Lettres d’un voyageur (RDDM)/06
La publication de ces lettres est un anachronisme. On s’en convaincra aisément en regardant la date, et on me demandera peut-être pourquoi je livre à l’impression la peinture d’une situation de mon ame, long-temps après que cette situation a changé de face. Je répondrai que j’ai cru pouvoir le faire pour l’instruction du petit nombre d’esprits généreusement moraux et humainement philosophiques, qui étudient le cœur de l’homme d’après ses propres aveux, me souciant fort peu de faire preuve de logique dans le passé, et ne me vantant de rien pour l’avenir. J’ai été poussée, par un instinct individuel que je ne sais pas qualifier, à écrire ma vie jour par jour, en m’épanchant dans le sein de l’amitié.
Au milieu de toutes ces lettres, pour la plupart consacrées aux détails prosaïques de la vie réelle, mon ame a jeté çà et là à son insu certaines lueurs plus vives. Quelques idées, quelques sentimens se sont trouvés un peu mieux formulés. Je ne m’en suis pas aperçue, et mes amis n’y ont pas pris garde peut-être dans le moment, absorbés qu’ils étaient par la réalité de mes souffrances. Mais après la guérison, ils me rapportent parfois ces monumens de tendresse et de douleur, et m’engagent à les communiquer à nos amis inconnus, à ceux qui souffrent maintenant loin de nos regards les mêmes maux dont je souffrais hier. C’est dans le but d’aider ces ames malades à connaître leur mal, à l’examiner et à le guérir, que j’ose publier quelquefois des sentimens tout personnels. Sans ce but, de telles révélations seraient puériles. Vous ne les jugerez pas sévèrement, vous tous qui m’exprimez souvent, sous le voile délicat de l’anonyme, des appels si tendres et des reproches si sympathiques. C’est pour vous que j’ai le courage de raconter tout haut, et à mesure qu’elle s’écoule, ma vie obscure, paresseuse et naïvement triste ou gaie, molle ou robuste, sombre ou riante. Je vous dois toutes mes impressions, et je vous les dirai en implorant votre patience pour l’avenir, quand le présent vous déplaira. Les pages que je vous livre aujourd’hui vous montreront jusqu’où peuvent aller le découragement et le doute. J’espère vous dire bientôt comment on recouvre l’espoir et la force.
Ceux de vous qui le savent déjà aimeront à se retracer, en me lisant, les fatigues de leur vie passée, comme le voyageur qui a revu le seuil de sa maison, se plaît à rêver aux traverses et aux soucis de son pélerinage accompli. Ceux qui errent encore dans l’orage et dans la nuit sauront du moins de quelles perplexités on peut sortir, de quels abîmes on peut voir l’issue. Ils verront que j’ai été aussi perdue, aussi épouvantée, aussi fatiguée qu’ils le sont, et le cri d’une voix amie qui les appelle du haut de la première colline, en commençant à gravir la montagne immense, leur donnera, je l’espère, un peu de confiance et de soulagement.
Combien j’ai à te remercier, mon vieil ami, d’être venu me voir tout de suite ; je n’espérais pas ce bonheur, et je vois que, ta position n’ayant pas changé, c’est une grande preuve d’amitié que tu m’as donnée. J’ai passé une journée heureuse, mon brave Malgache, auprès de toi, au milieu de mes enfans et de mes amis. J’ai ri de bien bon cœur de nos anciennes folies ; j’ai renouvelé nos combats espiègles ; je me suis divertie de tes calembours, de notre ancienne prétendue passion, qui a pu, en tout temps, se traduire par une affection pure et profonde. J’ai retrouvé, après deux ans d’absence (qui renferment pour moi deux siècles de vie), toute cette ancienne vie, avec un plaisir d’enfant, avec une joie de vieillard. Eh bien ! mon pauvre ami, tout cela est entré, une journée entière, dans ce cœur usé et désolé ; tout cela l’a fait bondir de joie ; mais ne l’a ni guéri, ni rajeuni : c’est un mort que le galvanisme a fait danser, et qui retombe plus mort qu’auparavant. J’ai le spleen, j’ai le désespoir dans l’ame, Malgache ; dans trois mois, je n’y serai plus. Je me suis dit tout ce que je pouvais et devais me dire ; j’ai essayé de me rattacher à tout ; je ne puis pas vivre, je ne le puis pas. Je viens dire adieu à mon pays, à mes amis. Le monde ne saura pas ce que j’ai souffert, ce que j’ai tenté, avant d’en venir là. J’essaierais en vain de te faire comprendre mon ame et ma vie ; ne me parle pas de cela ; reçois mon adieu, et ne me dis rien : ce serait inutile. Viens me voir quelquefois pendant mon séjour ici, et parler du passé avec moi. J’aurai quelques services à te demander ; tu en accepteras l’ennui comme une preuve de confiance immense. Pense à moi, et si j’ai un tombeau quelque part, où tu passes un jour, arrête-toi pour y laisser tomber quelques larmes. Oh ! prie pour celle qui, seule peut-être, a bien connu et bien jugé ton cœur.
Merci, mon bon vieux Malgache, merci de ta lettre ; aucun remède ne peut être plus calmant et plus efficace que ces paroles d’amitié et cette douce compassion, dont mon orgueil ne saurait souffrir. Tu ne sais des malheurs de ma vie qu’une bien faible partie. Si le sort nous réunit quelques heures, je te les dirai ; mais l’important, ce n’est pas que tu les saches, c’est que ton affection les adoucisse. Va, le raisonnement, les représentations, les réprimandes, ne font qu’aigrir le cœur de ceux qui souffrent ; et une poignée de main, bien cordiale, est la plus éloquente des consolations. Il se peut que j’aie le cœur fatigué, l’esprit abusé par une vie aventureuse et des idées fausses ; mais j’en meurs, vois-tu ; et il ne s’agit plus, pour ceux qui m’aiment, que de me conduire doucement à ma tombe. Ôtez-moi les dernières épines du chemin, ou du moins semez quelques fleurs autour de ma fosse, et faites entendre à mon oreille quelques douces paroles de regret et de pitié. Non, je ne rougis pas de la vôtre, ô mes amis ! et de la tienne surtout, vieux débris qui as surnagé sur les orages de la vie, et qui en connais les soucis rongeurs et les fatigues accablantes. Je suis un malade qu’il faut plaindre et non contrarier. Si vous ne me guérissez pas, du moins vous me rendrez la souffrance moins rude et la mort moins laide. Me préserve le ciel de mépriser votre amitié, et de la compter pour peu de chose ! Mais sais-tu quels maux contrebalancent ces biens-là ? Sais-tu ce que certains bonheurs ont inspiré d’exigences à mon ame ? ce que certains malheurs lui ont imposé de méfiance et de découragemens ? Et puis vous êtes forts, vous autres. Moi, j’ai de l’énergie et non de la force. Tu dis que l’instinct me retiendra auprès de mes enfans ; tu as raison, peut-être ; c’est le mot le plus vrai que j’aie entendu. Cet instinct, je le sens si profondément, que je l’ai maudit comme une chaîne indestructible : souvent aussi, je l’ai béni en pressant sur mon cœur ces deux petites créatures, innocentes de tous mes maux. Écris-moi souvent, mon ami ; sois délicat et ingénieux à me dire ce qui peut me faire du bien, à m’éviter les leçons trop dures. Hélas ! mon propre esprit est plus sévère que tu ne le serais ; et c’est sa rude clairvoyance qui me pousse au désespoir. Que ton cœur, qui est bon et grand, quoi qu’on en dise et quoi qu’on en pense, t’inspire l’art de me guérir. Je suis venue chercher ici ce qui me fuyait ailleurs. Les pédagogues abondent partout ; l’amitié est rare et prudente ; elle se tire bien mieux d’affaire avec un reproche ou une raillerie, qu’avec une larme et un baiser. Oh ! que la tienne soit généreuse et douce. Répète-moi que ton affection m’a suivie partout, et qu’aux heures de découragement où je me croyais seule dans l’univers, il y avait un cœur qui priait pour moi, et qui m’envoyait son ange gardien pour me ranimer.
Écrivons-nous tous les jours, je t’en prie ; je sens que l’amitié seule peut me sauver.
Je n’en suis pas à espérer de pouvoir vivre. Je borne pour le moment mon ambition à mourir calme, et à ne pas être forcée de blasphémer ma dernière heure, comme cet homme innocent que l’on guillottina dans notre ville il y a quatre ou cinq ans, et qui s’écria sur l’échafaud : Il n’y a pas de Dieu ! — Tu es religieux, toi, Malgache ; moi aussi, je crois. Mais j’ignore si je dois espérer quelque chose de mieux que les fatigues et les souffrances de cette vie. Que penses-tu de l’autre ? — Voilà ce qui m’arrête. Il m’est bien prouvé que je n’arriverai à rien dans celle-ci, et il n’y a pas d’espoir pour moi sur la terre. Mais trouverai-je le repos après ces trente ans de travail ? La nouvelle destinée où j’entrerai après cette destinée mortelle, sera-t-elle une destinée calme et supportable ? Ah ! si Dieu est bon, il donnera au moins à mon ame un an de repos ; qui sait ce que c’est que le repos, et quel renouvellement cela doit opérer dans une intelligence ! Hélas ! si je pouvais me reposer ici auprès de toi, au milieu de mes amis, dans mon pays, sous le toit où j’ai été élevée, où j’ai passé tant de jours purs et sereins ! Mais la vie de l’homme commence par où elle devrait finir. Dans ses premiers ans, il lui est accordé un bonheur et un calme dont il ne jouit que plus tard par le souvenir ; car, avant d’avoir souffert et travaillé, avant d’avoir subi les ans de la virilité, il ne sait pas le prix de ses jours d’enfance. — À ton dire, mon ami, il arriverait pour l’homme sage et fort un temps où ce repos peut s’acquérir par la réflexion et la volonté. Oh ! sois sincère, je t’en prie, et oublie le généreux rôle de consolateur que ton amitié t’impose avec moi : ne me trompe pas, dans l’espoir de me guérir, car plus tu ferais refleurir sous mes pas d’espérances décevantes, plus je ressentirais de colère et de douleur en les perdant. Dis-moi la vérité, es-tu heureux ? — Non, ceci est une sotte question, et le bonheur est un mot ridicule qui ne représente qu’une idée vague comme un rêve. Mais supportes-tu la vie de bon cœur ? La regretterais-tu si demain Dieu t’en délivrait ? Pleurerais-tu autre chose que tes enfans ? Car cette affection d’instinct, comme tu dis fort bien, est la seule que la réflexion désespérante ne puisse ébranler. — Dis-moi, oh ! dis-moi ! ce qui se passe en moi depuis dix ans et plus, ce dégoût de tout, cet ennui dévorant qui succède à mes plus vives jouissances et qui de plus en plus me gagne et m’écrase, est-ce une maladie de mon cerveau, ou est-ce un résultat de ma destinée ? Ai-je horriblement raison de détester la vie ? ai-je criminellement tort de ne pas l’accepter ? Mettons de côté les questions sociales, supposons même que nous n’ayons pas d’enfans et que nous ayons subi tous deux la même dose de malheur et de fatigue. Crois-tu que, par suite de nos organisations différentes, nous nous retrouverions l’un et l’autre où nous en sommes, toi réconcilié avec la vie, moi plus lasse et plus désespérée que jamais ? Y a-t-il donc en vous autres une faculté qui me manque ? Suis-je plus mal partagée que vous, et Dieu m’a-t-il refusé cet instinctif amour de la vie qu’il a donné à toutes les créatures pour la conservation des espèces ? Je vois ma mère, elle a souffert matériellement plus que moi, son histoire est une des plus orageuses et des plus funestes que j’aie entendu raconter ; sa force naturelle l’a sauvée de tout ; son insouciance, sa gaieté, ont surnagé sur tous ses naufrages. À soixante ans, elle est encore belle et jeune, et chaque soir en s’endormant elle prie Dieu de lui conserver la vie. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! c’est donc bien bon de vivre ? pourquoi ne suis-je pas ainsi ? Ma position sociale pourrait être belle, je suis indépendante, les embarras matériels de mon existence ont cessé, je puis voyager, satisfaire tous mes caprices ; pourquoi n’ai-je plus aucun désir, aucune fantaisie ?
