Lettres d’un voyageur (RDDM)/04
Ton ami le voyageur est arrivé au gîte, sans accident ; il est heureux et fier du souvenir que tu as gardé de lui. Il ne s’en flattait pas trop ; il croyait qu’une ame aussi active, aussi dévorante que la tienne, devait recevoir vivement les moindres impressions, mais les perdre aussi vite, pour faire place à d’autres, d’autant plus que c’est un devoir et une nécessité pour toi d’être ainsi ; tu n’appartiens pas à certains élus, tu appartiens à tous les hommes, ou plutôt tous t’appartiennent. Pauvre homme de génie ! cela doit bien te lasser. Quelle mission que la tienne ! c’est un métier de gardeur de pourceaux ; c’est Apollon chez Admète.
Ce qu’il y a de pis pour toi, c’est qu’au milieu de tes troupeaux, du fond de tes étables, tu te souviens de ta divinité, et quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux. Que ne puis-je t’emmener avec moi sur l’aile des vents inconstans, te faire respirer le grand air des solitudes, et t’apprendre le secret des poètes et des bohémiens ! Mais Dieu ne le veut pas. Il t’a précipité comme Satan, comme Vulcain, comme tous ces emblèmes de la grandeur et de l’infortune du génie sur la terre. Te voilà employé à de vils travaux, cloué sur ta croix, attaché au misérable bagne des ambitions humaines. Va donc, et que celui qui t’a donné la force et la douleur en partage, entoure long-temps pour toi d’une sainte auréole de désirs et d’illusions cette couronne de gloire que tu conquerras au prix de la liberté, du bonheur et de la vie.
Car, pour la philanthropie dont vous avez l’humilité de vous vanter, messieurs les héros, je vous demande bien pardon, mais je n’y crois pas. La philantropie fait des sœurs de charité. L’amour de la gloire est autre chose et produit d’autres destinées. Sublime hypocrite, tais-toi là-dessus avec moi : tu te méconnais en prenant pour le sentiment du devoir, la pente rigoureuse et fatale de ta haute organisation. Pour moi, je sais que tu n’es pas de ceux qui observent des devoirs, mais de ceux qui en imposent. Tu n’aimes pas les hommes, tu n’es pas leur frère, car tu n’es pas leur égal. Tu es une exception parmi eux, tu es né roi. Ah ! ah ! voici ce qui te fâche ; mais au fond, tu le sais bien, la royauté est d’institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d’intelligence et de force, s’il eût voulu fonder le principe d’égalité parmi eux. Mais il fait les grands hommes pour commander les petits hommes, comme il a fait le cèdre pour protéger l’hysope. L’influence enthousiaste et quasi-despotique que tu exerces ici, dans ce milieu de la France, où tout ce qui sent et pense, s’incline devant ta supériorité (au point que moi-même, le plus indiscipliné voyou qui ait jamais fait de la vie une école buissonnière, je suis forcé, chaque année, d’aller te rendre hommage), dis-moi, est-ce autre chose qu’une royauté ? Votre majesté ne peut pas le nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet, est la couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre tribune en plein air est un trône ; Fleury le Gaulois est votre capitaine des gardes ; Planet, votre fou ; et moi, si vous voulez le permettre, je serai votre historiographe ; mais morbleu, sire, conduisez-vous bien, car plus votre humble barde augure de vous au départ, plus il en exigera, quand vous aurez touché le but, et vous savez qu’il ne sera pas plus facile à faire taire que le barbier du roi Midas. Et ici, je vous demande pardon de donner le titre de roi à feu Midas. Celui-là, on le sait, n’est pas de vos cousins ; c’est un roi d’institution humaine, un de ces beaux types de rois légitimes à qui les oreilles poussent tout naturellement sous le diadème héréditaire.
Croyez-vous donc que je conteste vos droits ? Oh ! non pas vraiment : nous ne disputerons jamais là-dessus. Certain roi naquit pour être maquignon ; toi, tu es né prince de la terre. Moi-même, pauvre diseur de métaphores, je me sens mal abrité sous le parapluie de la monarchie ; mais je ne veux pas le tenir moi-même, je m’y prendrais mal, et tous les trônes de la terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d’un lac des Alpes. Une grande question serait celle de savoir si la Providence a plus d’amour et de respect pour notre charpente osseuse que pour les pétales embaumés de ses jasmins. Moi, je vois que la nature a pris autant de soin de la beauté de la violette que de celle de la femme, que les lis des champs sont mieux vêtus que Salomon dans sa gloire, et je garde pour eux mon amour et mon culte. Allez, vous autres, faites la guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais ; je me soucie bien de conclure quelque chose ! j’irai écrire ton nom et le mien sur le sable de l’Hellespont dans trois mois ; il en restera autant le lendemain, qu’il restera de mes livres après ma mort, et peut-être, hélas ! de tes actions, ô Marius ! après le coup de vent qui ramènera la fortune des Sylla et des Napoléon sur le champ de bataille.
Ce n’est pas que je déserte ta cause, au moins ; de toutes les causes dont je ne me soucie pas, c’est la plus belle et la plus noble. Je ne conçois même pas que les poètes en puissent avoir une autre, car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de liberté sont harmonieux, tandis que ceux de légitimité et d’obéissance sont grossiers, mal sonnans, et faits pour des oreilles de gendarmes. On peut flatter un peuple de braves ; mais aduler une bûche couronnée, c’est renoncer à sa dignité d’homme et se faire académicien. Moi, je fuis le bruit des clameurs humaines et je vais écouter la voix des torrens. Sois sûr que je prierai l’esprit des lacs et les fées des glaciers de prendre quelquefois leur vol vers toi, et de te porter dans une brise, un parfum des déserts, un rêve de liberté, un souvenir affectueux et profond de ton frère le voyageur. Je ne suis plus qu’un oiseau de passage dans la vie humaine ; je ne fais plus de nid, et je ne couve plus d’amours sur la terre ; j’irai frapper du bec à ta fenêtre de temps en temps, et te donner des nouvelles de la création au travers des barreaux de ta prison ; et puis je reprendrai ma course inconstante dans les champs aériens, me nourrissant de moucherons, tandis que tu partageras des fers et des couronnes avec tes pareils ! Votre ambition est noble et magnifique, ô hommes du destin ! De tous les hochets dont s’amuse l’humanité, vous avez choisi le moins puéril, la gloire ! Oui, c’est beau, la gloire ! Achille prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu’on lui présentait ; vous prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de l’argent, des titres et des petites vanités qui charment le vulgaire. Généreux insensés que vous êtes, gouvernez-moi bien tous ces vilains idiots, et ne leur épargnez pas les étrivières. Je vais chanter au soleil sur une branche, pendant ce temps-là. Vous m’écouterez quand vous n’aurez rien de mieux à faire ; tu viendras t’asseoir sous mon arbre quand tu auras besoin de repos et d’amusement. Bonsoir, mon frère Éverard, frère et roi, non en vertu du droit d’aînesse, mais du droit de vertu. Je t’aime de tout mon cœur, et suis de votre majesté, sire, le très humble et très fidèle sujet.
Tu m’adresses plusieurs questions auxquelles je voudrais pouvoir répondre, pour te prouver au moins que je suis attentif à toutes les paroles que trace ta plume. Pour procéder à la manière de mon cher Franklin, les voici dans l’ordre où tu les as posées : 1o Pourquoi suis-je si triste ? 2o Si tu n’étais pas si différent de moi, t’aimerais-je autant ? 3o Suis-je pour quelque chose dans vos discours ? 4o À quand donc la conclusion ? 5o Quand pourrai-je m’asseoir, etc ?
J’ai répondu hier à la première question : c’est que travailler pour la gloire est à la fois un rôle d’empereur et un métier de forçat ; c’est que tu es enfermé dans ta volonté comme dans une forteresse, et que le moindre insecte qui effleure de l’aile les vitraux de ton donjon te fait tressaillir et réveille en toi le douloureux sentiment de ta captivité. Prométhée, prends courage, tu es plus grand couché sur ton roc avec les serres d’un vautour dans le cœur, que les faunes des bois dans leur liberté. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pourrais être heureux à leur manière. C’est ici le lieu de répondre à ta cinquième question : quand pourrai-je m’asseoir avec toi dans les longues herbes, sur les rives d’un torrent ? — Jamais, Éverard, à moins qu’une armée ennemie ne fût sur l’autre rive, et que tu n’attendisses là le signal du combat. Mais oublier la guerre et dormir dans les roseaux, toi ? Je voudrais savoir quels rêves fit Marius dans le marais de Minturnes ; à coup sûr, il ne s’entretint pas avec les paisibles naïades. Hommes de bruit, ne venez pas mettre vos pieds sanglans et poudreux dans les ondes pures qui murmurent pour nous ; c’est à nous, rêveurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent ; c’est à nous qu’elles parlent d’oubli et de repos, conditions de notre humble bonheur qui vous feraient rire de pitié. Laissez-nous cela, nous vous abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, les travaux et le triomphe. — Si quelque jour, blessé dans la lutte, ou prisonnier sur parole, tu viens t’asseoir près de ton frère le bohémien, nous regarderons les cieux ensemble, et je te parlerai des astres qui président à la destinée des mortels. Voilà, je le sais, tout ce qui pourra t’intéresser, tout ce que tu voudras voir dans les eaux limpides ; ce sera le reflet incertain et tremblant de ton étoile, et tu te hâteras de la chercher à la voûte céleste pour t’assurer qu’elle y brille encore de tout son éclat. Non, non, tu n’aimerais pas ces vallées silencieuses où l’aigle est roi et non pas l’homme, ces lacs où le cri de la plus petite sarcelle trouverait plus d’échos que ta parole. Les déserts que nous ne pouvons soumettre à la charrue ou au glaive, ces monts escarpés, ce sol rebelle, ces impénétrables forêts, où l’artiste va pieusement évoquer les sauvages divinités retranchées là contre les assauts de l’industrie humaine, tout cela n’est pas la patrie de ton intelligence. Il te faut des villes, des champs, des soldats, des ouvriers, le commerce, le travail, tout l’attirail de la puissance, tous les alimens que les besoins des hommes peuvent offrir à l’orgueil des dieux ; les dieux dominent et protègent. Quand tu dis que tu les portes avec amour dans ton sein, ces pauvres Pygmées, tu veux dire, Hercule, que tu les portes dans ta peau de lion ; mais tu ne pourrais t’endormir à l’ombre des bois, sans qu’ils s’acharnassent à te réveiller. Ils te tourmenteraient dans tes rêves, et les orages de ton ame troubleraient la sérénité de l’air jusque sur la cime du Mont-Blanc. Mon pauvre frère, j’aime mieux mon bâton de pélerin que ton sceptre. Mais puisque la royauté de l’intelligence t’a ceint de sa couronne de feu, puisque la passion d’être grand est entrée dans ton sang avec la vie, puisque tu ne peux abdiquer, et que le repos te tuerait plus vite que ne le fera la fatigue, loin de contempler ta destinée avec cette froide philosophie que pourrait me suggérer le sentiment de mon impuissance, je veux sans cesse te plaindre et t’admirer, ô sublime misérable ! Mais n’étant bon à rien qu’à causer avec l’écho, à regarder lever la lune, et à composer des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudians poètes et les écoliers amoureux, j’ai pris, comme je te le disais hier, l’habitude de faire de ma vie une véritable école buissonnière, où tout consiste à poursuivre des papillons le long des haies, tout en tombant parfois le nez dans les épines pour avoir une fleur qui s’effeuille dans ma main avant que je l’aie respirée, à chanter avec les grives et à dormir sous le premier saule venu, sans souci de l’heure et des pédans ; ce que je puis faire de mieux, c’est de planter à ton intention un laurier dans mon jardin. À chaque belle action que l’on me racontera de toi, je t’en enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les idées représentées par des cuistres, mais qui s’incline religieusement devant un grand cœur où réside la justice.
