Lettres d’un habitant des Landes/Préface
Toucher à la liberté de l’homme, ce n’est pas seulement lui nuire, l’amoindrir, c’est changer sa nature ; c’est le rendre, dans la mesure où l’oppression s’exerce, imperfectible ; c’est le dépouillement de sa ressemblance avec le créateur, c’est ternir, sur sa noble figure, le souffle de vie qui y resplendit depuis l’origine.
Les horizons économiques n’ont pas de limites. En apercevoir de nouveaux c’est mon bonheur, que je les découvre ou qu’un autre me les montre.
Bastiat.
ous le règne de Louis-Philippe, dans le salon de M. Horace Say, fils de Jean-Baptiste, on rencontrait les économistes les plus distingués de l’époque. Malgré la grâce aimable et la fine gaieté du maître de la maison, qui n’entendait pas effrayer la partie féminine de sa société, la présence de ces savants disciples d’Adam Smith donnait aux réceptions du lundi une certaine nuance de gravité. Je vois encore apparaître pour la première
fois, au milieu du cercle des élus, Bastiat,
récemment découvert par M. Dussard, directeur
du Journal des Économistes.
Au fond d’un tiroir de bureau, chez l’éditeur Guillaumin, restaient enfouis depuis quelques semaines plusieurs articles datés d’un lieu inconnu à Paris, signés d’un nom qui ne l’était pas moins.
Ces articles oubliés, tombant à l’improviste sous les yeux du rédacteur en peine de remplir sa feuille mensuelle, le transportent d’étonnement et de satisfaction. Qu’est-ce donc que cet écrivain qui débute en maître ?
Grande rumeur au sein de la petite Église ; on se dispute les pages remarquées, on les médite, on les admire. On complimente, on encourage, on appelle l’auteur. C’est un juge de paix de village qui n’a jamais vu la capitale. Au mois de mai 1845, il cède aux instances qui lui sont faites et vient offrir lui-même aux impatients la première série des sophismes et l’introduction d’un livre qu’il imprime, Cobden et la Ligue. Cette introduction ne tardera pas à attirer l’attention de l’Institut, et le fera nommer membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques.
Je vois donc Bastiat débarquant des grandes Landes, se présenter rue Boursault, chez M. Say. Sa tournure se détachait si pittoresquement parmi celles qui l’entouraient que l’œil, tout distrait qu’il fût, ne pouvait s’empêcher de se fixer un instant sur lui. La coupe de ses vêtements, due aux ciseaux d’un artiste de Mugron, s’éloignait absolument des formes ordinaires. Des couleurs tranchées mal assorties, étaient mises à côté l’une de l’autre, sans souci de ce genre d’harmonie. Sur des mains gantées de filoselle noire, se jouaient de longues manchettes blanches ; un col de chemise aux pointes menaçantes, enfermait la moitié de son visage, un petit chapeau, de grands cheveux ; tout cet ensemble eût paru burlesque si la physionomie malicieuse du nouveau venu, son regard lumineux et le charme de sa parole n’avaient fait vite oublier le reste.
Assise à table en face de ce campagnard, je constatai que non-seulement Bastiat était un des grands-prêtres du temple, mais un initiateur passionné. Quel feu, quelle verve, quelle conviction, quelle originalité, quel bon sens vainqueur et spirituel ; et à travers cette abondance d’idées nettes, de ces piquantes et neuves démonstrations, le cœur se sentait, le véritable ami des hommes se révélait. « En voilà un, me disais-je, avec lequel il faudra comprendre ou dire pourquoi ; les dames, malgré elles, pourront peut-être s’intéresser à l’influence des tarifs anglais ou français. »
Après le dîner on fit de la musique. L’habitant des Landes nous ménageait encore une surprise : il possédait au suprême degré le sentiment des arts et de la poésie.