Ne réponds pas à ces questions-là, c’est trop tôt. Tu ne sais pas les évènemens qui m’ont amenée à cet état moral, et tu pourrais me donner quelque fausse idée, faute de bien connaître et de bien juger les faits. Mais réponds en ce qui te concerne. — Tu as souffert, tu as aimé, tu es un être très élevé sous le rapport de l’intelligence, tu as beaucoup vu, beaucoup lu, tu as voyagé, observé, réfléchi, jugé la vie sous bien des faces diverses. — Tu es venu échouer, toi dont la destinée eût pu être brillante, sur un petit coin de terre où tu t’es consolé de tout en plantant des arbres et en arrosant des fleurs. Tu dis que tu as souffert dans les commencemens, que tu as soutenu une lutte avec toi-même, que tu t’es contraint à un travail physique. Raconte-moi avec détail l’histoire de ces premiers temps, et puis, dis-moi le résultat de tous ces combats et de toute cette vertu. Es-tu calme ? supportes-tu sans aigreur et sans désespoir les tracasseries de la vie domestique ? t’endors-tu aussitôt que tu te couches ? n’y a-t-il pas autour de ton chevet un démon sous la forme d’un ange qui te crie : L’amour, l’amour ! le bonheur, la vie, la jeunesse ! — tandis que ton cœur désolé répond : Il est trop tard. Cela eût pu être, et cela n’a pas été ! — mon ami ! passes-tu des nuits entières à pleurer tes rêves et à te dire : Je n’ai pas été heureux !
— Oh ! je le devine, je le sens, cela t’arrive quelquefois, et j’ai tort peut-être de réveiller l’idée d’une souffrance que le temps et ton courage ont endormie ; mais ce sera une occasion d’exercer la force que tu as amassée, que de me raconter comment tu as fait, et de m’apprendre à quoi tu es arrivé : hélas ! si je pouvais comme toi me passionner pour un jardin, pour un arbuste, pour un insecte ! J’aime tout cela pourtant, et nul n’est mieux organisé que moi pour jouir de la vie. Je sympathise avec toutes les beautés, toutes les grâces de la nature. Comme toi, j’examine long-temps avec délices l’aile d’un papillon. Comme toi, je m’enivre du parfum d’une fleur. J’aimerais à me bâtir aussi un ajoupa et à y porter mes livres, mais je n’y pourrais rester. Mais les fleurs et les insectes ne peuvent pas me consoler d’une peine morale. La contemplation des cimes immobiles du Mont-Blanc, l’aspect de cette neige éternelle, immaculée, sublime de blancheur et de calme, avaient suffi, pendant trois ou quatre jours du mois dernier, pour donner à mon ame un calme et une sérénité inconnus depuis long-temps. Mais à peine eus-je passé la frontière de France, cette paix délicieuse s’écroula comme une avalanche devant le souvenir et l’aspect de mes maux et de mes ennuis matériels. La poussière des chemins, la puanteur de la diligence et la nudité hideuse du Dauphiné suffirent aussi pour me faire dire : La vie est insupportable et l’homme est infortuné. — Et des douleurs morales, réelles, profondes, incurables, se ranimèrent !…
Je me berce de l’idée que je mourrai réconciliée du moins avec le passé. Il y a dans l’air du pays, dans le silence de l’automne, dans la magie des souvenirs, dans le cœur de mes amis surtout, quelque chose d’étrangement puissant. Je marche beaucoup, et soit fatigue de corps, soit repos d’esprit, je dors plus que je n’ai fait depuis un an. Mes enfans me font encore beaucoup de mal au milieu de tout le bonheur qu’ils me donnent ; ce sont mes maîtres, les liens sacrés qui m’attachent à la vie, à une vie odieuse ! Je voudrais les briser, ces liens terribles ! la peur du remords me retient. Et pourtant il y aurait bien des choses à ma décharge, si je pouvais raconter l’histoire de mon cœur. Mais ce serait si long, si pénible ! — Bonsoir, rappelle-toi nos adieux d’autrefois sous le grand arbre, the parting’s tree. Nous avions lu les Natchez, et nous nous disions chaque fois : — Je te souhaite un ciel bleu et l’espérance. — L’espérance de quoi ?…
Mes jours s’écoulent tristes comme la mort, et ma force s’épuise rapidement. Avant-hier, j’étais assez bien, je me sentais tomber dans une sorte d’apathie qui ne manquait pas de charme. La fatigue du cœur et celle du corps étaient si grandes en moi, qu’il ne me restait plus guère de sensibilité. J’avais accepté les ennuis et les plaisirs de la journée, et je ne m’étais pas dit comme les autres jours : — Pourrai-je vivre demain ? Je m’étais rejetée dans le passé et je savourais cette illusion imbécille au point de me croire transportée aux jours qui sont derrière nous. Je revins de la rivière avec Rollinat et ses enfans. Il faisait chaud, et le chemin était difficile. J’eus une sorte de bonheur à traverser une terre labourée, en portant Solange sur mes épaules. Maurice marchait devant moi avec son petit ami Constant, et le chien de la maison, quoique laid et mélancolique, nous suivait d’un air si habitué à nous, si sûr de son gîte, si nécessairement attaché à chacun de nos pas, qu’il me semblait faire partie de la famille. Rollinat riait à sa manière et débitait des facéties à ma mère, et je venais la dernière avec mon fardeau, partageant ma pensée entre les embarras de la marche et le souvenir de tes conseils. Voici, me disais-je, les plaisirs simples et purs que mon ami me vante et me souhaite. Et je ne sais pourquoi la fatigue, les cris joyeux des enfans, la gaieté de ma mère, quoique tout cela fût en désaccord avec la tristesse qui me ronge et l’accablement qui m’écrase, avaient pour moi un charme indéfinissable. Cela me rappelait nos courses au grand arbre, nos récoltes de champignons dans les prés, et la première enfance de mon fils qu’alors je rapportais aussi à la maison sur mes épaules. J’oubliais presque ces terribles années d’expérience, d’activité et de passion, qui me séparent de celles-là.
Mais ce bien-être dont je ne saurais attribuer le bienfait qu’à des circonstances matérielles, à l’influence de l’air, au silence délicieux de la campagne, à la bonne humeur de ceux qui m’entouraient, cessa bientôt, et je retombai dans mon abattement ordinaire en rentrant à la maison.
Rollinat est une des plus parfaites et des plus affectueuses créatures qu’il y ait sur la terre ; doux, simple, égal, silencieux, triste, compatissant. Je ne sais personne dont la société intime et journalière soit plus calme et plus bienfaisante ; je ne sais pas si je l’aime plus ou moins que toi, mon cœur n’a plus assez de vigueur pour s’interroger et se connaître ; je sais que l’amitié que j’ai pour Alphonse, pour Laure, pour chacun de vous, ne nuit à aucun en particulier. Seulement, je me tais de mon mal avec ces jeunes enfans dont il troublerait le bonheur, et je n’en parle qu’à Rollinat et à toi. Lui ne me donne ni conseils, ni encouragemens, ni consolations ; nous échangeons peu de paroles dans le jour ; nous marchons côte à côte dans les traînes du vallon ou dans les allées de mon jardin, courbés comme deux vieillards, concentrés au dedans de nous-mêmes, dans une muette douleur, et nous comprenant sans nous avertir. Le soir, nous marchons encore dans le jardin jusqu’à minuit ; c’est une fatigue physique qui m’est absolument nécessaire pour trouver le sommeil, et à lui aussi qui souffre continuellement des nerfs. Alors nous nous racontons les détails et les ennuis de notre vie. Quelquefois nous retombons dans un profond silence, il regarde les étoiles où il me rêve un asile, et je promène des regards vagues et inutiles sous les ténébreux ombrages que nous traversons. Leur mystérieux silence me fait tressaillir quelquefois d’épouvante, et il me semble que c’est mon spectre qui se promène à ma place, dans ces lieux mornes comme la tombe. Alors je passe mon bras sous le sien, comme pour m’assurer que j’appartiens encore au monde des vivans, et il me répond avec sa voix caverneuse et monotone : — Tu es malade, bien malade. — Malgré le peu d’encouragemens qu’il me donne (car ses inclinaisons et ses convictions ne sont que trop conformes aux miennes), son amitié m’est très précieuse, et sa société m’est en quelque sorte nécessaire. Il me semble que tant que j’aurai à mon côté un ami sincère et fidèle, je ne peux pas mourir désespérée ; je lui ai fait jurer, ce soir, qu’il assisterait à ma dernière heure, et qu’il aurait le courage de ne point m’en dissuader. Il y a dans la voix, dans le regard, dans tout l’être de ceux que nous aimons, un fluide magnétique, une sorte d’auréole, non visible, mais sensible au toucher de l’ame, si je peux parler ainsi, qui agit puissamment sur nos sensations intimes. La présence de Rollinat m’infuse silencieusement la résignation mélancolique et la sérénité morne et muette. Son silence agit peut-être plus sur moi que ses paroles. Quand il est assis à une heure du matin, au fond du grand salon, et qu’à la faible clarté d’une seule bougie, oubliée plutôt qu’allumée, sur la table, je jette de temps en temps les yeux sur sa figure grave et rêveuse, sur ses orbites enfoncés, sur sa bouche close et serrée, sur son front que plisse une méditation perpétuelle, il me semble contempler l’humble courage et la triste patience revêtus d’une forme humaine. Ô amitié ! sobre de démonstrations et forte de dévouemens, qui te paiera de ce que tu supportes d’heures sombres et de funestes pensées auprès d’une ame moribonde ! Assis comme un médecin sans espoir au chevet d’un ami expirant, il semble tâter le pouls à mon désespoir et compter ce qu’il me reste de jours mauvais à subir. Désireux dans sa conscience d’entendre sonner l’heure de ma délivrance, navré dans son affection d’être forcé d’abandonner bientôt ce cadavre qu’il entoure encore de soins inutiles et généreux, il voit mon infortune ; il ne prie ni ne pleure ; il me fait un dernier oreiller de son bras et ne me dit point ce qui se passera en lui quand mes yeux seront pour jamais fermés. Ô Dieu juste ! donnez-lui un ami qui vive pour lui ! et qui ne l’abandonne point pour mourir !