Deuxième question. — Si tu n’étais pas si différent de moi à tous égards, t’aimerais-je autant ? Voici ma réponse : Non, certes, tu ne m’aimerais pas de même ; tu me sais gré d’avoir un peu de force dans un corps si chétif et dans une condition si humble. Tu m’estimes d’autant plus que tu supposes qu’il m’a été plus difficile d’être un peu estimable, dans des circonstances sociales où tout tend à dégrader les ames qui se laissent aller. Tu me crois probablement très supérieur aujourd’hui à ce que j’ai pu être auparavant, et tu ne te trompes pas ; mes souvenirs ne sont pas faits pour me donner de l’orgueil : mais ce que j’ai conservé de bon dans l’ame me console un peu du passé, et m’assure encore de belles amitiés pour le présent et l’avenir. C’est tout ce qu’il me faut désormais. Je n’ai nulle espèce d’ambition, et le tout petit bruit que je fais comme artiste, ne m’inspire aucune jalousie contre ceux qui ont mérité d’en faire davantage. Les passions et les fantaisies m’ont rendu malheureux à l’excès dans des temps donnés ; je suis guéri radicalement des fantaisies par l’effet de ma volonté ; je le serai bientôt des passions par l’effet de l’âge et de la réflexion. À tous autres égards, j’ai toujours été et serai toujours parfaitement heureux, par conséquent toujours équitable et bon en tout, sauf les cas d’amour, où je ne vaux pas le diable, parce qu’alors je deviens malade, spleenetic and rash.
Suis-je pour quelque chose dans vos discours ? Il n’est guère question que de toi. Les membres d’un corps ne peuvent guère oublier la tête qui les gouverne. Avant de te voir, cela m’impatientait au point que j’ai pris le parti d’aller te trouver encore cette année, afin d’avoir, au retour, le droit de dire comme les autres : Éverard pense… Éverard veut… Éverard m’a dit… etc. : pourvu que toutes ces idolâtries ne te gâtent pas !
À quand donc la conclusion ? et si tu meurs sans avoir conclu ? Ma foi, meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n’en ira pas plus mal pour avoir ignoré sa façon de penser ; que veux-tu que je te dise ? il faut que je te parle encore de moi et rien n’est plus insipide qu’une individualité qui n’a pas encore trouvé le mot de sa destinée. Je n’ai aucun intérêt à formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes une sorte de plaidoyer contre certaines lois ; bien loin de là, je reconnais que ma vie est pleine de fautes, et je croirais commettre une lâcheté si je me battais les flancs pour trouver un système d’idées qui en autorisât l’exemple. D’une autre part, n’étant pas susceptible d’envisager avec enthousiasme certains côtés réels de la vie, je ne saurais regarder ces fautes comme assez graves pour exiger réparation ou expiation. Ce serait leur faire trop d’honneur, et je ne vois pas que mes torts aient empêché ceux qui s’en plaignent le plus de se bien porter. Tous ceux qui me connaissent depuis long-temps m’aiment assez pour me juger avec indulgence et pour me pardonner le mal que j’ai pu faire. Mes écrits, n’ayant jamais rien conclu, n’ont causé ni bien, ni mal : je ne demande pas mieux que de leur donner une conclusion, si je la trouve ; mais ce n’est pas encore fait, et je suis encore trop peu avancé sous certains rapports pour oser hasarder mon mot. J’ai horreur du pédantisme de la vertu. Il est peut-être utile dans le monde pour moi, je suis de trop bonne foi pour essayer de me réconcilier par un acte d’hypocrisie avec les sévérités que mon irrésolution (courageuse et loyale, j’ose le dire) attire sur moi. J’en supporterai la rigueur, quelque pénible qu’elle me puisse être, tant que je n’aurai pas la conviction intime que j’attends. Me blâmes-tu ? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant tu peux le comparer, à l’aide d’un microscope, à celui où tu existes. Voudrais-tu, pour acquérir plus de popularité ou de renommée, feindre d’avoir les opinions qu’on t’imposerait, et proposer comme article de foi ce qui ne serait encore qu’à l’état d’embryon dans ta conscience ? Je tenais trop à ton estime pour ne pas t’exposer ma situation ; c’est un peu long ; pardonne-moi d’avoir parlé si sérieusement du côté sérieux de ma vie ; ce n’est pas ma coutume : adieu, je t’envoie un petit paquet de pages imprimées que j’ai choisies pour toi dans ma collection, hélas ! beaucoup trop volumineuse !
Ami, tu me reproches sérieusement mon athéisme social, tu dis que tout ce qui vit en dehors des doctrines de l’utilité ne peut jamais être ni vraiment grand, ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est coupable, d’un funeste exemple, et qu’il faut en sortir ou me suicider moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien sévère, mais je t’aime ainsi. Cela est beau et respectable en toi. Tu dis encore que tout système de non-intervention est l’excuse de la lâcheté ou de l’égoïsme, parce qu’il n’y a aucune chose humaine qui ne soit avantageuse ou nuisible à l’humanité. Quelle que soit mon ambition, dis-tu, soit que je désire être admiré, soit que je veuille être aimé, il faut que je sois charitable, et charitable avec discernement, avec réflexion, avec science, c’est-à-dire philantrope. J’ai l’habitude de répondre par des sophismes et des facéties à ceux qui me tiennent ce langage ; mais ici c’est différent, je te reconnais le droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j’ose à peine répéter moi-même après toi. J’y ai toujours été des plus rétifs, et la faute en est à ceux qui m’ont voulu baptiser avec des mains impures. Quand on veut laver la souillure du péché, il faut être Jean-Baptiste pour le plus obscur catéchumène tout aussi bien que pour le Christ, et les cheveux de Magdeleine ne doivent point essuyer les pieds qui marchent dans les voies de l’erreur.
Ô toi, qui m’interroges, as-tu quitté les sentiers dangereux où la jeunesse se précipite ? Retiré dans le sanctuaire de ta volonté, as-tu pratiqué, depuis ces années sévères de ta réflexion, les vertus antiques que tu prises au-dessus de tout : la tempérance, la charité, le travail, la constance, le désintéressement, la sainte simplicité de Jean Hus ? — Oui, je le sais ; eh bien ! parle ; mon orgueil se révolte contre ceux qui ne sont pas plus grands que moi et qui veulent me mettre à leurs pieds. Toi qui n’as pas seulement la puissance de l’entendement, mais la force du cœur, parle ; je répondrai comme à un juge légitime et t’obéirai en te parlant de moi tant que tu le voudras, car je confesse qu’il y avait plus de paresse coupable de ma part à l’éviter, que de véritable modestie.
Ô mon frère ! ceci est un entretien grave, une époque grave dans ma pauvre vie ! Je ne suis point venu ici avec un sentiment d’abnégation enthousiaste, mais avec une sérieuse volonté de ne voir en toi que ce qu’il y aurait de vraiment beau. J’étais cuirassé contre les effets magnétiques qui sont toujours à craindre dans un contact avec les hommes supérieurs. Aussi je puis dire que je n’ai point été ébloui par le prestige que tu exerces sur les autres ; les lignes romaines de ton front, la puissance de ta parole, l’éclat et l’abondance de tes pensées ne m’ont jamais occupé. Ce qui m’a touché et convaincu, c’est ce que je t’ai entendu dire, ce que je t’ai vu faire de plus simple, une parole douce et triviale au milieu de la plus vive exaltation, une familiarité brusque et chaste, une exquise pureté dans toutes les expressions et dans tous les sentimens. On ne peut pas inventer de plus folle calomnie contre toi, que l’accusation de cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en quoi l’argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n’a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d’aucun genre ? C’est beaucoup, Éverard, c’est presque tout à mes yeux maintenant que l’absence de vices. C’est de cela qu’on ne peut pas douter, tandis que les qualités peuvent se parer de tant de noms qui ne leur appartiennent pas ! Mais qui peut suspecter la sobriété tranquille avec laquelle une organisation forte use des biens de la vie ? De quelle équivoque, de quelle hypocrisie ont jamais besoin les obscures vertus domestiques ?
Tu me parlais de l’immense organisation de Mirabeau, toute pétrie de vices et de vertus. Je ne suis pas assez enthousiaste de la bigarrure pour trouver la statue de diamant et de boue plus belle et plus imposante que la statue d’or pur. Mon ami Henri Heine a dit, en parlant de Spinosa : « Sa vie privée fut exempte de blâme, elle est demeurée pure et sans tache comme celle de son divin parent Jésus-Christ. » Ces simples paroles me font aimer Spinosa. C’est par là seulement sans doute que mon faible cerveau eût pu mesurer sa grandeur. Il y a aussi en toi, mon cher frère, un côté que je ne connais pas, parce que mon intelligence, paresseuse ou impuissante, n’a pénétré dans aucune science. Je comprends ce que tu es, et non ce que tu fais. Je vois le mécanisme de cette belle machine à idées ; mais la valeur et l’usage de ses produits me sont inconnus et indifférens. Je vois que le mot de vertu en est le levier formidable, et je sais que ce mot a un sens toujours un et magnifique, quelle qu’en soit l’application ; abnégation et sacrifice éternel de toutes les satisfactions vulgaires de l’esprit ou des sens à une satisfaction suprême et divine ; consécration d’une existence humaine au culte d’une volonté vaste et intelligente qui en est le foyer. C’est la vertu, c’est la force, c’est la tendance de l’ame à s’élever au plus haut possible, pour embrasser d’un regard plus de choses que le vulgaire, et pour semer sur un champ plus vaste les bienfaits de sa puissance. C’est l’ambition généreuse, c’est la foi, c’est la science, c’est l’art, c’est toutes les formes que prend la divinité humaine pour régner. C’est pourquoi régner, même en vertu des droits les plus grossiers et les plus iniques, même au prix du repos et de la vie, a toujours été le plus ardent désir des hommes, et il ne faut pas s’en étonner. Régner tant bien que mal, c’est exercer un semblant de vertu et de force morale. Si les paroles humaines ont un sens dans le grand livre de la nature, ces deux paroles sont absolument synonymes, et déjà dans notre langue elles le sont souvent. — J’ai écrit tout à l’heure, régner en vertu d’un droit inique, ce qui est très français, je crois, et ne présente aucun contre-sens que je sache.
