Lettres d’une Péruvienne/Lettre 10

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LETTRE DIXIÉME.



JE suis enfin arrivée à cette Terre, l’objet de mes desirs, mon cher Aza, mais je n’y vois encore rien qui m’annonce le bonheur que je m’en étois promis, tout ce qui s’offre à mes yeux me frappe, me surprend, m’étonne, & ne me laisse qu’une impression vague, une perplexité stupide, dont je ne cherche pas même à me délivrer ; mes erreurs répriment mes jugemens, je demeure incertaine, je doute presque de ce que je vois.

À peine étions-nous sortis de la maison flotante, que nous sommes entrés dans une ville bâtie sur le rivage de la Mer. Le peuple qui nous suivoit en foule, me paroît être de la même Nation que le Cacique, & les maisons n’ont aucune ressemblance avec celles des villes du Soleil : si celles-là les surpassent en beauté par la richesse de leurs ornemens, celles-ci sont fort au-dessus par les prodiges dont elles sont remplies.

En entrant dans la chambre où Déterville m’a logée, mon cœur a tressailli ; j’ai vû dans l’enfoncement une jeune personne habillée comme une Vierge du Soleil ; j’ai couru à elle les bras ouverts. Quelle surprise, mon cher Aza, quelle surprise extrême, de ne trouver qu’une resistance impénétrable, où je voyois une figure humaine se mouvoir dans un espace fort étendu !

L’étonnement me tenoit immobile les yeux attachés sur cette ombre, quand Déterville m’a fait remarquer sa propre figure à côté de celle qui occupoit toute mon attention : je le touchois, je lui parlois, & je le voyois en même tems fort près & fort loin de moi.

Ces prodiges troublent la raison, ils offusquent le jugement ; que faut-il penser des habitans de ce pays ? Faut-il les craindre, faut-il les aimer ? Je me garderai bien de rien déterminer là-dessus.

Le Cacique m’a fait comprendre que la figure que je voyois, étoit la mienne ; mais de quoi cela m’instruit-il ? Le prodige en est-il moins grand ? Suis-je moins mortifiée de ne trouver dans mon esprit que des erreurs ou des ignorances ? Je le vois avec douleur, mon cher Aza ; les moins habiles de cette Contrée sont plus savans que tous nos Ancutes.

Le Cacique m’a donné une China[1] jeune & fort vive ; c’est une grande douceur pour moi que celle de revoir des femmes & d’en être servie : plusieurs autres s’empressent à me rendre des soins, & j’aimerois autant qu’elles ne le fissent pas, leur présence réveille mes craintes. À la façon dont elles me regardent, je vois bien qu’elles n’ont pas été à Cuzcoco[2]. Cependant je ne puis encore juger de rien, mon esprit flotte toujours dans une mer d’incertitudes ; mon cœur seul inébranlable ne desire, n’espére, & n’attend qu’un bonheur sans lequel tout ne peut être que peines.

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  1. Servante ou femme de chambre.
  2. Capitale du Perou.