J’ai souvent honte de cette lâcheté qui m’empêche d’en finir tout de suite ; ne sais-je donc me décider à rien ? ne puis-je ni vivre, ni mourir ? Il y a des instans où je me figure que je suis usée par le travail, l’amour ou la douleur, et que je ne suis plus capable de rien sur la terre ; mais, à la moindre occasion, je m’aperçois bien que cela n’est pas et que je vais mourir dans toute la force de mon organisation et dans toute la puissance de mon ame. Oh ! non, ce n’est pas la force qui me manque pour vivre et pour espérer ; c’est la foi et la volonté. Quand un évènement extérieur me réveille de mon accablement ; quand le hasard me presse et me commande d’agir selon ma nature, j’agis avec plus de présence d’esprit et de calme que je n’ai jamais fait. — Telle je suis encore, malgré tant d’affronts et de blessures dont on m’a couverte, malgré tant de fange et de pierres qu’on m’a jetées, dans le vain espoir de tarir la source vive et abondante des vertus que Dieu m’avait données. On l’a bien troublée, hélas ! et la beauté du ciel ne s’y réfléchit plus comme autrefois. Mais quand un être souffrant s’en approche, elle coule encore pour lui, et il peut y puiser sans qu’elle lui refuse son flot bienfaisant. Il y a plus : ce bien que je fais sans enthousiasme et même sans plaisir, ces devoirs que j’accomplis sans satisfaction puérile et sans espoir d’en retirer aucun soulagement, c’est un sacrifice plus austère et peut-être plus grand devant Dieu que les ardentes offrandes d’un cœur plus jeune et plus heureux ; c’est maintenant que je sens intimement combien mon ame est droite, puisque à mon insu l’amour du bien refleurit en moi sur les plus sombres ruines. Ô mon Dieu ! s’il pouvait me tomber de votre sein paternel une conviction, une volonté, un désir seulement ! mais en vain j’interroge cette ame vide. La vertu n’y est plus qu’une habitude forte comme la nécessité, mais stérile pour mon bonheur ; la foi n’est plus qu’une lueur lointaine, belle encore dans sa pâleur douloureuse, mais silencieuse, indifférente à ma vie et à ma mort ; une voix qui se perd dans les espaces du ciel et qui ne me crie point de croire, mais d’espérer seulement. La volonté n’est plus qu’une humble et muette servante de ce reste de vertu et de religion. Elle proportionne son activité au besoin qu’on a d’elle, et peut-être a-t-elle un troisième conseiller plus fort que la foi et que la vertu, l’orgueil.
Oui, l’orgueil saignant, altier et debout sous les plaies et les souillures dont on s’est efforcé de le couvrir. Nul n’a été plus outragé et plus calomnié que moi, et nul ne s’est cramponné avec plus de douleur et de force à l’espoir d’une justice céleste et au sentiment de sa propre innocence. Depuis que la publication de quelques écrits, trop sincères et trop courageux pour qu’on les pardonnât à une femme, a fixé sur mon nom quelques regards étonnés ou curieux, il n’est pas de mensonge dégoûtant, pas de soupçon monstrueux et stupide, pas de récit extravagant et infect, dont on ne se soit efforcé de le souiller. Depuis ce moment, je n’ai pas pu dire un mot, écrire une ligne, faire un pas, sans que mes intentions les plus pures aient été flétries odieusement, et soumises aux plus basses interprétations. Oh ! comment n’avoir pas d’orgueil, quand on a une telle guerre à soutenir ? Pourquoi Dieu m’a-t-il laissée faire si malheureuse ? et pourquoi permet-il que l’impudence des hommes lâches flétrisse et tue l’existence des hommes de bien ? Faut-il donc que le juste se lève dans sa douleur, et qu’essuyant les larmes de la colère et de la honte, il se lave des impuretés dont on l’accable ? Seigneur, Seigneur ! à quoi songez-vous, quand vous envoyez un ange gardien à l’enfant suspendu encore au sein de sa mère, et quand votre providence s’occupe du dernier brin d’herbe de la prairie, tandis qu’elle laisse meurtrir et outrager un innocent, et que l’honneur, la plus belle fleur qui croisse sur nos chemins, est brisé et foulé aux pieds par le premier écolier qui passe ? L’homme, dont le front s’est plissé dans la réflexion et dans la souffrance, est-il donc moins précieux pour vous que l’ame inerte et encore informe du nourrisson de la femme ? Notre triste gloire humaine est elle plus méprisable que l’ortie qui croît le long des cimetières ? Dieu du ciel ! voyez, entendez, et faites justice.
Comment vas-tu, mon ami ? tu es parti bien triste et bien malade. Rassure-moi du moins sur ta santé. Ton ame est naturellement souffrante, et tu n’étais point heureux avant de me connaître. Mais j’ai bien des remords, néanmoins ; car j’ai dû cruellement augmenter cette disposition au chagrin et cet ennui perpétuel qui te ronge. Ma douleur sombre et inguérissable a dû rejaillir sur toi, et les résolutions lugubres dont je t’ai entretenu tous ces jours derniers, ont dû contrister et déchirer ton amitié, pour moi si loyale et si sainte. Pardonne-moi, mon pauvre ami ; j’ai cherché à m’appuyer sur toi, à me reposer un instant sur ton bras ; j’ai voulu te dire ma souffrance, afin de m’affermir dans le calme du désespoir, afin de l’emporter dans le tombeau, adoucie et trempée des saintes larmes de l’amitié. Tu as eu le courage de m’écouter en silence, et de ne point me donner de vaines consolations ; tu m’as dit seulement ton affection, la seule chose à laquelle je pusse penser sans aigreur et sans méfiance. Oh ! je te remercie ! J’ai obtenu de toi cette rude et sainte promesse, de venir, pour ainsi dire, communier avec moi à mon heure de délivrance. Le Malgache n’en aurait pas la force ; il faut un cœur plus vieux et plus résigné qui me dise : Va-t-en ! et non pas : Reviens à nous. — Je ne peux revenir à rien, ni à personne.
Ne te laisse point toucher ni ébranler par cet état désespéré où tu me vois ; ne laisse point la compassion aller jusqu’à la souffrance ; ne laisse point la mélancolie dévorer ces belles fleurs, ces rameaux de chêne dont ta route est couverte. Eh quoi ! tu es utile, tu es nécessaire, tu es vertueux, et tu supporterais la vie à regret ! Oh ! non, ne laisse pas tomber ce fardeau que tu portes si noblement, et qui, de prime-abord, t’ouvrira toujours l’accès des ames nobles. Tu trouveras d’autres amitiés, plus grandes et moins stériles, et moins funestes que la mienne ; tu auras une vieillesse glorieuse au sein d’une destinée humble et pénible. Oh ! mon ami, qu’on me donne une tâche comme la tienne à remplir, qu’on mette entre mes mains le soc de cette charrue, avec laquelle tu ouvres un si vigoureux sillon dans la société, et je me relèverai de mon désespoir, et j’emploierai la force qui est en moi, et que la société repousse comme une source d’erreurs et de crimes.
Tu me connais pourtant, toi. Tu sais s’il y a dans ce cœur déchiré des passions viles, des lâchetés, le moindre détour perfide, le moindre attrait pour un vice quelconque. Tu sais que si quelque chose m’élève au-dessus de tant d’êtres méprisablement médiocres dont le monde est encombré, ce n’est pas le vain éclat d’un nom, ni le frivole talent d’écrire quelques pages. Tu sais que c’est la forte passion du vrai, le sauvage amour de la justice. Tu sais qu’un orgueil immense me dévore, mais que cet orgueil n’a rien de petit, ni de coupable, qu’il ne m’a jamais portée à aucune faute honteuse, et qu’il eût pu me pousser à une destinée héroïque, si je n’eusse point eu le malheur d’être femme. Eh bien ! mon ami, que ferai-je de ce caractère ? Que produira cette force d’ame qui m’a toujours fait repousser le joug de l’opinion et des lois humaines, non en ce qu’elles ont de bon et de nécessaire, mais en ce qu’elles ont d’odieux et d’abrutissant ? À qui les ferai-je servir ? Qui m’écoutera, qui me croira ? Qui vivra de ma pensée ? Qui, à ma parole, se lèvera pour marcher dans la voie droite et superbe où je voudrais voir aller le monde ? Personne. — Eh ! si du moins je pouvais élever mes enfans dans ces idées, me flatter de l’espoir que ces êtres, nés de mon flanc, ne seront pas des animaux marchant sous le joug, ni des mannequins obéissant à tous les fils du préjugé et des conventions, mais bien des créatures intelligentes, généreuses, indomptables dans leur noble fierté, dévouées dans leurs vertueuses affections jusqu’au martyre ; si je pouvais faire d’eux un homme et une femme selon la pensée de Dieu et leur destination sur la terre ! Mais cela ne se pourra point. Mes enfans, condamnés à marcher dans la fange des chemins battus, environnés des influences contraires, avertis à chaque pas, par ceux qui me combattent, de se méfier de moi et de ce qu’on appelle mes rêves, spectateurs eux-mêmes de ma souffrance au milieu de cette lutte éternelle, de mon cœur ulcéré, de mes genoux brisés à chaque pas sur les obstacles de la vie réelle ; mes pauvres enfans, formés de mon sang et nourris de mon lait, se retourneront peut-être pour me dire : — Vous nous égarez ; vous voulez nous perdre avec vous ! N’êtes-vous pas infortunée, rebutée, calomniée ! Qu’avez-vous rapporté de ces luttes inégales, de ces duels fanfarons avec la coutume et la croyance ? Laissez-nous faire comme les autres ; laissez-nous recueillir les avantages de ce monde facile et tolérant ; laissez-nous commettre ces mille petites lâchetés qui achètent le repos et le bien-être parmi les hommes. Ne nous parlez plus de vertus austères et inconnues, que les hommes appellent folie, et qui ne mènent qu’à l’isolement ou au suicide.
Voilà ce qu’ils me diront. Ou bien si, par tendresse ou disposition naturelle, ils m’écoutent et me croient, où les conduirai-je ? Dans quels abîmes irons-nous donc nous précipiter tous les trois ? car nous serons trois sur la terre et pas un avec ! Que leur répondrai-je, s’ils viennent me dire : — Oui, la vie est insupportable dans un monde ainsi fait ; mourons ensemble. Montrez-nous le chemin de Bernica, ou le lac de Sténio, ou les glaciers de Jacques !
Ce n’est pas que, dans mon orgueil, je veuille dire que je suis seule de mon avis en ce monde par excès de grandeur et de raison. Non, je suis un être plein d’erreurs et de faiblesses, et les plus sombres voiles d’ignorance et de légèreté couvrent les plus brillans éclairs de mon ame. Je suis seule à force de désenchantemens et d’illusions perdues. Ces illusions ont été grossières ; mais qui ne les a eues ? Elles ont été brisées ; qui n’a vu de même tomber les siennes en poussière ? Mais je m’en étais fait une, particulière, vaste, belle, comme était mon ame aux premières années de la vie, au sortir de l’adolescence. Celle-là, dans une femme, était un sceau de fatalité éternelle, un arrêt de mort. Mais cela demanderait de plus longs développemens et une sorte de récit de ma jeunesse. Je te le ferai quelque jour.
Quand tu commences à t’endormir, pense à moi ; pense à cette heure de minuit où les étoiles étaient si blanches, l’air si doucement humide, les allées si sombres ; pense à cette route sablée, bordée de thym et d’arbrisseaux, que nous avons parcourue ensemble cent fois dans une demi-heure, et dans laquelle nous avons échangé de si tristes confidences, de si saintes promesses ! À cette heure-là, dors tranquille, après m’avoir envoyé une bénédiction et un adieu. Moi, je t’écrirai pendant ce temps, et je n’aurai pas perdu ces entretiens de minuit dont tu me prives, bon cœur fatigué, mais que tu me rendras quelques jours encore, avant que je parte pour toujours !