Tout ce qui est difficile à faire excite l’étonnement des hommes et mérite leur admiration en raison progressive de l’avantage qu’ils retirent de cet emploi de forces ; et comme rien dans les œuvres de Dieu ne peut être, aux yeux de l’homme, plus grand et plus précieux que sa propre existence, il est évident que ce qu’il appelle le sentiment de l’équité naturelle est la conscience raisonnée de ce qui lui est utile. Le plus simple effort de ce raisonnement lui prouvant qu’il ne peut vivre isolé, il a dû, au sortir de l’état le plus primitif qu’on puisse supposer, s’essayer aux associations et se grouper par peuplades autour d’un système de lois dictées par les plus habiles ou les plus forts. Ceux qui ont réussi à faire ces lois à leur avantage personnel ont commencé la guerre éternelle entre les hommes de résistance et les hommes d’oppression. À leur tour, les hommes de résistance ont combattu et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, où est la justice ?
Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez inventé la vertu ! Vous avez imaginé une félicité moins grossière que celle des hommes sensuels, plus orgueilleuse que celle des braves. Vous avez découvert qu’il y avait, dans l’amour et dans la reconnaissance de vos frères, plus de jouissance que dans toutes les possessions qu’ils se disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui faisaient ces hommes semblables les uns aux autres, flétri sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par conséquent avides, jaloux, violens et insociables. Vous avez renoncé à votre part de richesse et de plaisir sur la terre, et vous étant ainsi rendus tels que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie, ni méfiance, vous vous êtes placés au milieu d’eux comme des divinités bienfaisantes pour les éclairer sur leurs intérêts et pour leur donner des lois utiles. Vous leur avez dit que donner était plus beau que posséder, et là où vous avez commandé, la justice a régné ; quels sophismes pourraient combattre votre excellence, ô sublimes vaniteux ? Il n’y a rien au monde de plus grand que vous, rien de plus précieux, rien de plus nécessaire.
Allez et parlez de vertu ; un jour viendra où les sensualistes qui vous raillent, aux prises avec l’avidité et la vengeance de ceux qui jusqu’ici n’ont pu satisfaire les jouissances des sens, comprendront qu’il est un sort plus digne d’envie et plus à l’abri de l’orage que le leur ; ils comprendront que la raison populaire plane sur le monde, qu’elle a forcé la porte des boudoirs, qu’elle peut s’arroger le droit de jouir à son tour et de renvoyer les vaincus à la charrue, au toit de chaume et au crucifix, seule consolation du pauvre. Ils seront bienheureux alors de rencontrer, entre eux et la haine du vainqueur, la main de l’homme vertueux pour partager les biens de la terre entre le riche et le pauvre, et pour expliquer à tous deux ce que c’est que la justice.
Je ne sais s’il arrivera jamais un jour où l’homme décidera, infailliblement et définitivement ce qui est utile à l’homme. Je n’en suis pas à examiner, dans ses détails, le système que tu as embrassé ; j’en plaisantais l’autre jour, mais du moment que tu me forces à parler raison (ce qui, je te le déclare, n’est pas une médiocre victoire de ta force sur la mienne), je te dirai bien que la grande loi d’égalité et de partage, tout inapplicable qu’elle paraisse maintenant à ceux qui en ont peur, et tout incertain que me semble son règne sur la terre, à moi qui vois ces choses du fond d’une cellule, est la première et la seule invariable loi de morale et d’équité qui se soit présentée à mon esprit dans tous les temps, Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler une pensée me sont absolument étrangers, et quant aux moyens par lesquels on arrive à la faire dominer dans le monde, malheureusement ils me semblent tous tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux scrupules et aux répugnances de ceux qui se chargent de l’exécution, que je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j’essaie seulement d’y porter les yeux et de voir en quoi ils consistent. Ce n’est pas mon fait. Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m’employer à tout en me persuadant d’abord, en me commandant ensuite ; mais je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J’accepterai tout ce qui sera bien. Ainsi, demande mes biens et ma vie, ô Romain ! mais laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. Que t’importe ? tu trouveras bien assez de têtes qui voudront délibérer plus qu’il ne sera besoin. Ne sera-t-il pas permis aux ménestrels de chanter des romances aux femmes, pendant que vous ferez des lois pour les hommes ?
Voilà où j’en voulais venir, Éverard ; c’est à te dire que la vertu n’est pas nécessaire à tous, mais à quelques-uns seulement ; ce qui est nécessaire à tous, c’est l’honnêteté. Sois vertueux, je tâche d’être honnête. L’honnêteté, c’est cette sagesse instinctive, cette modération naturelle, dont je parlais tout-à-l’heure, cette absence de vices, c’est-à-dire de passions fougueuses, nuisibles à la société, en ce qu’elles tendent à accaparer les sources de jouissances réparties également entre les hommes dans les desseins de la nature providentielle. Il faut que les gouvernés soient honnêtes, tempérans, probes, moraux enfin, pour que les gouvernans puissent bâtir sur leurs épaules fermes et soumises un édifice durable. Je suis loin encore de ce qu’on appelle les vertus républicaines, de ce que j’appellerai, en style moins pompeux, les qualités de l’individu gouvernable, ou du citoyen. J’ai mal vécu, j’ai mal usé des biens qui me sont échus, j’ai négligé les œuvres de charité, j’ai vécu dans la mollesse, dans l’ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours ; dans les vains plaisirs. Je me suis prosterné devant des idoles de chair et de sang, et j’ai laissé leur souffle enivrant effacer les sentences austères que la sagesse des livres avait écrites sur mon front dans ma jeunesse ; j’ai permis à leur innocent despotisme de dévouer mes jours à des amusemens frivoles où se sont long-temps éteints le souvenir et l’amour du bien ; car j’avais été honnête autrefois, sais-tu bien cela, Éverard ? Ceux d’ici te le diront : c’est de notoriété bourgeoise dans notre pays ; mais il y avait peu de mérite, j’étais jeune, et les funestes amours n’étaient pas éclos dans mon sein. Ils y ont étouffé bien des qualités ; mais je sais qu’il en est auxquelles je n’ai pas fait la plus légère tache, au milieu des plus grands revers de ma vie, et qu’aucune des autres n’est perdue pour moi sans retour Ainsi, je réponds à la question que tu m’adressais l’autre jour : Est-ce par impuissance ou par indifférence que tu tardes à être bon ? — Ni l’un ni l’autre ; c’est que j’ai été détourné de ma route, emmené prisonnier par une passion dont je ne me méfiais pas, et que je croyais noble et sainte. Elle l’est sans doute ; mais je lui ai laissé prendre trop ou trop peu d’empire sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle : une lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie, je suis resté tout ce temps dans une terre étrangère pour mon ame, dans une terre d’exil et de servitude, d’où me voici échappé enfin, tout meurtri, tout abruti par l’esclavage et traînant encore après moi les débris de la chaîne que j’ai rompue et qui me coupe encore jusqu’au sang, chaque fois que je fais un mouvement en arrière pour regarder les rives lointaines et abandonnées. Oui, j’ai été esclave ; plains-moi, homme libre, et ne t’étonne pas aujourd’hui de voir que je ne peux plus soupirer qu’après les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude. Oui, j’ai été esclave, et l’esclavage, je puis te le dire par expérience, avilit l’homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et dans la perversité ; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus détestable vingt fois que le tyran qui l’opprime ; c’est ce qui m’est arrivé, et dans la haine que j’avais conçue contre moi-même, j’ai désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjection.
Cependant je suis ici, et j’y suis avec une flèche brisée dans le cœur ; c’est ma main qui l’a brisée, c’est ma main qui l’arrachera, car chaque jour je l’ébranle dans mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et l’élargissant, je sens avec orgueil que j’en retire le fer et que mon ame ne le suit pas. Ce n’est donc pas un incurable et un infirme qui est là devant toi ; c’est un prisonnier échappé et blessé qui peut guérir et faire encore un bon soldat. Ne vois-tu pas que je n’ai rapporté aucun vice de la terre d’Égypte, et que je suis encore sobre et robuste pour traverser le grand désert ? Regarde seulement à qui tu parles maintenant ; ce n’est plus à un efféminé et à un prodigue ; ce n’est plus à un de ces jeunes Athéniens à chevelure parfumée qu’Aristophane châtiait en les interpellant au milieu de ses drames, et qu’il livrait, en les désignant par leur nom et en les montrant du doigt, à la censure publique ; c’est à une espèce de garçon de charrue, coiffé d’un chapeau de jonc, vêtu d’une blouse de roulier, chaussé de bas bleus et de souliers ferrés. Ce pénitent rustique est encore capable, comme toi, de tempérance, de charité, de travail, de constance, de désintéressement et de simplicité ; il sera en outre chaste et sincère, parce qu’il abdique sa grande folie, l’amour !
République, aurore de la justice et de l’égalité, divine utopie, soleil d’un avenir peut-être chimérique, salut ! rayonne dans le ciel, astre que demande à posséder la terre. Si tu descends sur nous avant l’accomplissement des temps prévus, tu me trouveras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut ! mon sang et mon pain vous appartiennent désormais, en attendant que la république les réclame. Et toi, ô grande Suisse ! ô vous, belles montagnes, ondes éloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges argentées, sombres sapins, sentiers perdus, rochers terribles ! ce ne peut être un mal que d’aller me jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de vous. La vertu ni la république ne peuvent défendre à un pauvre artiste chagrin et fatigué d’aller prendre dans son ame le calque de vos lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez bien, ô échos de la solitude, de vous raconter ses peines ; herbe fine et semée de fleurs, vous lui fournirez bien un lit et une table ; ruisseaux limpides, vous ne retournerez pas en arrière quand il s’approchera de vous ; et toi, botanique, ô sainte botanique ! ô mes campanules bleues qui fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes ! ô mes panporcini d’Oliero que je trouvai endormis au fond de la grotte, et repliés dans vos calices, mais qui, au bout d’une heure, vous éveillâtes autour de moi comme pour me regarder avec vos faces fraîches et vermeilles ! ô ma petite sauge du Tyrol ! ô mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me rappelle avec délices !
Mais toi, idole de ma jeunesse, amour dont je déserte le temple à jamais, adieu ! Malgré moi, mes genoux plient et ma bouche tremble en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l’offrande d’une couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu ! C’est assez d’offrandes, c’est assez de prosternations ! Dieu insatiable, prends des lévites plus jeunes et plus heureux que moi, ne me compte plus au nombre de ceux qui viennent t’invoquer. — Mais il m’est impossible hélas ! en te quittant, de te maudire ; ô tourmens et délices ! je ne peux même pas te jeter un reproche ; je déposerai à tes pieds une urne funéraire, emblème de mon éternel veuvage. Tes jeunes lévites la jetteront par terre en dansant autour de ta statue, ils la briseront et continueront d’aimer. Règne, amour, règne, en attendant que la vertu et la république te coupent les ailes.
Qu’as-tu donc ? et pourquoi tant de tristesse parfois dans ton ame ? Pourquoi dis-tu que le Seigneur s’est retiré de toi ? Pourquoi demandes-tu au plus faible et au plus insoumis de ses enfans de te venir en aide et de t’encourager ? Maître, qu’avez-vous rêvé cette nuit, et pourquoi vos disciples, accoutumés à recevoir de vous la manne de l’espérance, vous trouvent-ils abattu et tremblant ?
