse s’offrira à l’humanité entière ; il sera glorieux d’avoir été un acteur dans le drame préalable et puis, de nombreuses complications ne seront résolues que par l’effet de la force militaire agissante ou simplement présente. Cela vaut déjà le sourire et l’acceptation de toutes les consignes, même les plus passives... Dans l’intérêt du service, de la discipline, de l’honneur des armes, les officiers doivent, se passant leurs faiblesses, être unis et confiants.


3 avril 1915.

... Il n’y a pas lieu de se décourager et de douter d’une offensive victorieuse.

D’abord, je reprends ma comparaison de Sébastopol que je considère toujours comme exacte. Contrairement à ce que tu penses, après la prise du Mamelon Vert, puis de Malakoff, les Russes avaient derrière eux de nombreuses lignes. Les deux points ci-dessus n’étaient même que des avancées de leur ligne principale comprenant elle-même plusieurs retranchements intérieurs.

Pourtant ils n’ont tenu sur aucune de ces lignes. C’est que leur usure matérielle et morale ne le leur permettait pas. Je reste plein d’espoir dans le renouvellement de ce phénomène pu ici. Que la brisure de la ceinture se produise au moment où le moral des Allemands sera vraiment atteint, ils ne trouveront pas plus que les Russes l’énergie de se cramponner à une deuxième ligne.

Tu me répondras : mais on n’a pu percer en Champagne. Ignores-tu que les Anglais avaient franchi toutes les lignes de défense adverses et que leur victoire eût été décisive sans l’hésitation de deux de leurs généraux qui ont été mis à pied ? [6]

Quant à notre propre offensive, elle avait bien commencé, mais ensuite on a manqué de méthode. A Sébastopol pour reprendre ma thèse, nombreuses ont été également les tentatives malencontreuses. La nôtre, en tout cas, a bien eu les heureux effets relevés dans le communiqué. Ce fut bien un succès ; mais un succès limité, incomplet. On ne s’en tiendra pas là

Donc, je reste plein d’espoir dans une issue nettement victorieuse. Mais, d’ici là bien des incidents se dérouleront encore, avec des vicissitudes de succès et d’échecs.


10 avril 1915.

La situation générale est bonne. La forme de la guerre ne correspond pas à l’idée qu’on s’en était faite ; mais il n’y a pas à regimber : c’est la guerre du XXe siècle, guerre où la science, les machines, les explosifs ont une puissance jusqu’alors inconnue. Cela nous ramène à des méthodes d’autrefois où la lutte se résumait en un siège plus ou moins long. C’est de plus en plus Sébastopol et il faut envisager le même processus : choisir un ou plusieurs secteurs d’attaque et y poursuivre avec ténacité l’offensive lente imposée par les circonstances.

Alors, par cette plaie constamment ouverte, l’Allemagne se videra de toutes ses forces, tout comme les Russes à Sébastopol, et il arrivera un moment où son armature croulera. Il se peut aussi qu’un événement extérieur à notre théâtre d’opérations produise l’événement décisif qui ruine les espérances ou encore que les difficultés économiques amènent la capitulation...


14 avril 1915.

La bataille est une ; c’est un siège qui s’étend de Nieuport à Thann ; il comporte des assauts, tantôt ici, tantôt là ; (c’est d’ailleurs une erreur à mon sens de les multiplier en des zones différentes.)

…………..

Tu as dû lire dans les journaux que je suis nommé Commandeur ? Quand on prend du galon !...


20 avril 1915.

Je profite de cette stagnation pour mettre au point quantité de choses qui clochent afin que, le jour venu, l’on soit aussi fort que possible.

Le général Joffre est venu aujourd’hui inspecter le D. A. L. [7] et, par un radieux soleil, devant mes réserves massées dans une ordonnance imposante, sur les sommets du Grand Couronné, face à Metz à peine perceptible dans la brume, il m’a remis la croix de Commandeur. A. l’Ouest, le canon tonnait sur le Bois Le Prêtre... C’est un beau souvenir !...

…………

Il ne faut pas considérer les choses subjectivement : il faut voir le but général, la victoire qui est certaine ; y contribuer selon le mode imposé par la mission, les ordres : tel est le devoir, et, quelle que soit la consigne, elle est belle.

Quant à dire qu’ensuite il n’y aura plus de guerre, permets-moi de ne pas partager cette opinion ; nous entrons dans une ère de bouleversement, la période qui s’ouvre sera des plus agitées et pour la France, vraisemblablement glorieuse.

Confiance, espoir, courage ! Il faut avoir le cœur au-dessus de tout, orienté très haut. C’est ainsi seulement qu’on goûte la joie de vivre, quoi qu’il arrive.


Général HUMBERT.

  1. Château de Mondement.
  2. Général Foch commandant la IXe armée.
  3. Le corps combiné devait prendre peu après le nom de 32e corps d’armée.
  4. Le général avait commandé de 1911 à 1913 la brigade d’infanterie de Chambéry.
  5. Première offensive de Champagne, février 1915.
  6. Victoire britannique de Neuve-Chapelle (mars 1915).
  7. Détachement d’armée de Lorraine.