Oui, j’avais alors une étrange illusion, verte comme ma jeunesse, virile comme ma tournure d’esprit et mes habitudes. Il serait long de dire tout l’avenir qu’elle embrassait, mais elle était résumable en ce peu de mots : — Pour obtenir justice en ce monde comme en l’autre, il ne s’agit que d’être un vrai juste soi-même.
Ce n’était pas tant là un système qu’une conviction. Je savais bien qu’il y avait des ames honnêtes et pures que les hommes méconnaissaient et que la Providence semblait abandonner. Même dans le petit horizon où je vivais, j’en comptais plusieurs ; mais je me faisais de ce mot de juste tout un monde moral, et dans mon cerveau, alors tout farci de Bible, d’histoire, de poésie et de philosophie, j’en avais fait un portrait que je substituais à celui de la femme forte, modèle inapplicable à notre civilisation. — J’ai retrouvé, dans les griffonnages que j’entassais sous mon oreiller à l’âge de seize ans, ce portrait du juste selon mes idées.
« Le juste n’a pas de sexe moral : il est homme ou femme selon la volonté de Dieu, mais son code est toujours le même, qu’il soit général d’armée ou mère de famille.
« Le juste n’a pas d’état. Il est mendiant, voyageur ou prince de la terre, selon la volonté de Dieu. Son but, sa profession, c’est d’être juste.
« Le juste est fort, calme et chaste. Il est vaillant, il est actif, il est réfléchi. Il observe tous ses premiers mouvemens jusqu’à ce qu’il se soit fait tel que tous ses premiers mouvemens soient bons. Il méprise la vie, et pour peu que sa place en ce monde soit nécessaire à un meilleur que lui, il la cède de bon cœur et s’offre à Dieu en disant : Seigneur, si je suis nuisible à mon frère, prenez ma vie. Je monterai ce coursier, je franchirai ce buisson, je traverserai ce marais, je sortirai du danger ou j’y resterai, selon votre bon plaisir, ô mon Dieu ! — Le juste est toujours prêt à paraître devant Dieu.
« Le juste n’a pas de fortune, pas de maison, pas d’esclaves. Ses serviteurs sont ses amis s’ils en sont dignes. Son toit appartient au vagabond, sa bourse et son vêtement à tous les pauvres, son temps et ses lumières à tous ceux qui les réclament.
« Le juste hait les méchans et méprise les lâches. Il leur donne du pain s’ils en manquent, et des conseils s’ils en veulent. S’ils se convertissent, il les encourage et leur pardonne ; s’ils s’endurcissent dans le mal, il les oublie, mais il ne les craint pas ; et si un assassin l’attaque, il le tue bravement et se regarde comme l’instrument de la justice de Dieu.
« Le juste ne s’ennuie jamais. Il travaille tant qu’il peut, soit avec le corps, soit avec l’esprit, selon ses besoins et ceux d’autrui. Quand il est las, il se repose et pense à Dieu ; quand il est malade, il se résigne et rêve au ciel.
« Le juste ouvre son cœur à l’amitié. Ce qu’il aime le mieux après Dieu, c’est son ami ; et il ne craint jamais de l’aimer trop, parce qu’il ne peut aimer qu’un être digne de lui !
« Le juste est orgueilleux, mais non pas vain. Il ne sait point s’il est jeune, beau, riche, admiré, il sait qu’il est juste ; et quoiqu’il pardonne à ceux qui le méconnaissent, il s’éloigne d’eux. Il sait que ceux qui ne le comprennent point ne lui ressemblent point, et que s’il pouvait les aimer, il cesserait d’être juste.
« Le juste est sincère avant tout, et c’est ce qui exige de lui une force sublime, parce que le monde n’est que mensonge, fourberie ou vanité, trahison ou préjugé.
« Le juste méprise l’opinion de la foule ; il est le défenseur du faible et de l’opprimé, et n’élève la voix parmi les hommes que pour défendre ceux que les hommes accusent injustement. Il ne s’en remet à personne du soin de prononcer sur un accusé. Il ne croit au mal que quand il le sait, et sans s’inquiéter de l’anathème ou de la risée des gens, il va écouter les plaintes de Job jusque sur son fumier.
« Le juste pèche sept fois par jour ; mais ce sont des péchés de juste. Il y en a qu’il ne commet jamais, et qu’il ne soupçonne pas même.
« Le juste est souvent injurié et calomnié ; mais il obtient toujours justice, parce qu’il l’aime, parce qu’il la veut, parce qu’il est fort et sait l’imposer. Il a des ennemis, des indifférens ; quelquefois la foule entière est contre lui ; mais il a pour amis quelques justes comme lui, qui se cherchent et se rencontrent dans cette vie, et à qui Dieu donne son royaume dans l’autre. »
Cette singulière déclaration de mes droits de l’homme, comme je l’appelais alors, écolier que j’étais ; cet innocent mélange d’hérésies et de banalités religieuses renferme pourtant bien, n’est-ce pas ? un ordre d’idées arrêtées, un plan de vie, un choix de résolutions, la tendance à un caractère religieusement choisi et embrassé. Elle t’explique à peu près ce qu’étaient les illusions de mon adolescence ; et au milieu des sentimens fraîchement dictés par l’évangile du couvent, une sorte de restriction rebelle dictée par l’orgueil naissant, par l’obstination innée, un vague rêve de grandeur humaine mêlé à une plus sérieuse ambition de chrétien.
Présomptueuse ou folle, cette espérance d’arriver à l’état de juste, c’est-à-dire de pratiquer la miséricorde, la franchise et l’austérité, avec calme et avec joie ; de supporter la contradiction et le blâme avec indifférence et fermeté, et de laisser un nom honoré parmi l’élite des hommes rencontrés en cette vie ; cette ambition d’une gloire humble, mais désirable, d’un travail difficile et long, d’une lutte contre la société, couronnée à la fin de succès, du moins par l’estime de ce petit nombre de bons que j’espérais rejoindre sur les mers inconnues de l’avenir, c’était là le rêve, l’illusion de mes plus belles années, la foi en la justice divine et humaine. — Qu’est-il devenu ? un regret mortel, la source d’un ennui et d’un dégoût qui n’ont d’autre remède que la mort.
Cela fut la source de mes qualités et de mes défauts, ou bien ce furent mes qualités et mes défauts qui m’inspirèrent ces idées fausses. Je leur ai dû bien des vertus inutiles, bien des traits de folie héroïque, bien des actes de grandeur imbécile et de dévouement sublime, dont l’objet et le résultat ont été ignoblement ridicules. J’ai voulu faire l’homme fort, et j’ai été brisée comme une faible femme. M’en repentirai-je aujourd’hui que je vais paraître devant toi, ô mon Dieu ? Non ; car là la justice divine est un rêve comme la justice humaine ; du moins il y a le repos du néant qui doit être désirable après les fatigues d’une vie comme la mienne.
Je les ai bien rencontrés, ces hommes justes, je leur ai serré la main, et leur estime, la tienne entre toutes, ô mon ami ! a bien répandu sur mes plaies un baume consolateur. J’ai bien exercé cette justice, non pas toujours aussi ferme que je me l’étais dictée en ces jours de puritanisme juvénile ; mais si les passions ou la fatigue, ou la douleur ou l’amour, ont souvent engourdi ou détourné ce bras qui se flattait d’être toujours tendu aux faibles et aux infortunés ; si cette sévérité farouche et prudente envers les méchans s’est souvent laissé tromper par un jugement facile à égarer, par un cœur facile à séduire, pourtant je n’ai commis aucune action, admis aucun principe, caressé aucun vice qui m’ait fait sortir du chemin de la justice ; j’y ai marché lentement, je m’y suis arrêtée plus d’une fois, j’y ai perdu bien des peines et bien du temps à poursuivre des fantômes. Mais l’instinct, la nécessité d’obéir à ma nature ont toujours retenu mes pieds sur la route d’ivoire, et si je ne suis pas encore le juste que je voulais être, rien dans le passé ne s’oppose à ce que je le devienne ; c’est dans le présent que gît un obstacle semblable à une montagne écroulée : cet obstacle, c’est le désespoir.
Et pourquoi ce spectre livide est-il venu étendre sur moi ses membres lourds et glacés ? Pourquoi l’amertume est-elle entrée si avant dans mon cœur, que tous les biens, toutes les consolations que ma raison admet, mon instinct les repousse ? D’où vient que je te disais l’autre soir dans le jardin, l’ame pénétrée d’une sombre superstition : — Il y a dans la nature je ne sais quelle voix qui me crie de partout, du sein de l’herbe et de celui du feuillage, de l’écho et de l’horizon, du ciel et de la terre, des étoiles et des fleurs, et du soleil et des ténèbres, et de la lune et de l’aurore, et du regard même de mes amis : Va-t-en, tu n’as plus rien à faire ici.
C’est peut-être parce que j’ai eu l’ambition d’un grand cœur et la sensibilité d’un faible esprit ; c’est parce que je me suis imposé le caractère du juste dans des proportions trop antiques, et que je n’ai pu défendre mon cerveau des puériles misères de ces temps-ci. J’avais dit : Je ferai ceci, et je serai calme ; je l’ai fait, et je suis restée agitée. — J’avais dit encore : Je braverai ces écueils et ne frémirai pas ; je les ai bravés, et j’en suis sortie pâle d’épouvante. — J’avais dit enfin : J’obtiendrai ces biens, et je m’en contenterai ; je les ai obtenus, et ils ne me suffisent pas. J’ai fait assez passablement mon devoir ; mais j’ai trouvé la peine plus amère, et le bonheur moins doux que je ne les avais rêvés. Pourquoi la vérité, au lieu de se montrer comme elle est, grande, maigre, nue et terrible, se fait-elle riante, belle et fleurie pour apparaître aux enfans dans leurs songes ?
Je lis immensément depuis quelques jours. Je dis immensément, parce qu’il y a bien trois ans que je n’ai lu la valeur d’un volume in-8o, et que voici depuis quinze jours trois ouvrages que j’avale et digère : l’Eucharistie, de l’abbé Gerbet, Réflexions sur le suicide, par Mme de Staël, Vie de Victor Alfiéri, par Victor Alfiéri. J’ai lu le premier par hasard ; le second par curiosité, voulant voir comment cet homme-femme entendait la vie ; le troisième par sympathie, quelqu’un me l’ayant recommandé comme devant parler très énergiquement à mon esprit.