Hélas ! tu trouves que c’est bien long à venir, l’accomplissement d’une grande destinée ? Les heures se traînent, ton front se dégarnit, ton ame se consume ; et le genre humain ne marche pas. Tes grands désirs se heurtent contre les murs d’airain de l’insensibilité et de la corruption. Tu te vois seul, pauvre homme de bien, au milieu d’un monde d’usuriers et de brutes. Tes frères dispersés et persécutés te font entendre de loin la voix mourante de l’héroïsme que l’avarice et la luxure étouffent dans leurs bras hideux. Encore un peu de temps peut-être, et la triste innocence va périr sous le vice dont les hommes ne rougissent plus. Voilà ce qui me tue, moi ! Quand la voix de l’enthousiasme se réveille dans mon sein, le contact de l’humanité hostile ou insensible à mes rêves me glace et refoule en moi ces élans juvéniles. Alors, voyant mon indignation ridicule à force d’impuissance, voyant ces hommes gras et grossiers jeter un regard de bravade et de mépris sur mes faibles bras, et proclamer le droit du plus fort quand on leur propose celui de l’équité, je me mets à rire et je dis à mes compagnons : Couvrons-nous d’or et de pourpre, buvons le nectar et le madère, étouffons dans nos ames le dernier germe de vertu ; puisque aussi bien il faut que la vertu succombe, faisons-nous tuer en chantant sur les ruines de son temple.
Mais, toi, mon frère, tu n’es pas long-temps en proie à ces accès de lâcheté. Bientôt tu sors de ta langueur ; bientôt ta force, engourdie par un instant de froid, se réveille, et le vieux lion secoue sa crinière. Ce serait en vain que le monde tomberait en poussière autour de toi ; tu te ferais marbre alors, et comme Atlas, tu porterais la terre sur tes épaules inébranlables. Aussi, les nuages qui passent sur ton grand front n’inquiètent pas les hommes que tu rallies autour de toi. Ils jouent le même jeu que toi. Que leur importe ta tristesse, pourvu qu’au jour de l’action tu ne restes pas plus couché qu’à l’ordinaire ? Moi seul, peut-être, te plains comme tu le mérites, car j’ai sondé les abîmes de ta douleur et je sais combien le doute répand d’amertume sur nos plus belles conquêtes. Je connais ces heures de la nuit où l’on se promène seul dans le silence, sous le froid regard de la lune et des étoiles qui semblent vous dire : Vous n’êtes que vanité, grains de sable ; demain vous ne serez plus, et nous n’en saurons rien.
Quand cela t’arrive, maître, il faut te quitter toi-même et venir à nous. Tu lutteras en vain contre la grande voix de l’univers. Les astres éternels auront toujours raison, et l’homme, quelque grand qu’il soit parmi les hommes, sera toujours saisi d’épouvante, quand il voudra interroger ce qui est au-dessus de lui. Ô silence effrayant, réponse éloquente et terrible de l’éternité !
Reviens à nous, assieds-toi sur l’herbe de notre cap Sunium, au milieu de tes frères. Debout, tu les dépasses trop, et tu es seul. Descends, descends, et laisse-toi consoler. Il y a encore autre chose que la grandeur et la force ; c’est la bonté, c’est le lien le plus suave et le plus immaculé qui soit parmi les hommes. Une larme fait souvent plus de bien sur la terre que les victoires de Spartacus. Tu l’as en toi, ce trésor de la bonté, homme trop riche en grandeurs ! Partage-le avec nous ; aux heures où tu n’es pas obligé de ceindre la cuirasse et l’épée, oublie un peu le passé et l’avenir. Donne le présent à l’amitié. Il n’y a plus que cela dont je ne puisse pas douter. Si tu savais quels amis le ciel m’a donnés ! Tu le sais, tu les connais, ils sont tes frères ; mais tu ne peux savoir l’étendue de leurs bienfaits envers moi. Tu ne sais pas de quels gouffres de désespoir ils m’ont cent fois retiré, avec leur inépuisable patience, avec leur sublime miséricorde, quand je repoussais leurs bras avec colère, avec méfiance, et que je leur crachais à la figure mon ingratitude et mon scepticisme.
Bénis soient-ils ! ils m’ont fait croire à quelque chose ; ils ont planté dans mon naufrage une ancre de salut. Tu ne connaîtras peut-être jamais, hélas ! toute la grandeur de l’amitié. Tu n’en auras pas besoin, toi. Ce que tu inspires, c’est de l’admiration et non de la pitié. La Providence envoie ce dédommagement aux êtres faibles, comme elle envoie les brises bienfaisantes du soir aux brins d’herbe abattus et couchés par la chaleur du jour. Mais aime mes amis, à cause de ce que je leur dois, et quand tu seras brisé par l’esprit de Jacob, viens chercher un peu d’oubli et de sérénité parmi eux. Ils sont plus gais que toi ; ils n’ont pas étendu sur leurs os le cilice de la vertu. Ils sont bons, honnêtes, prêts à tout faire pour leur cause ; mais l’heure du martyre ne sonnera peut-être pas pour eux. Si elle arrive, leur martyre ne sera pas long ni difficile à subir : le temps de s’embrasser et d’aller mourir. Qu’est-ce que cela ? toi, tu es entré dans ton agonie le jour où tu es né, et le sceau de la douleur t’avait marqué au front dans le sein de ta mère. Viens, nous respecterons ta peine et nous tâcherons d’en alléger le poids.
Tu me demandes la biographie de mon ami *** ; la voici. Le Malgache (je l’ai baptisé ainsi à cause des longs récits et des féeriques descriptions qu’il me faisait autrefois de l’île de Madegascar, au retour de ses grands voyages) s’enrôla de bonne heure sous le drapeau de la république. Tu l’as vu ; c’est un petit homme sec et cuivré, un peu plus mal vêtu qu’un paysan ; excellent piéton, facétieux, un peu caustique, brave de sang-froid, courant aux émeutes lorsqu’il était étudiant et recevant de grands coups de sabre sur la tête, sans cesser de persiffler la gendarmerie dans le style de Rabelais, pour lequel il a une prédilection particulière. Partagé entre deux passions, la science et la politique, au lieu de faire son droit à Paris, il allait du club carbonaro à l’école d’anatomie comparée, rêvant tantôt à la reconstruction des sociétés modernes, tantôt à celle des membres du palœotherium dont Cuvier venait de découvrir une jambe fossile. Un matin qu’il passait auprès d’une plate-bande du Jardin-des-Plantes, il vit une fougère exotique qui lui sembla si belle dans son feuillage et si gracieuse dans son port, qu’il lui arriva ce qui m’est arrivé souvent dans ma vie ; il devint amoureux d’une plante, et n’eut plus de rêves et de désirs que pour elle. Les lois, le club et le palœotherium furent négligés, et la sainte botanique devint sa passion dominante. Un matin, il partit pour l’Afrique, et après avoir exploré les îles montagneuses de la mer du Sud, il revint efflanqué, bronzé, en guenilles, ayant supporté les plus sévères privations et les plus rudes fatigues ; mais riche selon son cœur, c’est-à-dire muni d’un herbier complet de la flore madécasse, guirlande étrange et magnifique, ravie au sein d’une noire déesse. C’était peut-être une fortune, c’était du moins une ressource. Mais l’amant de la science mit sa conquête aux pieds de M. de Jussieu, et se trouva récompensé au-delà de ses désirs, lorsque le grand-prêtre de Flore accorda le nom de Néraudia mélastomefolia à une belle fougère de l’île Maurice, jusqu’alors inconnue à nos botanistes. Ce fut à cette époque que, voyant passer le convoi de Lallemant, il quitta la botanique pour la patrie, comme il avait quitté la patrie pour la botanique, et après avoir eu le crâne ouvert par le sabre d’un dragon, il revint dans sa famille, volatille éclopée,
Traînant l’aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boîteuse.
Pour le retenir dans ses pénates, son père imagina de lui donner un carré de terre, sur un coteau ravissant, où je veux te mener promener la première fois que tu viendras nous voir. Notre Malgache y planta des arbres exotiques, fit pousser des fleurs malgaches dans notre sol berrichon, et éleva au milieu de ses bosquets un joli ajoupa indien qu’il remplit de ses livres et de ses collections. Un matin, comme je passais dans le ravin, au lever du soleil, j’arrêtai le galop de mon cheval pour contempler avec admiration des fleurs éclatantes qui s’élevaient majestueusement au-dessus de la haie. C’étaient les premiers dahlias qu’on eût vus dans notre pays et que j’eusse vus de ma vie. J’avais seize ans. Ô le bel âge pour aimer les fleurs ! Je descendis de cheval pour en voler une, et je repartis au galop. Soit que le Malgache, caché dans son ajoupa, eût été témoin du rapt, soit qu’un ami indiscret lui dévoilât mon crime, il m’envoya bientôt après des cayeux de dahlia que je plantai dans mon jardin, et c’est de là que date notre connaissance, mais non pas notre amitié ; nous n’eûmes occasion de nous voir que plusieurs années après. Dans cet intervalle, il avait pris femme, il était devenu père, et il avait augmenté son jardin d’une belle pépinière, au milieu de laquelle il a fait passer un ruisseau.
