Lettres d’une Péruvienne/Lettre 01

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LETTRE PREMIÉRE.



Aza ! mon cher Aza ! les cris de ta tendre Zilia, tels qu’une vapeur du matin, s’exhalent & sont dissipés avant d’arriver jusqu’à toi ; en vain je t’appelle à mon secours ; en vain j’attens que ton amour vienne briser les chaînes de mon esclavage : hélas ! peut-être les malheurs que j’ignore sont-ils les plus affreux ! peut-être tes maux surpassent-ils les miens !

La ville du Soleil, livrée à la fureur d’une Nation barbare, devroit faire couler mes larmes ; mais ma douleur, mes craintes, mon désespoir, ne sont que pour toi.

Qu’as-tu fait dans ce tumulte affreux, chere ame de ma vie ? Ton courage t’a-t-il été funeste ou inutile ? Cruelle alternative ! mortelle inquiétude ! ô, mon cher Aza ! que tes jours soient sauvés, & que je succombe, s’il le faut, sous les maux qui m’accablent !

Depuis le moment terrible (qui auroit dû être arraché de la chaîne du tems, & replongé dans les idées éternelles) depuis le moment d’horreur où ces Sauvages impies m’ont enlevée au culte du Soleil, à moi-même, à ton amour ; retenue dans une étroite captivité, privée de toute communication, ignorant la Langue de ces hommes féroces, je n’éprouve que les effets du malheur, sans pouvoir en découvrir la cause. Plongée dans un abîme d’obscurité, mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes.

Loin d’être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir.

Quel est le peuple assez féroce pour n’être point émû aux signes de la douleur ? Quel desert aride a vû naître des humains insensibles à la voix de la nature gémissante ? Les Barbares ! Maîtres Dyalpor[1] fiers de la puissance d’exterminer, la cruauté est le seul guide de leurs actions. Aza ! comment échapperas-tu à leur fureur ? où es-tu ? que fais-tu ? si ma vie t’est chere, instruis-moi de ta destinée.

Hélas ! que la mienne est changée ! comment se peut-il, que des jours si semblables entr’eux, ayent par rapport à nous de si funestes différences ? Le tems s’écoule ; les ténébres succédent à la lumiere ; aucun dérangement ne s’apperçoit dans la nature ; & moi, du suprême bonheur, je suis tombée dans l’horreur du désespoir, sans qu’aucun intervalle m’ait préparée à cet affreux passage.

Tu le sçais, ô délices de mon cœur ! ce jour horrible, ce jour à jamais épouvantable, devoit éclairer le triomphe de notre union. À peine commençoit-il à paroître, qu’impatiente d’exécuter un projet que ma tendresse m’avoit inspiré pendant la nuit, je courus à mes Quipos[2] & profitant du silence qui régnoit encore dans le Temple, je me hâtai de les nouer, dans l’espérance qu’avec leur secours je rendrois immortelle l’histoire de notre amour & de notre bonheur.

À mesure que je travaillois, l’entreprise me paroissoit moins difficile ; de moment en moment cet amas innombrable de cordons devenoit sous mes doigts une peinture fidelle de nos actions & de nos sentimens, comme il étoit autrefois l’interprête de nos pensées, pendant les longs intervalles que nous passions sans nous voir.

Toute entiere à mon occupation, j’oubliois le tems, lorsqu’un bruit confus réveilla mes esprits & fit tressaillir mon cœur.

Je crus que le moment heureux étoit arrivé, & que les cent portes[3] s’ouvroient pour laisser un libre passage au soleil de mes jours ; je cachai précipitamment mes Quipos sous un pan de ma robbe, & je courus au-devant de tes pas.

Mais quel horrible spectacle s’offrit à mes yeux ! Jamais son souvenir affreux ne s’effacera de ma mémoire.

