Lettres d’une Péruvienne/Lettre 28

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LETTRE VINGT-HUIT.



C’Est vainement, mon cher Aza, que j’ai employé les prieres, les plaintes, les instances pour ne point quitter ma retraite. Il a fallu céder aux importunités de Céline. Nous sommes depuis trois jours à la campagne, où son mariage fut célébré en y arrivant.

Avec quelle peine, quel regret, quelle douleur n’ai-je pas abandonné les chers & précieux ornemens de ma solitude ; hélas ! à peine ai-je eu le tems d’en jouir, & je ne vois rien ici qui puisse me dédommager.

Loin que la joie & les plaisirs dont tout le monde paroît enyvré, me dissipent & m’amusent, ils me rappellent avec plus de regret les jours paisibles que je passois à t’écrire, ou tout au moins à penser à toi.

Les divertissemens de ce pays me paroissent aussi peu naturels, aussi affectés que les mœurs. Ils consistent dans une gaieté violente, exprimée par des ris éclatans, auxquels l’ame paroît ne prendre aucune part : dans des jeux insipides dont l’or fait tout le plaisir, ou bien dans une conversation si frivole & si répétée, qu’elle ressemble bien davantage au gazouillement des oiseaux qu’à l’entretien d’une assemblée d’Êtres pensans.

Les jeunes hommes, qui sont ici en grand nombre, se sont d’abord empressés à me suivre jusqu’à ne paroître occupés que de moi ; mais soit que la froideur de ma conversation les ait ennuiés, ou que mon peu de goût pour leurs agrémens les ait dégoûtés de la peine qu’ils prenoient à les faire valoir, il n’a fallu que deux jours pour les déterminer à m’oublier, bientôt ils m’ont délivrée de leur importune préférence.

Le penchant des François les porte si naturellement aux extrêmes, que Déterville, quoiqu’exempt d’une grande partie des défauts de sa nation, participe néanmoins à celui-là.

Non content de tenir la promesse qu’il m’a faite de ne me plus parler de ses sentimens, il évite avec une attention marquée de se rencontrer auprès de moi : obligés de nous voir sans cesse, je n’ai pas encore trouvé l’occasion de lui parler.

À la tristesse qui le domine au milieu de la joie publique, il m’est aisé de deviner qu’il se fait violence : peut-être je devrois lui en tenir compte ; mais j’ai tant de questions à lui faire sur ton départ d’Espagne, sur ton arrivée ici ; enfin sur des sujets si intéressans, que je ne puis lui pardonner de me fuir. Je sens un desir violent de l’obliger à me parler, & la crainte de réveiller ses plaintes & ses regrets, me retient.

Céline toute occupée de son nouvel Époux, ne m’est d’aucun secours, le reste de la compagnie ne m’est point agréable ; ainsi, seule au milieu d’une assemblée tumultueuse, je n’ai d’amusement que mes pensées, elles sont toutes à toi, mon cher Aza ; tu seras à jamais le seul confident de mon cœur, de mes plaisirs, & de mon bonheur.

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