C’est alors qu’étant tous deux fixés dans le pays, et notre connaissance ayant commencé sous des auspices aussi sympathiques, nous nous liâmes d’une vive amitié. Un voyage de bohémiens que nous fîmes dans les montagnes de la Marche, jusqu’aux belles ruines de Crozant, nous révéla tout-à-fait l’un à l’autre. Quoique né dans le camp opposé, j’avais toujours eu l’âme républicaine, et je l’avais d’autant plus alors, que j’étais plus jeune et plus illusionable. Il me sut un gré extrême d’appartenir à ce type d’hommes obstinés sur lesquels les préjugés de l’éducation ne peuvent rien, et il me déclara qu’il ne me manquait, pour obtenir sa confiance et son estime entière, que d’être un peu versé dans la botanique. Je lui promis de l’étudier, et, lui aidant, je m’en occupai jusqu’au point de ne rien savoir, mais de tout comprendre dans les mystères du règne végétal, et de pouvoir l’écouter causer tant qu’il lui plairait. Je n’ai jamais connu d’homme aussi agréablement savant, aussi poétique, aussi clair, aussi pittoresque, aussi attachant dans ses leçons. Mon précepteur m’avait fait de la nature une pédante insupportable ; le Malgache m’en fit une adorable maîtresse. Il lui arracha sans pitié la robe bigarrée de grec et de latin, au travers de laquelle j’avais toujours frémi de la regarder. Il me la montra nue comme Rhéa, et belle comme elle-même. Il me parlait aussi des étoiles, des mers, du règne minéral, des produits animés de la matière, mais surtout des insectes pour lesquels il avait conçu dès-lors une passion presque aussi vive que pour les plantes. Nous passions notre vie à poursuivre les beaux papillons qui errent le matin dans les prairies, lorsque la rosée engourdit encore leurs ailes diaprées. À midi, nous allions surprendre les scarabées d’émeraude et de saphir qui dorment dans le calice brûlant des roses. Le soir, quand le sphynx aux yeux de rubis bourdonne autour des œnothères et s’enivre de leur parfum de vanille, nous nous postions en embuscade pour saisir au passage l’agile, mais étourdi buveur d’ambroisie. Rien ne donne l’idée d’un sylphe déguisé, allant en conquête, comme un grand sphynx avec sa longue taille, ses ailes d’oiseau, sa figure spirituelle, ses antennes moelleuses et ses yeux fantastiques. Des couleurs sombres et mystérieuses, semées de caractères magiques et indéfinissables, revêtent les ailes supérieures qui se replient sur son dos. Il y a un rapport extraordinaire entre la robe des sphynx et des noctuelles, et le plumage des oiseaux de nuit. Le fauve, le brun, le gris et le jaune pâle s’y mêlent toujours sous le chiffre cabalistique noir et blanc, semé en long, en biais, en travers, en triangle, en croissant, en flèche, sur toutes les coutures. Mais de même que la chouette et l’orfraie cachent sous leur sein un duvet éclatant, de même quand les sphynx ouvrent leur manteau de velours, on voit les ailes inférieures former une tunique tantôt d’un rouge vif, tantôt d’un vert tendre, et tantôt d’un rose pur orné d’anneaux azurés. Je parie, malheureux que tu es, ô ennemi des dieux ! que tu n’as jamais vu un sphynx ocellé, et cependant nos vignes les voient éclore, ces merveilles de la création qui m’ont toujours semblé trop belles pour ne pas être animées par des esprits de l’air et de la nuit. Ah ! c’est faute de connaître tout cela, hommes infortunés, que vous tenez vos regards invariablement fixés sur la nature humaine. Il n’en était pas ainsi de mon Malgache. Il laissait quelquefois son journal du soir dormir sous sa bande bleue jusqu’au lendemain matin, pressé qu’il était de préparer les fleurs dans l’herbier et les insectes sur leur piédestal de moelle de sureau. Quelles belles courses nous faisions à l’automne, le long des bords de l’Indre, dans les prés humides de la vallée noire ! Je me souviens d’un automne qui fut tout consacré à l’étude des champignons, et d’un autre automne qui ne suffit pas à l’étude des mousses et des lichens. Nous avions pour bagage une loupe, un livre, une boîte de ferblanc destinée à recevoir et à conserver les plantes fraîches, et par-dessus tout cela, mon fils, un bel enfant de quatre ans qui ne voulait pas se séparer de nous, et qui a pris là et conservé la passion de l’histoire naturelle. Comme il ne pouvait marcher long-temps, nous échangions alternativement le fardeau de la boîte de ferblanc et celui de l’enfant. Nous faisions ainsi plusieurs lieues à travers les champs, dans le plus grotesque équipage, mais aussi consciencieusement occupés que tu peux l’être au fond de ton cabinet, à cette heure de la nuit, où je te raconte les plus belles années de ma jeunesse…
Le rossignol a envoyé une si belle modulation jusqu’à mon oreille, que j’ai quitté le Malgache et toi, pour aller l’écouter dans le jardin. Il fait une nuit singulièrement mélancolique ; un ciel gris, des étoiles faibles et voilées, pas un souffle dans les plantes, une impénétrable obscurité sur la terre. Les grands sapins élèvent leurs masses noires et vagues dans l’air grisâtre. La nature n’est pas belle ainsi, mais elle est solennelle et parle à un seul de nos sens, celui dont le rossignol parle si éloquemment à un être semblable à lui. Tout est silence, mystère, ténèbres ; pas une grenouille verte dans les fossés, pas un insecte dans l’herbe, pas un chien qui aboie à l’horizon ; le murmure de la rivière ne nous arrive même pas ; le vent souffle du sud, et l’emporte en traversant la vallée. Il semble que tout se taise pour écouter et recueillir avidement cette voix brûlante de désirs et palpitante de joies que le rossignol exhale. Ô chantre des nuits heureuses ! comme l’appelle Oberman… Nuits heureuses pour ceux qui s’aiment et se possèdent ; nuits dangereuses à ceux qui n’ont point encore aimé ; nuits profondément tristes pour ceux qui n’aiment plus ! Retournez à vos livres vous qui ne voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l’odeur de la sève, fermentent partout trop violemment ; il semble qu’une atmosphère d’oubli et de fièvre plane lourdement sur la tête ; la vie de sentiment émane de tous les pores de la création. Fuyons ! l’esprit des passions funestes erre dans ces ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. Ô Dieu ! il n’y a pas long-temps que j’aimais encore ; qu’une pareille nuit eût été délicieuse… Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d’une commotion électrique. Ô Dieu ! mon Dieu ! je suis encore si jeune !
Pardon, pardon, mon ami, mon frère ! à cette heure-ci, tu regardes ces blanches étoiles, tu respires cette nuit tiède, et tu penses à moi dans le calme de la sainte amitié ; moi, je n’ai pas pensé à toi, Éverard ! j’ai senti des larmes sur mes joues, et ce n’était ni la puissance de ta forte parole, ni les émotions de tes tragiques et glorieux récits, qui les faisaient couler. Mais c’est un éclair pâle qui a glissé sur l’horizon ; c’est un fantôme incertain qui a passé là-bas sur les bruyères. Tout est dit, l’esprit du météore n’a plus de pouvoir sur moi ; son rayon fugitif peut me faire tressaillir encore, comme un voyageur peu aguerri contre les terreurs de la nuit ; mais j’entends du haut de ces étoiles, qui nous servent de messagers, ta voix austère qui m’appelle et me gourmande. Fanatique sublime, je vous suis, ne craignez rien pour moi des enchantemens et des embûches que l’ennemi nous tend dans l’ombre. J’ai pour patron saint George, le guerrier céleste qui écrase les dragons sous les pieds de son cheval. C’est Dieu qui conduit ton bras, c’est la bravoure et l’orgueil divin qui rendent tes pieds invulnérables, ô George le bien heureux ! Ami, mon patron est un grand lutteur, un hardi cavalier ; j’espère qu’il m’aidera à dompter mes passions, ces dragons funestes qui essaient encore parfois d’enfoncer leurs griffes dans mon cœur, et de l’arracher à son salut éternel.
Je reviens à toi, ami, ne t’inquiète pas de ces accès d’une émotion que tu ne connais plus ; un jour viendra aussi pour moi, peut-être bientôt, où rien ne troublera plus ma sérénité, où la nature sera un temple toujours auguste, dans lequel je me prosternerai à toute heure pour louer et bénir. Voici d’ailleurs un petit vent qui se lève et qui balaie les vapeurs. Voici une étoile qui montre sa face radieuse, comme un diamant, au front du plus haut des arbres du jardin ; je suis sauvé. Cette étoile est plus belle que tous les souvenirs de ma vie, et la partie éthérée de mon ame s’élance vers elle et se détache de la terre et de moi-même. Ami, est-ce là ton astre, ou le mien ? Lui parles-tu maintenant ? Je reviens à l’histoire de mon Malgache, c’est-à-dire, j’y reviendrai demain ; je suis las et je vais dormir de ce bon et calme sommeil d’enfant que j’ai retrouvé au bercail, comme un ange attaché à la garde de mon chevet ; je t’envoie une fleur de mon jardin. Bonsoir, et la paix des anges soit avec toi, confesseur de Dieu et de la vérité !
Je reviens à l’histoire de mon Malgache… Mais je m’aperçois qu’elle est finie, car je ne fais pas entrer en ligne de compte, dans les faits de sa vie, une amourette qui faillit le rendre très malheureux, et qui, dieu merci, se borna à un épisode sentimental et platonique. Toutefois, voici l’épisode.
Une femme de nos environs, à laquelle il envoyait de temps en temps un bouquet, un papillon ou une coquille, lui inspira une franche amitié à laquelle elle répondit franchement. Mais la manie de jouer sur les mots fit qu’il donna le nom d’amour à ce qui n’était qu’affection fraternelle. La dame, qui était notre amie commune, ne se fâcha ni ne s’enorgueillit de l’hyperbole. C’était alors une personne calme et affectueuse, aimant un peu ailleurs et ne le lui cachant pas. Elle continua de philosopher avec lui, et de recevoir ses papillons, ses bouquets, et ses poulets dans lesquels il glissait toujours par-ci par-là un peu de madrigal. La découverte de l’un de ces poulets amena entre le Malgache et une autre personne qui avait des droits plus légitimes sur lui des orages assez violens, au milieu desquels la fantaisie lui prit de quitter le pays et d’aller se faire frère morave : le voilà donc encore une fois en route, à pied, avec sa boîte de ferblanc, sa pipe et sa loupe ; un peu amoureux, assez malheureux, à cause des chagrins qu’il avait causés, mais se sauvant de tout par le calembour, qu’il semait comme une pluie de fleurs sur le sentier aride de sa vie, et qu’il adressait aux cantonniers, aux mulets et aux pierres du chemin, faute d’un auditoire plus intelligent. Il s’arrêta aux rochers de Vaucluse, décidé à vivre et à mourir sur le bord de cette fontaine où Pétrarque allait évoquer le spectre de Laure dans le miroir des eaux. Je ne m’inquiétais pas beaucoup de cette funeste résolution. Je connais trop mon Malgache pour croire jamais à une douleur irréparable pour lui. Tant qu’il y aura des fleurs et des insectes sur la terre, Cupidon ne lui adressera que des flèches perdues. Précisément le mois de mars tapissait des plus vertes fontinales et des plus frais cressons les rives du ruisseau et les parois des rochers de Vaucluse. Le Malgache abandonna le rôle de Cardénio, fit une collection de mousses aquatiques, et vers la fin d’avril il m’écrivit : — « Tout cela est bel et bon, mais si mon inhumaine s’imagine que je vais rester ici jusqu’à ce qu’elle juge à propos de couronner ma constance, elle se trompe. Dis-lui qu’elle cesse de pleurer mon trépas, je suis encore sain et dispos. Mon herbier est complet, mes souliers tirent à leur fin, et pendant ce temps-là, ma pépinière bourgeonne sans moi. Ce n’est pas mon avis de laisser faire mes greffes par des gringalets. Oppose-toi à ce que personne y mette la main ; je ne demande que le temps de faire rémouler ma serpette, et j’arrive. »
L’infortuné revint et se résigna à être adoré dans sa famille, aimé saintement de sa Dulcinée, chéri de moi, son frère et son élève. Il se bâtit un joli pavillon sur le coteau, au-dessus de son jardin, de sa prairie, de sa pépinière et de son ruisseau. Peu après, il devint père d’un second enfant. Son fils s’appelait Olivier ; voulant aussi donner un nom de plante à sa fille, et n’en connaissant pas de plus agréable et de plus estimable que la plante fébrifuge à pétales roses, qui croît dans nos prés, il voulut l’appeler Petite Centaurée ; ce fut avec bien de la peine que sa famille le décida à renoncer à ce nom étrange.