Ne voulant que toucher barre à Paris, Bastiat quitte ses coreligionnaires au mois de juillet, s’en va passer quelques jours en Angleterre auprès de Richard Cobden et retourne chez lui. Mais de plus en plus dominé par le besoin d’être utile et de combattre l’erreur, il s’arrache de nouveau à sa chère solitude et revient dans cette Babylone, comme il l’appelle, cette Babylone qui l’attire, l’effraie, l’épuise et le tuera en moins de quatre années. Là il continue l’organisation du libre échange, commencée à Bordeaux, fonde un journal, parle en public, ouvre un cours à la jeunesse des Écoles, prononce des discours en province, au Havre, à Lyon, à Marseille, confie des articles à trois feuilles différentes et publie en même temps des pamphlets, véritables petits chefs-d’œuvre, qui réfutent les funestes théories prêchées d’un bout de la France à l’autre.
Loin de toutes ses douces habitudes, séparé d’une tante qui lui a servi de mère, d’un ami, son frère par le cœur et l’intelligence, Bastiat, atteint déjà d’un mal très-grave, se sent isolé, attristé au milieu de tant d’inconnus.
La sympathie réelle que lui montrent la famille de M. Horace Say et celle de M. Casimir Cheuvreux le touche. Il se rapproche chaque jour davantage de ces intérieurs qui lui sont si cordialement ouverts. L’affection succède vite à la sympathie. De part et d’autre, on semble pressentir que, pour goûter une intimité précieuse, il faut se hâter, ne pas perdre de temps.
En 1848, le département des Landes l’envoie à l’Assemblée constituante. Devançant d’un quart de siècle la clairvoyance des hommes illustres de notre temps, déjà il jugeait impossible le rétablissement de la monarchie en France. Pour ne pas laisser tomber son pays aux mains des partis qui se disputaient la puissance, il accepta franchement la République. « Je vois, écrivait-il le 8 novembre 1849, que, pour ne pas trop déplaire aux dames, il faut se hâter d’élire un roi ; l’embarras est de savoir lequel, car nous en avons trois en perspective. Qui l’emportera après une guerre civile ?… » Les opinions extrêmes désolaient son patriotisme sans pouvoir le décourager. Tout abus de l’autorité le révoltait, Les réactionnaires d’alors le qualifiaient d’utopiste, ceux d’aujourd’hui accuseraient de radicalisme cet esprit modéré, généreux et sage.
Pendant que Bastiat, nommé représentant pour la seconde fois, siége à la Chambre, son activité d’écrivain redouble. À propos de sa brochure Capital et Rente, il combat dans le journal La Voix du peuple, les fausses doctrines que voudraient propager Proudhon et fait triompher, même parmi un grand nombre d’ouvriers, le principe de la légitimité de l’intérêt. « Labourer en pleine révolution », dit son biographe[1], l’opinion publique, le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le plus impropre à une moisson prochaine, c’était faire le dangereux métier de pionnier, et l’on sait que ce métier est mortel. » L’ardeur qui le consume quand il cherche à rendre la lumière aux aveugles, ce profond et sévère penseur la porte dans ses sentiments d’amitié. Apôtre d’une des sciences les plus rigoureusement exactes, sa sensibilité son organisation morale sont si délicates que chez lui la moindre impression laisse des traces : joie ou peine, rien ne s’efface.
L’histoire de la vie de Bastiat est une bien simple histoire. Elle se concentre presque tout entière dans l’intérêt précoce et persévérant que lui inspirent l’étude et la solution des problèmes économiques. Un demi-volume de correspondance publié après sa mort le fait déjà connaître et aimer. Une courte série de nouvelles lettres que nous transcrivons ici, ajoutera quelques traits à cette personnalité originale et touchante.
Bastiat, qui avait abandonné son village à l’âge de quarante-cinq ans, ne put jamais s’accoutumer aux rapports sociaux purement mondains, c’est-à-dire l’indifférence aimable cachée sous les formes banales d’une extrême politesse.
- ↑ Fontenay.