Un sermon, une dissertation, une histoire. — L’histoire d’Alfiéri ressemble à un roman, elle intéresse, échauffe, agite. Le catholicisme de l’abbé a la solennité étroite, l’inutilité inévitable d’un livre ascétique. Il n’y a que la dissertation de Mme de Staël qui soit vraiment ce qu’elle veut être, un écrit correct, logique, commun quant aux pensées, cuistre quant à la forme, beau quant au style et savant quant à l’arrangement. Cette femme m’eût ennuyée : j’aime mieux la conversation de Mme Dorval. — Je n’ai trouvé d’autre soulagement dans cet écrit que le plaisir d’apprendre que Mme de Staël aimait la vie, qu’elle avait mille raisons d’y tenir, qu’elle avait un sort infiniment plus heureux que le mien, une tête infiniment plus forte et plus intelligente que la mienne. Je crois, du reste, que son livre a redoublé, pour moi, l’attrait du suicide. Quand je trouve un pédagogue de village sur mon chemin, il m’ennuie ; mais je le prends en patience, car il fait son état. Mais si je rencontre un illustre docteur, et qu’espérant trouver en lui quelque secours, j’aille le consulter pour éclaircir mes doutes et calmer mes anxiétés, je serai bien plus choquée et bien plus contristée qu’auparavant, s’il me dit, en phrases excellentes et en mots parfaitement choisis, les mêmes lieux communs que le pédagogue de village vient de me débiter en latin de cuisine ; celui-là avait le mérite de me faire sourire parfois de ses barbarismes, son emphase pouvait être bouffonne ; la froideur doctorale de l’autre n’est que triste. C’est un chêne que l’on courait embrasser pour se sauver, et qui se brise comme un roseau, pour vous laisser tomber plus bas dans l’abîme.
L’Eucharistie est certainement un livre distingué malgré ses défauts. Je suis bien aise de l’avoir lu, non qu’il m’ait fait aucun bien, il est trop catholique pour moi, et les livres spéciaux ne font de bien qu’à un petit nombre, mais parce qu’il m’a ramenée aux jours de ma première jeunesse, dévote, tendre et crédule.
Alfiéri est un homme qui me plaît, et dont je me sens presque amoureuse. Ce que j’aime, c’est son orgueil ; ce qui m’intéresse, ce sont ces luttes terribles entre sa fierté et sa faiblesse ; ce que j’admire, c’est son énergie, sa patience, les efforts inouis qu’il a faits pour devenir poète. — Hélas ! encore un qui a souffert, qui a détesté la vie, qui a sanglotté et rugi (comme il dit) dans la fureur du suicide ; et celui-là, comme les autres, s’est consolé avec un hochet ! Il a connu l’amour, des désenchantemens hideux, et des regrets mêlés de honte et de mépris, et l’ennui de la solitude, et le froid dédain, et la triste clairvoyance de toutes choses… excepté de la dernière marotte qui l’a sauvé, la gloire !
La Vie d’Alfiéri, considérée comme livre est un des plus excellens que je connaisse. Il est vrai que je n’en connais guère, surtout depuis l’époque à laquelle j’ai absolument perdu la mémoire ; celui-là est écrit avec une simplicité extrême, avec une froideur de jugement d’où ressort, pour le lecteur, une très chaude émotion, avec une concision et une rapidité qui manque d’ordre et de modestie. Je pense que tous ceux qui se mêleront d’écrire leur vie, devraient se proposer pour modèle la forme, la dimension et la manière de celle-ci. Voilà ce que je me suis promis en le lisant, et voilà pourtant ce que je suis bien sûre de ne pas tenir.
Pour me résumer, je veux te dire que la lecture me fait beaucoup plus de mal que de bien. Je veux m’en sevrer au plus vite. Elle empire mon incertitude sur toute vérité, mon découragement de tout avenir. Tous ceux qui écrivent l’histoire des maux humains ou de leurs propres maux, prêchent du haut de leur calme ou de leur oubli. Mollement assis sur le paisible dada qui les a tirés du danger, ils m’entretiennent du système, de la croyance ou de la vanité qui les console. Celui-ci est dévot, celle-là est savante, le grand Alfiéri fait des tragédies. Au travers de leur bien-être présent, ils voient les chagrins passés menus comme des grains de poussière, et traitent les miens de même, sans songer que les miens comme les leurs sont des montagnes. Ils les ont franchies, et moi, comme Prométhée, je reste dessous, n’ayant de libre que la poitrine pour nourrir un vautour. Ils sourient tranquillement, les cruels ! L’un prononce sur mon agonie ce mot de mépris religieux, vanitas ! L’autre appelle mon angoisse faiblesse, et le troisième ignorance. Quand je n’étais pas dévot, dit l’un, j’étais sous ce rocher ; soyez dévot et levez-vous ! — Vous expirez ? dit Mme de Stael, songez aux grands hommes de l’antiquité, et faites quelque belle phrase là-dessus. Rien ne soulage comme la rhétorique. — Vous vous ennuyez ? s’écrie Alfiéri, ah ! que je me suis ennuyé aussi ! Mais Cléopâtre m’a tiré d’affaire. — Eh ! bien oui, je le sais, vous êtes tous heureux, vertueux ou glorieux. Chacun me crie : Levez-vous, levez-vous, faites comme moi, écrivez, chantez, aimez, priez ! Jusqu’à toi, mon bon Malgache, qui me conseilles de faire bâtir un ajoupa et d’y lire les classifications de Linnée. Mes maîtres et mes amis, n’avez-vous rien de mieux à me dire ? Aucun de vous ne peut-il porter la main à ce rocher et l’ôter de dessus mes flancs qui saignent et s’épuisent ? Eh bien ! si je dois mourir sans secours, chantez-moi du moins les pleurs de Jérémie, ou les lamentations de Job. Ceux-là n’étaient point des pédans ; ils disaient tout bonnement : La pourriture est dans mes os, et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair.
Je suis bien fâchée d’avoir écrit ce mauvais livre qu’on appelle Lélia, non pas que je m’en repente : ce livre est l’action la plus hardie et la plus loyale de ma vie, bien que la plus folle et la plus propre à me dégoûter de ce monde à cause des résultats. Mais il y a bien des choses dont on enrage et dont on se moque en même temps, bien des guêpes qui piquent et qui impatientent sans mettre en colère, bien des contrariétés qui font que la vie est maussade, et qui ne sont pas tout-à-fait le désespoir qui tue. Le plaisir d’avoir fait ces choses en efface bientôt l’atteinte.
Si je suis fâchée d’avoir écrit Lélia, c’est parce que je ne peux plus l’écrire. Je suis dans une situation d’esprit qui ressemble tellement à celle que j’ai dépeinte et que j’éprouvais en faisant ce livre, que ce me serait aujourd’hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer. Malheureusement, on ne peut pas faire deux ouvrages sur la même pensée sans y apporter beaucoup de modifications. L’état de mon esprit, lorsque je fis Jacques (qui n’a point encore paru), me permit de corriger beaucoup ce personnage de Lélia, de l’habiller autrement, et d’en faciliter la digestion au bon public. À présent je n’en suis plus à Jacques, et au lieu d’arriver à un troisième état de l’ame, je retombe au premier. Eh quoi ! ma période de parti pris n’arrivera-t-elle pas ? Oh ! si j’y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans ! quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations, quels pieux sermons découleront de ma plume ! comme je vous demanderai pardon d’avoir été jeune et malheureuse, comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards, et les joies calmes de l’égoïsme ! que personne ne s’avise plus d’être malheureux dans ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l’ouvrage, et j’écrirai trois mains de papier pour lui prouver qu’il est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement heureuse. Je serai aussi fausse, aussi bouffie, aussi froide, aussi inutile que Trenmor, type dont je me suis moquée plus que tout le monde, et avant tout le monde ; mais ils n’ont pas compris cela. Ils n’ont pas vu que, mettant diverses passions ou diverses opinions sous des traits humains, et étant forcée par la logique de faire paraître aussi la raison humaine, je l’avais été chercher au bagne, et qu’après l’avoir plantée comme une potence au milieu des autres bavards, j’en avais tiré à la fin un grand bâton blanc, qui s’en va vers les champs de l’avenir, chevauché par les follets ?
Tu me demandes (je t’entends) si c’est une comédie que ce livre que tu as lu si sérieusement, toi véritable Trenmor de force et de vertu, qui sais penser tout ce que le mien sait dire, et faire tout ce que le mien sait indiquer. — Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j’écrivis de fort belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d’insomnie, de colère, où je me moquai de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j’écrivis. Il y eut des après-midi d’humeur ironique et facétieuse, où, échappant comme aujourd’hui au pédantisme des donneurs de consolations, je me plus à faire Trenmor le philosophe, plus creux qu’une gourde, et plus impossible que le bonheur. Ce livre, si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si sérieux et si railleur, est bien certainement le plus profondément, le plus douloureusement, le plus âcrement senti, que cervelle en démence ait jamais produit. C’est pourquoi il est contrefait, mystérieux, et de réussite impossible. Ceux qui ont cru lire un roman, ont eu bien raison de le déclarer détestable. Ceux qui ont pris au réel ce que l’allégorie cachait de plus tristement chaste, ont eu bien raison de se scandaliser. Ceux qui ont espéré voir un traité de morale et de philosophie ressortir de ces caprices, ont fort bien fait de trouver la conclusion absurde et fâcheuse. Ceux-là seuls qui, souffrant des mêmes angoisses, l’ont écouté comme une plainte entrecoupée, mêlée de fièvre, de sanglots, de rires lugubres et de juremens, ont fort bien compris, et ceux-là l’aiment sans l’approuver. Ils en pensent absolument ce que j’en pense : c’est un affreux crocodile très bien disséqué ; c’est un cœur tout saignant, mis à nu, objet d’horreur et de pitié.
Où est l’époque où l’on n’eût pas osé imprimer un livre sans l’avoir muni, en même temps que du privilége du roi, d’une bonne moralité, bien grosse, bien bourgeoise, bien rebattue, bien inutile ? Les gens de cœur et de tête ne manquaient jamais de prouver absolument le contraire de ce qu’ils voulaient prouver. L’abbé Prévost, tout en démontrant par la bouche de Tiberge que c’est un grand malheur et un grand avilissement de s’attacher à une fille de joie, prouva par l’exemple de Desgrieux que l’amour ennoblit tout, et que rien n’est rebutant de ce qui est profondément senti par un généreux cœur. Pour compléter la bévue, Tiberge est inutile, Manon est adorable, et le livre est un sublime monument d’amour et de vérité.
Jean-Jacques a eu beau faire, Julie ne redevient chère au lecteur qu’à l’heure de la mort, en écrivant à Saint-Preux qu’elle n’a pas cessé de l’aimer. C’est Mme de Staël, la logique, la raisonneuse, l’utile, qui fait cette remarque. Mme de Staël remarque encore que la lettre qui défend le suicide est bien supérieure à la lettre qui le condamne. Hélas ! pourquoi écrire contre sa conscience, ô Jean-Jacques ? s’il est vrai, comme beaucoup le pensent, que vous vous êtes donné la mort, pourquoi nous l’avoir caché ? pourquoi tant de déraisonnemens sublimes pour celer un désespoir qui vous déborde ? Martyr infortuné qui avez voulu être philosophe classique tout comme un autre, pourquoi n’avoir pas crié tout haut ? cela vous aurait soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur ; nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.
Est-ce beau, est-ce puéril, cette affectation d’utilité philantropique ? Est-ce la liberté de la presse ou l’exemple de Goëthe suivi par Byron, ou la raison du siècle qui nous en a délivrés ? Est-ce un crime de dire tout son chagrin, tout son ennui ? Est-ce vertu de le cacher ? Peut-être ! se taire, oui ; mais mentir ! mais avoir le courage d’écrire des volumes pour déguiser aux autres et à soi-même le fond de son ame !