La première visite qu’il rendit à la dame de ses pensées, après l’équipée de Vaucluse, lui coûta bien un peu. Il craignait qu’elle ne fût piquée de le voir si tôt consolé et revenu. Mais elle courut à sa rencontre et lui donna en riant deux gros baisers sur les joues. Il entra dans sa chambre et vit qu’elle avait précieusement conservé les fleurs desséchées et les papillons qu’il lui avait donnés autrefois. Elle avait mis en outre sous verre un morceau de cristal de Madegascar, un fragment de basalte de la montagne du Pouce (celle où Paul allait tous les soirs épier à l’horizon maritime la voile qui devait lui ramener Virginie le lendemain matin), et un guêpier en forme de rose qui commençait à tomber en poussière. Une grosse larme coula sur la joue basanée de notre Malgache. L’amour s’y noya, l’amitié survécut calme et purifiée.
Maintenant le Malgache, réduit à l’état de momie, mais plus vert et plus actif que jamais, coule des jours purs au fond de sa pépinière. Il a été juge de paix pendant quelque temps ; mais bientôt dégoûté, comme il dit, des grandeurs et des soucis qu’elles traînent à leur suite, il a donné sa démission, et ne veut plus recevoir de lettres que celles qui sont adressées à M. ***, pépiniériste. Comme il a beaucoup travaillé dans sa retraite, il a beaucoup appris, et c’est aujourd’hui un des hommes les plus savans de France ; mais personne ne s’en doute, pas même lui. Un peu de mélancolie vient bien parfois obscurcir sa brillante gaîté, surtout lorsqu’il gèle en avril pendant que les abricotiers sont en fleur ; et puis, le Malgache a une grande qualité et un grand malheur : il est ce que les marchands de porcs appellent cerveau brûlé ; cela veut dire qu’il a l’ame républicaine, qu’il ne trouve pas la société juste et généreuse, et qu’il souffre de ne pouvoir y donner de l’air, du soleil et du pain à tous ceux qui en manquent. — Il se console au milieu d’un petit nombre d’ames sympathiques qui souffrent et prient avec lui ; mais quand il rentre dans sa solitude, il s’attriste profondément, et il m’écrit : « Ô mon Dieu ! serions-nous des utopistes, et faudra-t-il mourir en laissant le monde comme il est, sans espoir qu’après nous il s’améliore ? N’importe, allons toujours, parlons et agissons, comme si nous avions l’espérance ; n’est-ce pas, vieux ?
Il prend alors sa blouse et sa bêche pour chasser le découragement, et quand il a travaillé tout le jour, il est calme, et humblement philosophe, le soir. Il m’écrit alors avec l’encre de la joie et du contentement. Ce qu’il appelle ainsi, c’est le jus du raisin d’Amérique qu’il exprime dans un coquillage et qui produit une belle teinture rouge, malheureusement sujette à pâlir, comme toutes les joies possibles. Voici son dernier billet.
« J’ai remarqué sur moi-même que le meilleur traitement pour les maladies morales, c’est l’exercice du corps. Ah ! que j’ai brouetté d’ennuis ! mes terrasses en sont farcies. Je ne prétends pas faire de toi un terrassier, mais assortir seulement tes occupations à tes forces. — Je viens de terminer mon nouveau cabinet de travail ; c’est encore une sorte d’ajoupa que j’ai construit avec des troncs d’arbres recouverts de balais. Une feuille de zinc longue de six pieds me permet d’y braver les averses. Ce charmant édifice s’élève dans une petite île où j’ai transporté mes platebandes de fleurs et mes carrés de légumes. Le tout est ceint par les fossés de ma pépinière dont les arbres sont aujourd’hui d’une vigueur et d’une beauté ravissantes. Sauf quelques accès de misantropie, c’est là que je coule des heures assez paisibles. Je regrette peu le temps passé, j’en ai mal usé, mais je crois aussi que je ne pouvais mieux faire. C’était la condition de ma nature. Je ne suis point affligé de vieillir ; chaque âge a ses jouissances, je n’en désire plus que de tranquilles. Ton amitié avant tout : bonsoir. »
Outre les sympathies qui nous unissent, lui et moi, et dont la principale est cet amour à la fois immense et minutieux de la nature qui nous rend tous deux rabâcheurs et insupportables (excepté l’un pour l’autre), nous avons une commune infirmité de caractère qui fait que nous nous trouvons souvent tête à tête au milieu de nos amis. Je ne sais comment l’appeler ; c’est comme une timidité naturelle, spéciale à un certain genre d’expansion, comme une mauvaise honte qui nous fait craindre de dire tout haut ce que nous ressentons le plus vivement ; c’est une impossibilité absolue de nous manifester par des paroles, là où nous voudrions et devrions savoir le faire.
C’est enfin tout le contraire de la qualité que tu possèdes éminemment et qui constitue ta puissance sur les hommes, l’éloquence de la conviction. Lui qui étincelle d’esprit à tous autres égards, et moi qui ai la langue assez déliée, comme tu l’as vu, quand le dépit et l’indignation s’en mêlent, nous sommes tous deux bêtes à faire plaisir, quand nous devrions nous élever au-dessus de nous-mêmes. Nos camarades en concluent que nous sommes usés, lui par habitude de railler, moi par celle de douter. Pour lui, je te réponds que son cœur est encore fervent, jeune et brave comme à vingt ans. C’est l’homme qui a le plus laborieusement travaillé à s’assurer un bien-être modeste, fait à sa guise, et c’est pourtant celui qui fait le moins cas de la vie. Il me disait l’autre jour : J’irais et j’irai ! – Je ne suis pas sensuel ; que m’importe de dormir sur une natte, sur un pavé ou dans trois planches ?
Quant à moi, peut-être… je ne sais. Tu as cru surprendre un grand secret en moi, l’autre jour, pendant que tu lisais ce récit de la mort de tes frères. J’ai été mal à l’aise tout le temps du dîner, parce que mon silence et ma pétrification, à côté de l’enthousiasme du Gaulois, me faisaient rougir devant toi. — Mais cette larme que tu as aperçue et dont tu tires un si grand indice de chaleur intérieure, sache bien que ce n’est pas autre chose qu’une amère et profonde jalousie que j’ai raison de bien cacher, et qui, dans cet instant-là, me fit véhémentement détester mon sort, mon inaction présente mon impuissance et ma vie passée à ne rien faire. Tu peux les aimer et pleurer de tendresse sur ces hommes-là, Éverard, tu es l’un d’eux ; moi, je suis un poète, c’est-à-dire une femmelette. Dans une révolution, tu auras pour but la liberté du genre humain ; moi, je n’en aurai pas d’autre que de me faire tuer, afin d’en finir avec moi-même, et d’avoir, pour la première fois de ma vie, servi à quelque chose, ne fût-ce qu’à élever une barricade de la hauteur d’un cadavre.
Bah ! qu’est-ce que je dis là ? Ne crois pas que je sois triste et que je me soucie de la gloire plus que d’un de mes cheveux. Tu sais ce que je t’ai dit. J’ai trop vécu ; je n’ai rien fait de bon. Quelqu’un veut-il de ma vie présente et future, pourvu qu’on la mette au service d’une idée, et non d’une passion, au service de la vérité, et non à celui d’un homme, je consens à recevoir des lois. Mais, hélas ! je vous en avertis, je ne suis propre, par mon organisation, qu’à exécuter bravement et fidèlement un ordre. Je puis agir et non délibérer, car je ne sais rien et ne suis sûr de rien. Je ne puis obéir qu’en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir et de ne rien entendre, qui me dissuade ; je puis marcher avec mes amis, comme le chien qui voit son maître partir avec le navire et qui se jette à la nage pour le suivre, jusqu’à ce qu’il meure de fatigue. La mer est grande, ô mes amis ! et je suis faible. Je ne suis bon qu’à faire un soldat, et je n’ai pas cinq pieds de haut.
N’importe ! à vous le pygmée. Je suis à vous, parce que je vous aime et vous estime. La vérité n’est pas chez les hommes ; le royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Mais, autant que l’homme peut dérober à la Divinité le rayon lumineux qui éclaire le monde d’en haut ; vous l’avez dérobé, enfans de Prométhée, amans de la sauvage Vérité et de l’inflexible Justice. Allons ! quelle que soit la nuance de votre bannière, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de l’avenir républicain ; au nom de Jésus, qui n’a plus sur la terre qu’un véritable apôtre ; au nom de Washington et de Franklin qui n’ont pu faire assez, et qui nous ont laissé une tâche à accomplir ; au nom de Saint-Simon, dont les fils vont d’emblée au sublime et terrible but du partage des biens (Dieu les protége !…) ; pourvu que ce qui est bon se fasse, et que ceux qui croient le prouvent. Je ne suis qu’un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi.
Veux-tu bien me dire à qui tu en as, avec tes déclamations contre les artistes ? Crie contre eux tant que tu voudras, mais respecte l’art. Ô Vandale ! j’aime beaucoup ce farouche sectaire qui voudrait mettre une robe de bure et des sabots à Taglioni, et employer les mains de Listz à tourner une meule de pressoir, et qui pourtant se couche par terre en pleurant, quand le moindre bengali gazouille, et qui fait une émeute au théâtre pour empêcher Otello de tuer la Malibran ! Le citoyen austère veut supprimer les artistes comme des superfétations sociales qui concentrent trop de sève ; mais monsieur aime la musique vocale et il fera grace aux chanteurs. Les peintres trouveront bien, j’espère, une de vos bonnes têtes qui comprendra la peinture et qui ne fera pas murer les fenêtres des ateliers. Et quant aux poètes, ils sont vos cousins, et vous ne dédaignez pas les formes de leur langage et le mécanisme de leurs périodes, quand vous voulez faire de l’effet sur les badauds. Vous irez apprendre chez eux la métaphore et la manière de s’en servir. D’ailleurs, le génie du poète est une substance si élastique et si maniable ! c’est comme cette feuille de papier blanc, avec laquelle le moindre saltimbanque fait alternativement un bonnet, un coq, un bateau, une fraise, un éventail, un plat à barbe, et dix-huit autres objets différens, à la grande satisfaction des spectateurs. Aucun triomphateur n’a manqué de bardes. La louange est une profession comme une autre, et quand les poètes diront ce que vous voudrez, vous leur laisserez dire ce qu’ils voudront ; car ce qu’ils veulent, c’est de chanter et de se faire entendre.
Ô vieux Dante ! ce n’est pourtant pas ta muse au timbre d’airain que l’on eût pu décider à se parjurer !
Mais dis-moi pourquoi vous en voulez tant aux artistes. L’autre jour, tu leur imputais tout le mal social, tu les appelais dissolvans, tu les accusais de désorganiser les courages, de corrompre les mœurs, d’affaiblir tous les ressorts de la volonté. Ta déclamation est restée incomplète et ton accusation très vague, parce que je n’ai pu résister à la sotte envie de disputer avec toi. J’aurais mieux fait de t’écouter : tu m’aurais donné sans doute quelque raison plus sérieuse, car c’est la seule chose avancée par toi qui ne m’ait pas fait réfléchir depuis, quelque antipathique qu’elle me pût être.
Est-ce de l’art lui-même que tu veux faire le procès ? Il se moque bien de toi, et de vous tous, et de tous les systèmes possibles ! Tâchez d’éteindre un rayon du soleil. Mais ce n’est pas cela. Si je te répondais, je n’aurais à te dire que des choses aussi neuves que celles-ci : Les fleurs sentent bon ; il fait chaud en été ; les oiseaux ont des plumes ; les ânes ont les oreilles beaucoup plus longues que celles des chevaux, etc., etc.