Les pavés du Temple ensanglantés ; l’image du Soleil foulée aux pieds ; nos Vierges éperduës, fuyant devant une troupe de soldats furieux qui massacroient tout ce qui s’opposoit à leur passage ; nos Mamas[4] expirantes sous leurs coups, dont les habits brûloient encore du feu de leur tonnerre ; les gémissemens de l’épouvante, les cris de la fureur répandant de toute part l’horreur & l’effroi, m’ôterent jusqu’au sentiment de mon malheur.

Revenue à moi-même, je me trouvai, (par un mouvement naturel & presque involontaire) rangée derriere l’autel que je tenois embrassé. Là, je voyois passer ces barbares ; je n’osois donner un libre cours à ma respiration, je craignois qu’elle ne me coûtât la vie. Je remarquai cependant qu’ils ralentissoient les effets de leur cruauté à la vue des ornemens précieux répandus dans le Temple ; qu’ils se saisissoient de ceux dont l’éclat les frappoit davantage ; & qu’ils arrachoient jusqu’aux lames d’or dont les murs étoient revêtus. Je jugeai que le larcin étoit le motif de leur barbarie, & que pour éviter la mort, je n’avois qu’à me dérober à leurs regards. Je formai le dessein de sortir du Temple, de me faire conduire à ton Palais, de demander au Capa Inca[5] du secours & un azile pour mes Compagnes & pour moi ; mais aux premiers mouvemens que je fis pour m’éloigner, je me sentis arrêter : ô, mon cher Aza, j’en frémis encore ! ces impies oserent porter leurs mains sacriléges sur la fille du Soleil.

Arrachée de la demeure sacrée, traînée ignominieusement hors du Temple, j’ai vû pour la premiere fois le seüil de la porte Céleste que je ne devois passer qu’avec les ornemens de la Royauté[6] ; au lieu de fleurs qui auroient été semées sous mes pas, j’ai vû les chemins couverts de sang & de carnage ; au lieu des honneurs du Trône que je devois partager avec toi, esclave sous les loix de la tyrannie, enfermée dans une obscure prison ; la place que j’occupe dans l’univers est bornée à l’étendue de mon être. Une natte baignée de mes pleurs reçoit mon corps fatigué par les tourmens de mon ame ; mais, cher soutien de ma vie, que tant de maux me seront legers, si j’apprends que tu respires !

Au milieu de cet horrible bouleversement, je ne sçais par quel heureux hazard j’ai conservé mes Quipos. Je les posséde, mon cher Aza, c’est le trésor de mon cœur, puisqu’il servira d’interprête à ton amour comme au mien ; les mêmes nœuds qui t’apprendront mon existence, en changeant de forme entre tes mains, m’instruiront de mon sort. Hélas ! par quelle voie pourrai-je les faire passer jusqu’à toi ? Par quelle adresse pourront-ils m’être rendus ? Je l’ignore encore ; mais le même sentiment qui nous fit inventer leur usage, nous suggerera les moyens de tromper nos tyrans. Quel que soit le Chaqui[7] fidéle qui te portera ce précieux dépôt, je ne cesserai d’envier son bonheur. Il te verra, mon cher Aza ; je donnerois tous les jours que le Soleil me destine pour jouir un seul moment de ta présence.

Séparateur

  1. Nom du Tonnerre.
  2. Un grand nombre de petits cordons de différentes couleurs dont les Indiens se servoient au défaut de l’écriture pour faire le payement des Troupes & le dénombrement du Peuple. Quelques Auteurs prétendent qu’ils s’en servoient aussi pour transmettre à la postérité les Actions mémorables de leurs Incas.
  3. Dans le Temple du Soleil il y avoit cent portes, l’Inca seul avoit le pouvoir de les faire ouvrir.
  4. Espéce de Gouvernantes des Vierges du Soleil.
  5. Nom générique des Incas regnans.
  6. Les Vierges consacrées au Soleil, entroient dans le Temple presque en naissant, & n’en sortoient que le jour de leur mariage.
  7. Messager.