Eh bien ! oui, c’était beau ! Ces hommes-là travaillaient à se guérir et à faire servir leur guérison aux autres malades. En tâchant de persuader, ils se persuadaient. Leur orgueil, blessé par les hommes, se relevait en déclarant aux hommes qu’ils avaient su se guérir tout seuls de leurs atteintes. Sauveurs ingénus de vos ingénus contemporains, vous n’avez pas aperçu le mal que vous semiez sous les fleurs saintes de votre parole ! vous n’avez pas songé à cette génération que rien n’abuse, qui examine et dissèque toutes les émotions, et qui, sous les rayons de votre gloire chrétienne, aperçoit vos fronts pâles sillonnés par l’orage ! Vous n’avez pas prévu que vos préceptes passeraient de mode, et que vos douleurs seules nous resteraient, à nous et à nos descendans !
Au moment de cacheter le paquet pour l’envoyer à l’impression, je me sens saisie d’un scrupule plein de tristesse et d’amour pour les êtres souffrans aux mains de qui cet écrit peut tomber, et j’éprouve le besoin de leur dire encore une fois qu’il n’est pas d’éternelles douleurs, pas de blessures sans remède. Lorsque les hommes se sont faits entre eux tout le mal dont ils sont capables ; lorsque l’homme s’est permis à lui-même toute la douleur qu’il peut supporter, l’incréé, l’infini, le Dieu, vient à l’aide de la créature et la renouvelle. Il la réchauffe d’un rayon du soleil éternel. Quand nous avons invoqué en vain tout ce que nous connaissons, le sentiment de la faiblesse humaine nous jette à genoux devant le grand inconnu qui apaise et qui console. Nous l’invoquons d’abord sous des formes vagues ; au printemps de l’année dernière, j’écrivis sur mon album cette invocation mélancolique et déjà pleine d’espérance :
Brise printanière, que racontes-tu aux jasmins de ma croisée ? Que se passe-t-il au pays d’où tu viens ? Qu’as-tu appris dans les forêts, dans les vallées que tu traversais tout à l’heure ? As-tu entr’ouvert beaucoup de fleurs ? as tu séché beaucoup de larmes ? Éveille, si tu veux, l’hirondelle qui dort à l’angle de ma fenêtre. Elle a des ailes, et, comme toi, elle peut en un instant aller voir, au-delà des bleus horizons, comment l’herbe pousse, et comment ses sœurs se réjouissent ; mais ne viens pas ainsi baiser mon front et murmurer à mon oreille les paroles de je ne sais quel vague désir, car moi, je suis captive et ne puis m’élancer avec toi dans les champs de l’immensité.
Jeune hirondelle, tu gazouilles au fond de ton nid. Tu réponds à la brise qui t’appelle et t’invite. Que vas-tu faire ? Tes ailes sont à peine poussées ; eh quoi ! tu te laisses séduire ? Te voilà partie, partie dès le matin, douce hôtesse, qui semblais vouloir partager encore aujourd’hui ma retraite ! Va donc, pauvrette, le ciel est si beau, l’air si suave ! Les oiseaux et les fleurs s’éveillent, ah ! comment ne serais-tu pas pressée de voir, de posséder et de vivre ?
Te voilà balancée sur tes ailes débiles, imprudente ! Te soutiendront-elles ? Oh ! oui, la brise te portera, la Providence l’a faite pour toi, comme elle a fait pour toi les insectes des marais et la glaise des rivages. Tu ne lui demandes que ce qu’elle te doit ; aussi ne te manque-t-elle jamais. Nature, belle nature, heureuse et féconde, seras-tu muette pour moi seule ? Ô Providence ! mère universelle, suis-je donc le seul être que vous vouliez laisser périr ? Qu’ai-je fait pour languir, et pour ne pas trouver le remède auprès de la blessure, selon vos lois immuables ? Si mon cœur s’affecte profondément pour une cause, pourquoi ne trouvé-je pas la force de me consoler dans ce même cœur qui a la force de tant souffrir ? Il en doit être ainsi, mon Dieu ! et certainement, si j’écoutais bien ta voix, ta voix sublime qui parle à toute la nature une langue universelle, si je ne fermais pas une oreille stupide à cette grande parole de vie qui m’est criée par toute la création, mon ame s’élancerait dans l’espoir et dans l’avenir, comme l’hirondelle dans l’espace et dans la brise. Parle-moi donc, ô Providence ! je t’écoute à genoux ; parle-moi par tous tes organes, par tous tes signes, par toutes tes productions ; brise, dis-moi ce que tu as dit à l’hirondelle et qui lui a donné tant de confiance, qu’elle a quitté son nid sans connaître encore l’usage de ses ailes ; hirondelle, appelle-moi du haut des airs ; murmures des bois et des eaux, racontez-moi les secrets d’amour et de joie que vous cachez dans votre sein ; ô nature ! ô ma mère ! ô ma sœur ! aide-moi à vivre.
Le miracle s’opéra ; la mère, la sœur, la Providence prit dans ses bras l’enfant prodigue, si long-temps oublieux de son amour. Ce retour à la résignation, à la patience, à la bienveillance, fera le sujet d’un récit que je veux, que je dois mettre sous vos yeux, ô vous qui souffrez ce que j’ai souffert ! ô vous qui buvez le calice que j’ai vidé ! Amis, frères, sœurs, esprits troublés, cœurs déchirés, âmes sympathiques, petit nombre choisi que Dieu éprouve en raison des forces par lui départies, vous que le monde ne peut consoler, et qui ne trouvez jamais ici-bas de quoi suffire à vos immenses besoins, à vos ambitions ardentes, pardonnez-moi de mettre aujourd’hui sous vos yeux le tableau de mes jours de découragement, et promettez-moi de lire et d’écouter aussi, quand je viendrai vous dire où j’ai puisé l’espoir et la force. L’embrassement divin d’une puissance inconnue est venu saisir mon ame ; mais pour vous faire entrer dans cette nouvelle phase de ma destinée, il me faut le temps de ressaisir mes impressions rapides, il me faut la puissance d’analyse qui manque encore à ces instincts impérieux d’une foi renaissante. J’ignore comment le paraclet mystérieux est descendu à ma voix, par quelles fibres de mon être il m’a saisie, et quelles cordes endormies l’aile de la colombe céleste a fait vibrer en moi ; je vous le dirai. Aujourd’hui, ce que je sais seulement, c’est que toute plainte amère vient de l’orgueil exagéré ; c’est que, loin de mépriser ceux qui sont encore dans les liens de la douleur, celui que le souffle bienfaisant ranime, sent s’allumer, dans son sein, le droit de faire à ses semblables le même bien que Dieu vient de lui faire.
J’arrive au pays, et je ne t’y trouve plus ; une lettre de toi, datée de Marseille, m’arrive presque en même temps. Où vas-tu ?
D’où nous venons, on n’en sait rien ;
Où nous allons, le sait-on bien ?
Je t’écris par la Revue des Deux-Mondes ; tu l’ouvriras certainement à Alger.
Ce procès d’où dépend mon avenir, mon honneur, mon repos, l’avenir et le repos de mes enfans, je le croyais loyalement terminé. Tu m’as quittée comme j’étais à la veille de rentrer dans la maison paternelle. On m’en chasse de nouveau, on rompt les conventions jurées. Il faut combattre sur nouveaux frais, disputer pied à pied un coin de terre… coin précieux, terre sacrée, où les os de mes parens reposent sous les fleurs que ma main sema et que mes pleurs arrosèrent. Soit ! que la volonté de Dieu s’accomplisse en moi. Ce n’est pas sans un sentiment de dégoût qui va jusqu’à l’horreur, que je prends encore une fois corps à corps l’existence matérielle ; mais je me résigne et j’observe religieusement un calme stoïque. Le rôle de plaideur est déplorable. C’est un rôle tout passif, et qui n’a pas d’autre résultat que d’exercer à la patience. Agir est aisé, attendre est ce qu’il y a de plus difficile au monde. ......
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Ô souffle céleste, esprit de l’homme ! ô savante et profonde et complète opération de la divinité, rends gloire à l’ouvrier inconnu qui t’a forgé ! Étincelle échappée au creuset immense de la vie, atome sublime, tu es une image de Dieu, car tous ses attributs, tous ses élémens, sont en toi. Tu es l’infini émané de l’infini. Tu es aussi grand que l’univers, et tes plus chères délices sont d’habiter et de parcourir l’inconnu…
De quoi se plaint cette rachitique et hargneuse créature ? Que veut-elle ? À qui en a-t-elle ? Pourquoi se roule-t-elle à terre en mordant la fange de la vie ? Pourquoi, s’assimilant sans cesse à la brute, demande-t-elle les jouissances de la brute, et pourquoi tant de rugissemens haineux, tant de plaintes stupides, quand ses besoins grossiers ne sont pas satisfaits ? Pourquoi s’est-elle fait une existence toute matérielle, où la partie sublime d’elle-même s’est éteinte ?
Ah ! de là est venu tout le mal qui la dévore. Cybèle, la bienfaisante nourrice, a vu ses mamelles se dessécher sous des lèvres ardentes. Ses enfans, saisis de fièvre et de vertige, se sont disputé le sein maternel avec une monstrueuse jalousie. Il y en a eu qui se sont dits les aînés de la famille, les princes de la terre ; et des races nouvelles sont écloses au sein de l’humanité, races d’exception qui se sont prétendues d’origine céleste et de droit divin, tandis qu’au contraire Dieu les renie. Dieu qui les a vus éclore dans le limon de la débauche et dans l’ordure de la cupidité.
Et la terre a été partagée comme une propriété, elle qui s’était vue adorée comme une déesse. Elle est devenue une vile marchandise ; ses ennemis l’ont conquise et dépecée. Ses vrais enfans, les hommes simples qui savaient vivre selon les voies naturelles, ont été peu à peu resserrés dans d’étroites enceintes, et persécutés jusqu’à ce que la pauvreté soit devenue un crime et une honte, jusqu’à ce que la nécessité ait fait des opprimés les ennemis de leurs ennemis, et qu’on ait donné à la juste défense de la vie le nom de vol et de brigandage ; à la douceur, le nom de faiblesse ; à la candeur, celui d’ignorance ; à l’usurpation, ceux de gloire, de puissance et de richesse. Alors le mensonge est entré dans le cœur de l’homme, et son entendement s’est obscurci au point qu’il a oublié qu’il y avait en lui deux natures. La nature périssable a trouvé les conditions de son existence si difficiles au sein des sociétés, elle a goûté à tant de sources d’erreur, elle s’est créé des besoins si contraires à sa destination, elle s’est tant laissé transformer et troubler, qu’il n’y a plus eu dans la vie humaine le temps nécessaire pour la vie intellectuelle. Tout s’est réduit, dans les desseins, dans les nécessités et dans les désirs de l’homme, à satisfaire les appétits du corps, c’est-à-dire à être riche.
Et voilà, hélas ! où nous en sommes. Les hommes qui sont moins sensibles aux douceurs de la table, à l’éclat des vêtemens et aux amusemens de la civilisation, qu’à la contemplation et à la prière, sont aujourd’hui si rares, qu’on les compte. On les méprise comme des fous, on les bannit de la vie sociale, on les appelle poètes.