Si ce n’est pas l’art que tu veux tuer, ce ne sont pas non plus les artistes ; car tant qu’on croira à Jésus sur la terre, il y aura des prêtres, et nul pouvoir humain ne pourra empêcher un homme de faire, dans son cœur, vœu d’humilité, de chasteté et de miséricorde. Il paraît qu’il y a ici un mécontentement accidentel et particulier des enfans de la jeune Rome contre ceux de la vieille Babylone. Que s’est-il passé ? Moi, je ne sais rien. L’autre jour, un des vôtres, c’est-à-dire un des nôtres, un républicain, déclara presque sérieusement que je méritais la mort. Le diable m’emporte si je comprends ce que cela veut dire. Néanmoins, j’en suis tout ravi et tout glorieux, comme je dois l’être ; et je ne manque pas, depuis ce jour-là, de dire à tous mes amis, en confidence, que je suis un personnage littéraire et politique fort important, donnant ombrage à ceux de mon propre parti, à cause de ma grande supériorité sociale et intellectuelle. Je vois bien que cela les étonne un peu, mais ils sont si bons qu’ils consentent à partager ma joie. Le Malgache m’a demandé ma protection, afin d’avoir l’honneur d’être pendu à ma droite, et Planet à ma gauche. Nous ne pouvons manquer d’échanger, dans cette situation, les plus charmans jeux de mots et les plus délicieuses facéties. Mais en attendant, je ne veux pas qu’on en plaisante, et je prétends que mes amis disent de moi : — Ce garçon-là a trop d’esprit, il ne vivra pas.
Voyons, pourtant, examinons l’affaire de mes confrères les artistes ; car pour moi, je n’ai garde de me défendre. J’aurais trop peur d’être acquitté comme le plus innocent des hommes, et de ne pas avoir les honneurs du martyre pour mes idées. — Un instant ! tu me feras le plaisir de formuler un peu lesdites idées après mon trépas, car jusqu’ici je t’avoue, en secret, qu’il n’y a pas l’ombre d’une idée dans ma tête et dans mes livres. Le devoir de ton amitié est d’apprendre aux gens qui, par hasard, auraient lu les livres susdits, ce qu’ils prouvent et ce qu’ils ne prouvent pas. Il ne serait peut-être pas inutile non plus de me l’apprendre à moi-même, afin que je pusse démontrer à mes juges, par mes réponses, combien mon intelligence a de profondeur, de perversité, et combien il est urgent d’éteindre une si terrible comète, capable d’embraser la terre.
Ceci posé (et ne va pas me contredire ni t’aviser de plaider pour mon innocence ; le bon Dieu bénisse les obligeans ! je les remercie fort de leur bonne volonté, et les prie de vouloir bien me laisser être pendu en repos), parlons des autres. Qu’ont-ils fait, les pauvres innocens ? Sont-ils capables de causer la mort d’une mouche ? Il n’y a que Byron et moi, sachez-le bien…
Mais je t’ennuie avec mon incorrigible et plate facétieuseté. Donne-moi un coup de poing, et me voilà redevenu sérieux.
Je suis prêt à te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le sophisme a tout envahi. Il s’est glissé jusque dans les jambes de l’Opéra, et Berlioz l’a mis en symphonie fantastique. Malheureusement pour la cause de l’antique sagesse, quand tu entendras la marche funèbre de Berlioz, il y aura un certain ébranlement nerveux dans ta petite organisation de lion de Numidie, et tu te mettras peut-être bien à rugir, comme à la mort de Desdemona, ce qui sera fort désagréable pour moi, ton compagnon, qui me pique de montrer une jolie cravate et un maintien grave et doux au Conservatoire. Le moins qui t’arrivera sera de confesser que cette musique-là est un peu meilleure que celle qu’on nous donnait à Sparte, du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu’Apollon, mécontent de nous voir sacrifier exclusivement à Pallas, nous a joué le mauvais tour de donner quelques leçons à ce Babylonien, afin qu’il égarât nos esprits en exerçant sur nous un pouvoir magique et funeste.
Tu vas me demander si c’est là parler un langage sérieux… Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste ; et puisqu’il me tombe sous la main, je ne suis pas fâché de te dire ce que c’est qu’un véritable artiste, car je vois bien que tu ne t’en doutes pas. Tu m’as nommé l’autre jour de prétendus artistes que tu accablais de ta colère, un corroyeur, un marchand de peaux de lapin, un pair de France, un apothicaire. Tu m’en as nommé d’autres, célèbres, dis-tu, et dont je n’ai jamais entendu parler. Je vois bien que tu prends des vessies pour des lanternes, des épiciers pour des artistes, et nos mansardes pour des satrapies.
Berlioz est un artiste ; il est très pauvre, très brave et très fier. Peut-être bien a-t-il la scélératesse de penser en secret que tous les peuples de l’univers ne valent pas une gamme chromatique placée à propos, comme moi j’ai l’insolence de préférer une jacinthe blanche à la couronne de France. Mais sois sûr que l’on peut avoir ces folies dans le cerveau, et ne pas être l’ennemi du genre humain. Tu es pour les lois somptuaires, Berlioz est pour les triples-croches : je suis pour les liliacées ; chacun son goût. Quand il faudra bâtir la cité nouvelle de l’intelligence, sois sûr que chacun y viendra selon ses forces. Berlioz avec une pioche, moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et leur volonté. Mais notre jeune Jérusalem aura ses jours de paix et de bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner à leurs pianos, aux autres de bêcher leurs platebandes, à chacun de s’amuser innocemment selon son goût et ses facultés. Que fais-tu, dis-moi, quand tu contemples la grande constellation du ciel, à minuit, en divaguant avec nous et en parlant de l’inconnu et de l’infini ? Si j’allais t’interrompre au moment où tu nous dis des paroles sublimes pour te dire cette parole bête et brutale : À quoi cela sert-il ? pourquoi se creuser et s’user le cerveau à des conjectures ? cela donne-t-il du pain et des souliers aux hommes ? tu me répondrais : Cela donne des émotions saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travaillent, à la sueur de leur front, pour les hommes ; cela leur apprend à espérer, à rêver à la Divinité, à prendre courage, et à s’élever au-dessus des dégoûts et des misères de la condition humaine par la pensée d’un avenir, chimérique peut-être, mais fortifiant et sublime. — Qui t’a fait ce que tu es, Éverard ? C’est cette fantaisie de rêver le soir. Qui t’a donné le courage de vivre jusqu’ici dans le travail et dans la douleur ? C’est l’enthousiasme. Et c’est toi, le plus candide et le plus adorablement rustique des hommes de génie, qui veux faire la guerre aux lévites de ton Dieu ? Saül, tu veux tuer David, parce qu’il joue trop bien de la harpe et que tu deviens insensé en l’écoutant.
À genoux, Sicambre, à genoux ! nous t’y mettrons bien. Hélas ! je dis nous ? je pense à mon procès, et je me persuade que je suis déjà jugé et condamné comme artiste ! — Ils t’y mettront bien, eux, les artistes véritables. Si tu savais ce que c’est que ces gens-là, quand ils observent leur évangile et qu’ils respectent la sainteté de leur apostolat ! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n’en suis pas, je l’avoue à ma honte ! Lancé dans une destinée fatale ; n’ayant ni cupidité, ni besoins extravagans, mais en butte à des revers imprévus, chargé d’existences chères et précieuses dont j’étais l’unique soutien, je n’ai pas été artiste, quoique j’aie eu toutes les fatigues, toute l’ardeur, tout le zèle et toutes les souffrances attachées à cette profession sainte ; la vraie gloire n’a pas couronné mes peines, parce que je n’ai pas toujours mis ma conscience en face de mon inspiration. Pressé, forcé de gagner de l’or, j’ai pressé mon imagination de produire, sans m’inquiéter du concours de ma raison ; j’ai violé ma muse, quand elle ne voulait pas céder ; elle s’en est vengée par de froides caresses et de sombres révélations. Au lieu de venir à moi souriante et couronnée, elle y est venue pâle, amère, indignée. Elle ne m’a dicté que des pages tristes et bilieuses, et s’est plu à glacer de doute et de désespoir tous les mouvemens généreux de mon ame. C’est le manque de pain qui m’a rendu malade et spleenétique ; c’est la douleur d’être forcé à me suicider intellectuellement qui m’a rendu âcre et sceptique. — Je t’ai raconté là-bas, dans la soirée, l’analyse d’un beau drame sur le poète Chatterton, représenté dernièrement au Théâtre-Français. Les marchands de drap et les journalistes, non moins froids, ont, pour la plupart, trouvé fort mauvais qu’un poète fît quelque cas de sa condition, et qu’il se plaignît avec amertume d’être forcé par la misère à y déroger. Pour moi, j’ai versé des larmes abondantes en assistant à cette lutte de l’esprit indépendant avec la nécessité fatale, qui me rappelait tant de tortures et de sacrifices. L’orgueil est aussi chatouilleux et irritable que le génie. En faisant de mon mieux, je n’aurais peut-être jamais rien fait de passable, mais à l’heure où l’artiste s’assied devant sa table pour travailler, il croit en lui-même, sans quoi il ne s’y mettrait pas ; et alors, qu’il soit grand, médiocre ou nul, il s’efforce et il espère ; mais si les heures sont comptées, si un créancier attend à la porte, si un enfant qui s’est endormi sans souper le rappelle au sentiment de sa misère et à la nécessité d’avoir fini avant le jour, je t’assure que, si petit que soit son talent, il a un grand sacrifice à faire et une grande humiliation à subir vis-à-vis de lui-même ; il regarde les autres travailler lentement, avec réflexion, avec amour ; il les voit relire attentivement leurs pages, les corriger, les polir minutieusement, y semer après coup mille pierres précieuses, en ôter le moindre grain de poussière, et les conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection même. Quant à lui, malheureux, il a fait, à grands coups de bêche et de truelle, un ouvrage grossier, informe, énergique quelquefois, mais toujours incomplet, hâté et fiévreux ; l’encre n’a pas séché sur le papier qu’il faut livrer le manuscrit sans le revoir, sans y corriger une faute !
........ Ces misères te font sourire et te semblent puériles. Cependant si tu avoues que l’homme, même en face des plus grandes choses, n’est mû que par l’amour de soi, tu avoueras aussi qu’en face des plus petites, l’homme souffre en faisant abnégation de cet amour-là. Et puis, il y a quelque chose de vraiment noble et saint, dans ce dévouement de l’artiste à son art, qui consiste à bien faire au prix de sa fortune, de sa gloire et de sa vie. La conviction, c’est toujours une vertu, fortitudo ! c’est ton mot favori, je crois ; l’artisan expédie sa besogne pour augmenter ses profits. L’artiste pâlit dix ans, au fond d’un grenier, sur une œuvre qui aurait fait sa fortune, mais qu’il ne livrera pas, tant qu’elle ne sera pas terminée selon sa conscience. Qu’importe à M. Ingres d’être riche ou célèbre ? il n’y a pour lui qu’un suffrage dans le monde, celui de Raphaël dont l’ombre est toujours debout derrière lui. Ô saint homme ! Et Urhan qui joue la musique de Beethoven avec des yeux baignés de larmes ; et Béranger qui veut vieillir oublié dans sa mansarde, parce qu’il s’imagine que l’âge a affaibli sa verve, et qu’il craint de gâter son trophée en y ajoutant un laurier moins vert et moins vigoureux que les autres ; et Baillot qui consent à laisser tout l’éclat de la popularité à Paganini, plutôt que d’ajouter, de son fait, un petit ornement d’invention nouvelle aux vieux thèmes sacrés de Sébastien Bach ; et Delacroix, le mélancolique et consciencieux disciple de Rubens ! — Et vous autres, hommes de bruit et de puissance, quand vous a-t-on vus vous éclipser derrière un plus habile ou plus ambitieux que vous par amour pour la sainte vérité ? Quelques-uns de vous, je le sais ont aimé l’humanité et la justice en artistes. C’est le plus bel éloge qu’on puisse leur donner.
