Lettres d’une Péruvienne/Lettre 16

La bibliothèque libre.
◄  Lettre XV


LETTRE SEIZIÉME.



IL me reste si peu de Quipos, mon cher Aza, qu’à peine j’ose en faire usage. Quand je veux les nouer, la crainte de les voir finir m’arrête, comme si en les épargnant je pouvois les multiplier. Je vais perdre le plaisir de mon ame, le soûtien de ma vie, rien ne soulagera le poids de ton absence, j’en serai accablée.

Je goûtois une volupté délicate à conserver le souvenir des plus secrets mouvemens de mon cœur pour t’en offrir l’hommage. Je voulois conserver la mémoire des principaux usages de cette nation singuliere pour amuser ton loisir dans des jours plus heureux. Hélas ! il me reste bien peu d’espérance de pouvoir éxécuter mes projets.

Si je trouve à présent tant de difficultés à mettre de l’ordre dans mes idées, comment pourrai-je dans la suite me les rappeller sans un secours étranger ? On m’en offre un, il est vrai, mais l’éxécution en est si difficile, que je la crois impossible.

Le Cacique m’a amené un Sauvage de cette Contrée qui vient tous les jours me donner des leçons de sa langue, & de la méthode de donner une sorte d’éxistence aux pensées. Cela se fait en traçant avec une plume des petites figures que l’on appelle Lettres, sur une matiere blanche & mince que l’on nomme papier ; ces figures ont des noms, ces noms mêlés ensemble représentent les sons des paroles ; mais ces noms & ces sons me paroissent si peu distincts les uns des autres, que si je réussis un jour à les entendre, je suis bien assurée que ce ne sera pas sans beaucoup de peines. Ce pauvre Sauvage s’en donne d’incroiables pour m’instruire, je m’en donne bien davantage pour apprendre ; cependant je fais si peu de progrès que je renoncerois à l’entreprise, si je savois qu’une autre voye pût m’éclaircir de ton sort & du mien.

Il n’en est point, mon cher Aza ! aussi ne trouvai je plus de plaisir que dans cette nouvelle & singulière étude. Je voudrois vivre seule : tout ce que je vois me déplaît, & la nécessité que l’on m’impose d’être toujours dans la chambre de Madame me devient un supplice.

Dans ses commencemens, en excitant la curiosité des autres, j’amusois la mienne ; mais quand on ne peut faire usage que des yeux, ils sont bientôt satisfaits. Toutes les femmes se ressemblent, elles ont toujours les mêmes manières, & je crois qu’elles disent toujours les mêmes choses. Les apparences sont plus variées dans les hommes. Quelques-uns ont l’air de penser ; mais en général je soupçonne cette nation de n’être point telle qu’elle paroît ; l’affectation me paroît son caractère dominant.

Si les démonstrations de zèle & d’empressement, dont on décore ici les moindres devoirs de la société, étoient naturels, il faudrait, mon cher Aza, que ces peuples eussent dans le cœur plus de bonté, plus d’humanité que les nôtres, cela se peut-il penser ?

S’ils avoient autant de sérénité dans l’ame que sur le visage, si le penchant à la joye, que je remarque dans toutes leurs actions, étoit sincere, choisiroient-ils pour leurs amusemens des spectacles, tels que celui que l’on m’a fait voir ?

On m’a conduite dans un endroit, où l’on représente à peu près comme dans ton Palais, les actions des hommes qui ne sont plus[1] ; mais si nous ne rappellons que la mémoire des plus sages & des plus vertueux, je crois qu’ici on ne célébre que les insensés & les méchans. Ceux qui les représentent, crient & s’agitent comme des furieux ; j’en ai vû un pousser sa rage jusqu’à se tuer lui-même. De belles femmes, qu’apparemment ils persécutent, pleurent sans cesse, & font des gestes de désespoir, qui n’ont pas besoin des paroles dont ils sont accompagnés, pour faire connoître l’excès de leur douleur.

Pourroit-on croire, mon cher Aza, qu’un peuple entier, dont les dehors sont si humains, se plaise à la représentation des malheurs ou des crimes qui ont autrefois avili, ou accablé leurs semblables ?

Mais, peut-être a-t-on besoin ici de l’horreur du vice pour conduire à la vertu ; cette pensée me vient sans la chercher, si elle étoit juste, que je plaindrois cette nation ! La nôtre plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits ; il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que t’aimer pour devenir aimable.

Séparateur

  1. Les Incas faisoient représenter des especes de Comédies, dont les sujets étoient tirés des meilleures actions de leurs prédécesseurs.