Ô race infortunée, de plus en plus clairsemée sur la face du monde ! vestige de la primitive humanité, que n’as-tu pas à souffrir de la part de la grande race active, puissante, habile et cruelle, qui a remplacé ici-bas la créature de Dieu ? Le règne des enfans de Japet est passé ; les hommes d’à-présent sont littéralement les enfans des hommes. Quand ils retrouvent, sur le front d’un de ceux qui naissent de leur sein, quelque signe de la céleste origine, ils le haïssent et le maltraitent, ou tout au moins ils s’en amusent comme d’un phénomène, et n’en tirent aucun profit, aucun enseignement ; c’est tout au plus s’ils lui permettent de chanter les merveilles de la création visible. Cherche-t-il à ressaisir dans les ténèbres du monde intellectuel quelque fil du labyrinthe ; essaie-t-il de secouer la cendre des siècles d’abus et de préjugés, pour fouiller sous cette croûte épaisse de l’habitude, pour tirer quelque étincelle du volcan éteint, quelque pâle lueur de la vérité divine, dès-lors il devient dangereux, on s’en méfie, on l’entrave, on le décourage, on insulte à sa conscience, on empoisonne ses voies, on l’appelle corrupteur et sacrilége, on flétrit sa vie, on éteint le flambeau dans ses mains tremblantes ; heureux si on ne le charge pas de fers comme aliéné.
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.......Oui, le poète est malheureux, profondément malheureux dans la vie sociale. Ce n’est pas qu’il veuille qu’elle se reconstruise exprès pour lui et selon ses goûts, comme la raillerie le prétend ; c’est qu’il voudrait qu’elle se réformât pour elle-même et selon les desseins de Dieu. Le poète aime le bien, il a un sens particulier, c’est le sens du beau ; quand ce développement de la faculté de voir, de comprendre et d’admirer, ne s’applique qu’aux objets extérieurs, on n’est qu’artiste ; quand l’intelligence va au-delà du sens pittoresque, quand l’ame a des yeux comme le corps, quand elle sonde les profondeurs du monde idéal, la réunion de ces deux facultés fait le poète ; pour être vraiment poète, il faut donc être à la fois artiste et philosophe.
C’est là une magnifique combinaison organique pour atteindre à un bonheur contemplatif et solitaire ; c’est une condition certaine et inévitable d’un malheur sans fin dans la société.
La société est composée, comme l’homme, de deux élémens : l’élément divin et l’élément terrestre ; l’élément divin plus ou moins pur, plus ou moins altéré, se trouve dans les lois. Ces lois, quelque imparfaites, quelque mal formulées qu’elles soient, sont toujours meilleures que la génération qu’elles régissent. Elles sont l’ouvrage des hommes les plus éminens en sagesse et en intelligence[1]. L’élément humain se trouve dans les abus, dans les préjugés, dans les vices de chaque génération, et depuis les temps peut-être fabuleux de cet âge d’or que le poète revendique comme la tige de sa généalogie, toute génération a subi beaucoup plus la puissance du mal que celle du bien. Les codes non écrits de la coutume ont eu plus de force que le code écrit du devoir. Les châtimens n’ont rien empêché là où la coutume s’est mise en révolte contre la loi. C’est pourquoi les sociétés cherchant sans cesse le bien dans leurs institutions, ont toujours été envahies par le mal. Le législateur enseigne et dicte la loi que l’humanité accepte et n’observe pas. Chaque homme l’invoque dans ses intérêts ; chaque homme l’oublie dans ses plaisirs.
Cet être à la fois disgracié et privilégié qu’on appelle poète, marche donc au milieu des hommes avec un profond sentiment de tristesse. Dès que ses yeux s’ouvrent à la lumière du soleil, il cherche des sujets d’admiration, il voit la nature éternellement jeune et belle, il est saisi d’extase divine et de ravissemens inconnus ; mais bientôt la création inerte ne lui suffit plus. Le vrai poète aime profondément Dieu et les œuvres de Dieu ; c’est dans lui-même, c’est dans son semblable qu’il voit rayonner plus distinctement et plus complètement la lumière éternelle. Il voudrait l’y trouver pure et adorer Dieu dans l’homme comme un feu sacré sur un autel sans tache. Son ame aspire, ses bras s’entr’ouvrent ; dans son besoin d’amour, il fendrait volontiers sa poitrine pour y faire entrer tous les objets de son immense désir, de ses chastes sympathies ; mais la laideur humaine, l’ouvrage des siècles de corruption, ne peut échapper à son œil limpide, à son regard profond. Il pénètre à travers l’enveloppe, il voit des âmes contrefaites dans des corps splendides, des cœurs d’argile dans des statues d’or et de marbre. Alors il souffre, il s’indigne, il murmure, il gourmande. Le ciel, qui lui a fait une vue si perçante, lui a donné pour la plainte et pour la bénédiction, pour la prière et pour la menace, une voix abondante et sonore qui trahit imprudemment toutes ses angoisses. Les abus du monde lui arrachent des cris de détresse ; le spectacle de l’hypocrisie brûle ses yeux d’un fer rouge ; les souffrances de l’opprimé allument son courage ; des sympathies audacieuses bouillonnent dans son sein. Le poète élève la voix et dit aux hommes des vérités qui les irritent.
Alors toute cette race immonde qui se met à l’abri d’un faux respect des lois, pour satisfaire ses vices dans l’ombre, ramasse les pierres du chemin pour lapider l’homme de vérité. Les scribes et les pharisiens (race éternellement puissante) préparent les fouets, la couronne d’épines et le roseau, sceptre dérisoire que la main sanglante du Christ a légué à toutes les victimes de la persécution. La plèbe aveugle et stupide immole les martyrs pour le seul plaisir de contempler la souffrance. Jésus sur la croix n’est pour elle autre chose que le spectacle énergique d’un homme aux prises avec une terrible agonie.
Il est vrai que du sein de cet abîme de turpitudes sortent quelques justes qui osent approcher du gibet et laver les plaies du patient avec leurs larmes. Il est aussi des hommes faibles et sincères, souvent terrassés par la corruption du siècle, mais souvent relevés par une foi pieuse, qui viennent répandre sur ses pieds brisés le parfum expiatoire. Ceux-ci apportent des consolations à la victime ; les premiers préparent la récompense. La nuée s’entrouvre, l’ange de la mort touche de son doigt de feu le front incliné de l’homme qui va s’éveiller ange à son tour. Déjà les harpes célestes épandent sur lui leurs vagues harmonies. La colombe aux pieds d’or semble voltiger sous la coupole ardente des cieux… Rêves de spiritualiste, avenir de croyant, idéal de Socrate, promesses du fils de Marie ! vous êtes le beau côté de la destinée du poète ; vous êtes l’encens et la myrrhe qu’il faut à ses blessures ; vous êtes la couronne de son long martyre. C’est pourquoi le poète doit vous avoir sans cesse devant les yeux, lorsqu’il s’expose à la persécution. C’est pourquoi il doit vivre et travailler seul, sans jamais entrer de fait ou d’intention dans le tumulte du monde. ......
J’ai quitté ma chambre au jour naissant pour fuir la fatigue qui commençait à alourdir mes paupières. Depuis deux nuits, j’ai, contre ma coutume, un sommeil pénible. Des rêves affreux me réveillent en sursaut. Mon système est de ne jamais rien combattre et d’échapper à tout. C’est la force des faibles. J’ai donc pris le parti de ne pas dormir, tant que les fantômes guetteront mon chevet. J’ai passé mon panier à mon bras : j’y ai mis mon portefeuille, mon encrier, un morceau de pain et des cigarettes, et j’ai pris le chemin des Couperies. Me voici sur la hauteur culminante. La matinée est délicieuse, l’air est rempli des parfums des jeunes pommiers. Les prairies, rapidement inclinées sous mes pieds, se déroulent là-bas avec mollesse ; elles étendent dans le vallon leurs tapis que blanchit encore la rosée glacée du matin. Les arbres, qui pressent les rives de l’Indre, dessinent sur les prés des méandres d’un vert éclatant, que le soleil commence à dorer au faîte. Je me suis assise sur la dernière pierre de la colline, et j’ai salué en face de moi, au revers du ravin, ta blanche maisonnette, ta pépinière et le toit moussu de ton ajoupa. Pourquoi as-tu quitté cet heureux nid, et tes petits enfans, et ta vieille mère, et cette vallée charmante, et ton ami le Bohémien ? Hirondelle voyageuse, tu as été chercher en Afrique le printemps, qui n’arrivait pas assez vite à ton gré ? Ingrat ! ne fait-il pas toujours assez beau aux lieux où l’on est aimé ? Que fais-tu à cette heure ? Tu es levé sans doute ; tu es seul, sans un ami, sans un chien. Les arbres qui t’abritent n’ont pas été plantés par toi ; le sol que tu foules ne te doit pas les fleurs qui le parent. Peut-être supportes-tu les feux d’un soleil ardent, tandis que le froid d’un matin humide engourdit encore la main qui t’écrit. Sans doute tu ne devines pas que je suis là, veillant sur ta pépinière, sur tes terrasses, sur les trésors que tu délaisses ! Peut-être, endormi au seuil d’une mosquée, crois-tu voir en songe les quatre petits murs blancs où tu as tant travaillé, tant étudié, tant rêvé, tant vieilli… Peut-être es-tu au sommet de l’Atlas… Ah ! ce mot seul efface toute la beauté du paysage que j’ai sous les yeux. Les jolis myosotis sur lesquels je suis assise, la haie d’aubépine qui s’accroche à mes cheveux, la rivière qui murmure à mes pieds sous son voile de vapeurs matinales, qu’est-ce que tout cela auprès de l’Atlas ? Je regarde l’horizon, cette patrie des ames inquiètes, tant de fois interrogée et si vainement possédée ! Je ne vois plus que l’espace infranchissable !… heureux homme ! tu parcours ces monts sauvages, cette chaîne robuste, échine formidable du vieil univers ! Quelles neiges, quels éclatans soleils, quels cèdres bibliques, quels sommets pythonitiens, quels palmiers, quelles fleurs inconnues tu possèdes ! Ah ! que je te les envie ! Et moi qui te reprochais tout à l’heure d’avoir pu quitter la rochaille ! — Hélas ! tu es peut-être dans une de ces dispositions de tristesse et de fatigue où rien de ce qu’on possède ne console de ce qu’on voudrait avoir possédé. Poètes, poètes ! race ingrate, capricieuse et chagrine ! Que veux-tu donc ? Où aspires-tu ? Qui donc t’a donné cette puissance et toute cette pauvreté ? Que fais-tu de tes vastes désirs quand tu possèdes ? Où trouves-tu tes ressources surhumaines quand tu es malheureux ? Je suis là, moi, abîmée dans les délices des champs, oubliant que toute ma vie est dans le plateau d’une balance dont l’équilibre varie à chaque instant ; acceptant, sans y songer, des amertumes qui m’eussent déterminée au suicide, si je les eusse prévues il y a deux ans, lorsque je t’écrivais : « Tout est fini pour moi. »
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On vient d’ouvrir l’écluse de la rivière. Un bruit de cascade, qui me rappelle la continuelle harmonie des Alpes, s’élève dans le silence. Mille voix d’oiseaux s’éveillent à leur tour. Voici la cadence voluptueuse du rossignol ; là, dans le buisson, le trille moqueur de la fauvette ; là-haut, dans les airs, l’hymne de l’alouette ravie qui monte avec le soleil ; l’astre magnifique boit les vapeurs de la vallée, et plonge son rayon dans la rivière, dont il écarte le voile brumeux. Le voilà qui s’empare de moi, de ma tête humide, de mon papier… Il me semble que j’écris sur une tablette de métal ardent… tout s’embrase, tout chante ; les coqs s’éveillent mutuellement et s’appellent d’une chaumière à l’autre ; la cloche de la ville sonne l’angélus ; un paysan, qui recèpe sa vigne au-dessous de moi, pose ses outils et fait le signe de la croix… À genoux, Malgache ! où que tu sois, à genoux ! Prie pour ton frère, qui prie pour toi.