Je pourrais te citer d’autres artistes vivans qui ont droit au respect de tout être intelligent ; mais ce serait désigner par le silence ceux qui procèdent autrement et qui poursuivent le bruit et l’argent à tout prix, aveugles Babyloniens ! Tu m’accuserais de camaraderie ou de rivalité, et en vain je te répondrais que je ne connais particulièrement presque aucun de ceux que je viens de te nommer et aucun de ceux que je ne te nomme pas. J’ai vécu toujours seul au milieu du monde, amoureux, voyageur, ou serf littéraire ; j’ai vu de loin rayonner ces gloires si pures, et je me suis prosterné ; je n’ai pas eu le temps d’en profiter ni d’en être jaloux, car je n’ai jamais eu le temps de regarder ma profession comme quelque chose de mieux qu’un métier ; pourtant je n’étais pas né pauvre, je ne suis pas naturellement sybarite, et j’aurais pu vivre et travailler en paix. Ceux à qui j’ai dévoué ma vie, consacré mes veilles, sacrifié ma jeunesse, et peut-être tout mon avenir de gloire, m’en sauront-ils jamais gré ? — Non sans doute ; et peu importe.
Tu dis que je suis un imbécile ; soit. Tes lettres, il est temps de te l’avouer, font sur moi un effet magique. Elles me rendent sérieux. Quel miracle est cela ? J’ai beau lutter, je ne puis parler de toi légèrement, comme je fais de tous, et ils ont trouvé ici un moyen de me faire taire quand je les blesse par mes plaisanteries. Ils me parlent de toi, ils me répètent les paroles qu’ils t’ont entendu me dire, ils me racontent (comme si je l’avais oubliée) cette dernière nuit passée à nous reconduire alternativement à nos demeures respectives jusqu’à neuf fois, cette station au pied de l’église où nous avons parlé des morts, et ce silence où nous sommes tombés au haut de l’escalier du palais, sous ce réverbère si pâle, au-dessus de cette place muette et déserte, où tu venais d’évoquer un si fantastique tableau. J’ai regretté, dans ce moment-là, en te regardant, de n’être pas susceptible d’avoir peur d’un être vivant, car tu m’aurais causé une de ces vives émotions de terreur qui ne sont pas sans plaisir et qu’on a dans les rêves. Je me souviendrai long-temps de tes paroles en descendant ce grand escalier gothique au clair de la lune. « Toi, me disais-tu, je t’aime comme Jésus aima Jean, son plus jeune, et son plus romanesque disciple, et pourtant, si jamais ce pouvait être un devoir pour moi de te tuer, je t’arracherais de mes entrailles et je t’étranglerais de mes mains. » — Ma foi, mon cher maître, je voudrais être quelque chose de mieux qu’un pauvre hanneton, afin de voir si vraiment tu aurais ce courage et cette vertu-là. Mais bah ! tu ne l’aurais pas, charlatan que tu es ! — Qui sait, pourtant ! toi qui ne ris jamais ! peut-être. — Ce serait beau, et je donnerais ma tête de bon cœur pour le plaisir d’avoir vu dans ma vie un seul vrai Romain.
Il y a, ma parole d’honneur, des momens où je m’imagine que j’ai trouvé la vertu réfugiée et cachée en vous comme au temps où les hommes la forcèrent d’aller se fortifier dans des cavernes de rochers sauvages et inexpugnables. — Mais si vous n’étiez que des fanatiques ! — Bah ! c’est toujours cela : n’est pas fanatique qui veut, surtout par le temps qui court, et je serais un peu plus fier de moi que je n’ai sujet de l’être, si j’étais seulement un peu fou à votre manière. — Nous autres, qui rions toujours, nous ressemblons parfois à ces idiots qui rient en voyant les gens sensés se conduire naturellement. L’autre jour, un paysan de mes amis (j’espère que je parle en style républicain) entra dans mon cabinet, et me voyant très occupé à écrire, il se mit à hausser les épaules d’un air de pitié. Il se pencha sur moi, en regardant ce que je faisais, à peu près comme s’il eût payé pour voir les tours du singe à la foire. Il prit ensuite un livre sur ma table : c’était, Dieu me pardonne ! un volume du divin Platon, et il l’ouvrit à l’envers, en tournant les feuillets d’un air attentif, puis le replaça sur la table en me disant du ton d’un profond mépris : C’est donc à ces fadaises-là, mon petit monsieur, que vous passez le temps, fêtes et dimanches ? y a de drôles de gens dans la vie de ce monde ! — Et il hocha la tête, en éclatant de rire, si bien que j’eus besoin de toute ma philantropie démocratique pour ne pas le pousser par les épaules à la porte.
Je me suis calmé pourtant en songeant que j’étais cent fois le jour dans le cas de ce paysan, vis-à-vis de toi et des tiens, et je me suis émerveillé de la patience avec laquelle vous supportiez l’impudente et stupide raillerie des fainéans comme nous qui ne sont bons à autre chose qu’à critiquer ce qu’ils ne comprennent pas et ce qu’ils ne sauraient faire. Mais je dirai comme Planet : — Envoyez-moi donc promener ! — Qu’est-ce que vous faites de moi au milieu de vous, vieux chrétiens ? Dieu me punisse, si vous n’êtes pas des anges, car rien ne vous rebute, rien ne vous ébranle. Vous venez à nous avec tendresse, et te voilà m’appelant ton jeune frère et ton cher enfant, moi un polisson qu’il faudrait renvoyer à sa pipe et à ses romans. Ô prosélytisme ! fasse des distinctions qui voudra ; peu m’importe le nom qu’on te donnera, pourvu que je voie émaner de toi des leçons de vertu et des actes de charité.
Il faut pourtant que je te conte mes peines, ô mon pauvre prophète méconnu ! On essaie de mettre tes enfans en méfiance contre toi. L’esprit de parti n’a pas de scrupule. On nous dit que vous êtes des glorieux, des ambitieux, des brouillons, des halbrenés ; enfin qu’il faut te mettre, et nous tous qui t’aimons, avec toi, aux Petites-Maisons.
Tout cela ne serait que risible, si des hommes d’esprit et de cœur ne s’en mêlaient pas aussi sur la foi d’autrui, ou ne montraient tout au moins, par leur silence devant nous, qu’ils se méfient de nous et de toi. Cela n’attriste pas ces bons champions qui sont habitués à l’orage, mais moi qui reviens de Babylone où j’ai dormi cinq ans dans l’ivresse, et qui tombe, en me frottant les yeux, au beau milieu de notre jeune Sion, je suis tout contristé et tout abattu de voir le rempart d’airain que l’indifférence ou l’antipathie des gentils a placé autour de nous. Sortirons-nous jamais de là, mon maître ? Je vois bien que nous essayons de temps en temps de braves et vaillantes sorties. Mais les meilleurs d’entre nos frères y succombent, et quand nous rentrons sous nos tentes, les clameurs, les malédictions et les huées des vainqueurs, viennent y troubler nos prières. — Ce qui me fâche le plus, moi, ce sont les huées. Je les connais, ces diables de gentils, pour avoir été en captivité chez eux. Je sais comme ils sont malins et quelles flèches acérées leur ironie décoche contre nous. — Songe bien que je ne suis pas un serviteur bien éprouvé, moi ; j’entends déjà leurs lardons m’assaillir, pour la singulière figure que je fais en habit de soldat de la république ; je t’en prie, mon cher maître, laisse-moi m’en aller à Stamboul. J’ai affaire par là. Il faut que je passe par Genève, que j’achète un âne pour traverser les montagnes avec mon bagage, que je remonte la forêt Noire pour chercher une plante que le Malgache veut que je lui rapporte. J’ai à Corfou un ami islamite qui m’a invité à prendre le sorbet dans son jardin. Duteil m’a donné commission de lui acheter une pipe à Alexandrie, et sa femme m’a prié de pousser jusqu’à Alep afin de lui rapporter un schall et un éventail. Tu vois que je ne puis tarder, que j’ai des occupations et des devoirs indispensables. – Écoute : si vous proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu’il y a chez moi, ne vous gênez pas. J’ai des terres, donnez-les à ceux qui n’en ont pas ; j’ai un jardin, faites-y paître vos chevaux ; j’ai une maison, faites-en un hospice pour vos blessés ; j’ai du vin, buvez-le ; j’ai du tabac, fumez-le ; j’ai mes œuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n’y a dans tout mon patrimoine que deux choses dont la perte me serait amère : le portrait de ma vieille grand’mère, et six pieds carrés de terre plantée de cyprès et de rosiers. C’est là qu’elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la république, et je demande qu’à mon retour on m’accorde une indemnité des pertes que j’aurai faites, savoir : une pipe, une plume et de l’encre, moyennant quoi je gagnerai ma vie aussi joyeusement que jamais, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien fait.
Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je lègue mon fils à mes amis, ma fille à leurs femmes et à leurs sœurs, le tombeau et le tableau, héritage de mes enfans, à toi, chef de notre république aquitaine, pour en être le gardien temporaire ; mes livres, minéraux, herbiers, papillons au Malgache ; toutes mes pipes à Rollina ; mes dettes, s’il s’en trouve, à Fleury, afin de le rendre laborieux ; ma bénédiction et mon dernier calembour à ceux qui m’ont rendu malheureux, pour qu’ils s’en consolent et m’oublient.
Je te nomme mon exécuteur testamentaire ; adieu donc, et je pars.
Adieu, ô mes enfans ! j’ai été jusqu’ici plus enfant que vous, je m’en vais seul et loin, en pélerinage, pour tâcher de vieillir vite et de réparer le temps perdu. Adieu, mes amis, mes frères bien aimés, parlez quelquefois autour de l’âtre de celui qui vous doit les plus beaux jours et les plus chers souvenirs de sa vie ; et toi, maître, adieu ! sois béni pour m’avoir forcé de regarder sans rire la face d’un grand enthousiaste, et de plier le genou devant lui en m’en allant.
Ô verte Bohême ! patrie fantastique des ames sans ambition et sans entraves, je vais donc te revoir ! J’ai erré souvent dans tes montagnes et voltigé sur la cime de tes sapins ; je m’en souviens fort bien, quoique je ne fusse pas encore né parmi les hommes, et mon malheur est venu de n’avoir pu t’oublier en vivant ici.