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Il doit être huit heures, le soleil est chaud, mais à l’ombre l’air est encore froid. Me voici au revers du rocher dans le plus profond du ravin. Je suis cachée et abritée du vent comme dans une niche. Le soleil réchauffe mes pieds mouillés dans l’herbe. Je les ai posés nus sur la pierre tiède et saine, tandis que je déjeune pythagoriquement avec mon pain et l’eau du joli ruisseau qui chante sous les joncs à côté de moi.
Le sentier là-haut est maintenant couvert de villageois qui vont à la messe. J’attendrai, pour traverser les longues herbes du fond de la vallée, que le bon soleil les ait aspirées. Dans une heure j’y passerai à pied sec. La rivière s’est endormie hors de son lit. Le sentier est noyé sous une nappe d’argent. Nymphes, éveillez-vous, les faunes vont vous surprendre et s’énamourer de vous. ...
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Ah Dieu ! mes ennemis s’éveillent aussi ! Ils s’éveillent pour me haïr. Ils vont se lever pour me suivre. Ils font une prière du matin, peut-être la seule qu’ils aient faite de leur vie, et c’est pour demander ma perte. Ne les écoute pas, ô Dieu bon, ami des poètes ! Je suis sans ambition ici-bas, sans cupidité, sans mauvais désirs, tu le sais, toi qui me regardes en face par cet œil brûlant des cieux. Tu lis au fond de ma pensée, comme l’astre au fond du miroir ardent, lorsqu’il le perce de son rayon avide, et qu’il en ressort sans y avoir trouvé d’autre feu que celui dont il vient de le remplir. Bonté de là-haut, appui du faible, tu n’écoutes pas la prière de l’impie, car tout homme est impie, qui demande à Dieu la ruine et le désespoir de son semblable. Tu sais que je ne te demande les larmes de personne, et que je ne veux pas triompher pour être tyran, mais pour être libre. Ah ! termine ce combat impie, ô mon Dieu ! Mais ne permets pas que la haine et la violence triomphent de l’innocent. — Qu’ai-je fait, disait le poète exilé, pour être détesté, banni de ma patrie, chassé du toit de mes pères, calomnié, insulté, traduit devant des juges comme un criminel, menacé de châtimens honteux ? pharisiens, vous régnez toujours, et ce que Jésus écrivit du doigt sur la poussière du parvis est effacé de la mémoire des hommes !…
… C’est bien fait ! pourquoi étant poète, pourquoi étant marquée au front pour n’appartenir à rien et à personne, pour mener une vie errante, pourquoi étant destinée à la tristesse et à la liberté, me suis-je liée à la société ! Pourquoi ai-je fait alliance avec la famille humaine ? Ce n’était pas là mon lot. Dieu m’avait donné un orgueil silencieux et indomptable, une haine profonde pour l’injustice, un dévouement invincible pour les opprimés. J’étais un oiseau des champs et je me suis laissé mettre en cage ; une liane voyageuse des grandes mers, et on m’a mise sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas à l’amour, mon cœur ne savait ce que c’était. Mon esprit n’avait besoin que de contemplation, d’air natal, de lectures et de mélodies. Pourquoi des chaînes indissolubles à moi ?… Ô mon Dieu ! qu’elles eussent été douces si un cœur semblable au mien les eût acceptées ! Oh non ! je n’étais pas faite pour être poète ; j’étais faite pour aimer ! C’est le malheur de ma destinée, c’est la haine d’autrui qui m’ont fait voyageur et artiste. Moi, je voulais vivre de la vie humaine, j’avais un cœur, on me l’a arraché violemment de la poitrine, on ne m’a laissé qu’une tête, une tête pleine de bruit et de douleur, d’affreux souvenirs, d’images de deuil, de scènes d’outrages… Et parce qu’en écrivant des contes pour gagner le pain qu’on me refusait, je me suis souvenue d’avoir été malheureuse, parce que j’ai osé dire qu’il y avait des êtres misérables dans le mariage, à cause de la faiblesse qu’on ordonne à la femme, à cause de la brutalité qu’on permet au mari, à cause des turpitudes que la société couvre d’un voile et protége du manteau de l’abus, on m’a déclarée immorale, on m’a traitée comme si j’étais l’ennemie du genre humain !
… Peut-être est-ce folie et témérité de demander justice en cette vie. Les hommes peuvent-ils réparer le mal que les hommes ont fait ? Non ! toi seul, ô Dieu ! peux laver ces taches sanglantes que l’oppression brutale fait chaque jour à la robe expiatoire de ton fils et de ceux qui souffrent en invoquant son nom !… Du moins toi, tu le peux et tu le veux ; car tu permets que je sois heureuse, malgré tout, à cette heure, sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans autre désir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre plaisir terrestre que celui de sécher mes pieds sur cette pierre chauffée du soleil. Ô mes ennemis ! vous ne connaissez pas Dieu ; vous ne savez pas qu’il n’exauce point les vœux de la haine ! Vous aurez beau faire, vous ne m’ôterez pas cette matinée de printemps.
Le soleil est en plein sur ma tête, je me suis oubliée au bord de la rivière sur l’arbre renversé qui sert de pont. L’eau courait si limpide sur son lit de cailloux bleus changeans ; il y avait autour des rochers de la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espiègles ; les demoiselles s’envolaient par myriades si transparentes et si diaprées, que j’ai laissé mon esprit avec les insectes, avec l’onde et ses habitans. — Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure étroite d’herbe et de buissons, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur mystérieuse et son horizon borné par les lignes douces des guérets aplanis ! comme la traîne est coquette et sinueuse ! comme le merle propre et lustré y court silencieusement devant moi à mesure que j’avance ! Je fais ma dernière station à la Roche Éverard. Nous avons baptisé ainsi ce roc noir dans l’angle aigu duquel les pastours allument leur feu d’ajoncs en hiver. C’est là qu’il s’est assis l’autre jour, en disant qu’il ne demandait pas autre chose à Dieu, pour sa vieillesse, que cette roche et la liberté. « Le beau est petit, disait-il ; ce paysage resserré et ce chétif abri sont encore trop vastes pour la vie physique d’un homme, le ciel est au-dessus, et la contemplation des mondes infinis qui l’habitent suffit bien, j’espère, à la vie intellectuelle. »
Ainsi parlait le vieux Éverard en arrachant des touffes de genêts fleuris aux flancs bruns du rocher. Ainsi tu parlais, il y a cinq ans, lorsqu’à deux pas de cette roche tu plantas ton ajoupa et tes peupliers. — D’où vient que tu es en Afrique ? — Rien ne suffit à l’homme en cette vie, c’est là sa grandeur et sa misère. ......
Je suis entrée dans ton jardin ; tes peupliers se portent bien, ta rivière est très haute. Mais cette maison déserte, ces contrevens fermés, ces allées dépeuplées d’enfans, cette brouette qui t’a sauvé de tant d’accès de spleen et qui est brisée dans un coin, tout cela est bien triste. J’ai été voir la chèvre ; elle n’a jamais voulu manger aucune des herbes que je lui offrais ; elle bêlait tristement ; j’ai pensé un instant qu’elle me demandait ce qu’était devenu son maître.
En remontant la rochaille, j’ai pris par habitude le chemin de Nohant. Un instant j’ai oublié où j’allais, je voyais devant moi cette route qui monte en terrasse, et au sommet les tourelles blanches et la garenne de notre chevaleresque voisin, de notre loyal ami le châtelain d’Ars. Derrière cette colline, je ne voyais pas, mais je pressentais mon toit, les murs amis de mon enfance, les noyers de mon jardin, les cyprès des morts chéris ; je marchais vite et d’un pied léger, j’allais comme dans un rêve, m’étonnant de ma longue absence, me hâtant d’arriver. Tout d’un coup je me suis aperçue de ma distraction, je me suis rappelé que la haine avait fait de la maison de mes pères une forteresse dont il me fallait faire le siége en règle avant d’y pénétrer. Marie ! ô mon aïeule aux cheveux blancs ! quand j’ai dit adieu au seuil sacré, j’ai emporté une branche de l’arbre qui abrite ton éternel sommeil. Est-ce là tout ce qui doit à jamais me rester de toi ? Tu dors auprès de ton fils bien-aimé, mais à ta gauche n’y a-t-il pas une place vide qui m’est réservée ? Mourrai-je sous un ciel étranger ? Irai-je traîner une vieillesse misérable loin de l’héritage que tu me conservais avec tant d’amour, et où j’ai fermé tes yeux, comme je souhaite que mes enfans ferment les miens ? Ô grand’mère ! lève-toi et viens me chercher, déroule ce linceul où j’ai enseveli ton corps brisé par son dernier sommeil ; que tes vieux os se redressent, et que ton cœur desséché palpite à cette chaleur bienfaisante de midi. Viens me secourir ou me consoler ; si je dois être à jamais bannie de chez toi, suis-moi au loin. Comme les sauvages du Meschacébé, je porterai ta dépouille sur mes épaules, et elle me servira d’oreiller dans le désert. Viens avec moi, ne protège pas ceux qui ne te connaissent pas, et que tes mains n’ont pas bénis… Mais non, grand’mère, reste auprès de ton fils, mes enfans iront encore saluer ta tombe ; ceux-là te connaissent sans t’avoir jamais vue. Mon fils ressemble à ce Maurice tant aimé de toi, auquel je ressemble tant moi-même ; ma fille est blanche, grave et déjà majestueuse comme toi. C’est là ton sang, Marie ; que ton ame aussi soit en eux ; si leur mère leur est arrachée, que ton souffle veille sur eux et les anime, que ta cendre soit leur palladium éternel, que dans la nuit ta voix douce ou sévère les console ou les gourmande… Ah ! si tu vivais, tout ce mal ne me serait pas arrivé, j’aurais trouvé dans ton sein un refuge sacré, et ta main paralytique se fut ranimée pour se placer, comme celle du Destin, entre mes ennemis et moi. — Je meurs trop tôt pour toi, — m’as-tu dit la veille du dernier jour. Pourquoi m’as-tu quittée, ô toi qui m’aimais, toi qui n’as jamais été remplacée ? toi qui chérissais en moi jusqu’à mes défauts, toi qui maniais comme la cire mes volontés de fer, et qui faisais courber d’un regard cette tête rebelle à la foudre ! toi qui m’as appris pour mon éternel regret, pour mon éternelle solitude, ce que c’est qu’un amour inépuisable, absolu, indestructible… Grand Dieu ! vous savez qu’elle me l’a enseigné cet amour passionné de la progéniture ; ne permettez pas qu’on m’arrache à mes enfans, ils sont trop jeunes pour supporter ce que j’ai souffert en la perdant. .....
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Malgache, ta mère est vieille ; ne reste pas long-temps éloigné d’ici. Quand tu ne l’auras plus, tu regretteras amèrement les jours passés loin d’elle, et tu voudras en vain les faire revivre.
Il tempo passa e non ritorna a noi
E non vale il pentirsene di poi.
- ↑ On peut bien penser qu’il s’agit ici des lois durables qui ont rapport à la morale publique, et non de celles qui se font et se défont tous les jours dans les chambres, à propos des petits intérêts matériels de la société.