Lettres d’une Péruvienne/Lettre 32

La bibliothèque libre.


LETTRE TRENTE-DEUX.



NOs visites & nos fatigues, mon cher Aza, ne pouvoient se terminer plus agréablement. Quelle journée délicieuse j’ai passé hier ! combien les nouvelles obligations que j’ai à Déterville & à sa sœur me sont agréables ! mais combien elles me seront cheres, quand je pourrai les partager avec toi !

Après deux jours de repos, nous partimes hier matin de Paris, Céline, son frere, son mari & moi, pour aller, disoit-elle, rendre une visite à la meilleure de ses amies. Le voyage ne fut pas long, nous arrivâmes de très-bonne heure à une maison de campagne dont la situation & les approches me parurent admirables ; mais ce qui m’étonna en y entrant, fut d’en trouver toutes les portes ouvertes, & de n’y rencontrer personne.

Cette maison trop belle pour être abandonnée, trop petite pour cacher le monde qui auroit dû l’habiter, me paroissoit un enchantement. Cette pensée me divertit ; je demandai à Céline si nous étions chez une de ces Fées dont elle m’avoit fait lire les histoires, où la maitresse du logis étoit invisible ainsi que les domestiques.

Vous la verrez, me répondit-elle, mais comme des affaires importantes l’appellent ailleurs pour toute la journée, elle m’a chargée de vous engager à faire les honneurs de chez elle pendant son absence. Alors, ajouta-t-elle en riant, voyons comment vous vous en tirerez ? J’entrai volontiers dans la plaisanterie ; je repris le ton sérieux pour copier les complimens que j’avois entendu faire en pareil cas, & l’on trouva que je m’en acquittai assez bien.

Après s’être amusée quelque tems de ce badinage, Céline me dit : tant de politesse suffiroit à Paris pour nous bien recevoir ; mais, Madame, il faut quelque chose de plus à la campagne, n’aurez-vous pas la bonté de nous donner à dîner ?

Ah ! sur cet article, lui dis-je, je n’en sçais pas assez pour vous satisfaire, & je commence à craindre pour moi-même que votre amie ne s’en soit trop rapportée à mes soins. Je sçais un remede à cela, répondit Céline, si vous voulez seulement prendre la peine d’écrire votre nom, vous verrez qu’il n’est pas si difficile que vous le pensez, de bien régaler ses amies ; vous me rassurez, lui dis-je, allons, écrivons promptement.

Je n’eus pas plutôt prononcé ces paroles, que je vis entrer un homme vêtu de noir, qui tenoit une écritoire & du papier, déja écrit ; il me le présenta, & j’y plaçai mon nom où l’on voulut.

Dans l’instant même, parut un autre homme d’assez bonne mine, qui nous invita selon la coutume, de passer avec lui dans l’endroit où l’on mange.

Nous y trouvâmes une table servie avec autant de propreté que de magnificence ; à peine étions nous assis qu’une musique charmante se fit entendre dans la chambre voisine ; rien ne manquoit de tout ce qui peut rendre un repas agréable. Déterville même sembloit avoir oublié son chagrin pour nous exciter à la joie, il me parloit en mille manieres de ses sentimens pour moi, mais toujours d’un ton flatteur, sans plaintes ni reproches.

Le jour étoit serein ; d’un commun accord nous résolûmes de nous promener en sortant de table. Nous trouvâmes les jardins beaucoup plus étendus que la maison ne sembloit le promettre. L’art & la simétrie ne s’y faisoient admirer que pour rendre plus touchans les charmes de la simple nature.

Nous bornâmes notre course dans un bois qui termine ce beau jardin ; assis tous quatre sur un gazon délicieux, nous commencions déjà à nous livrer à la rêverie qu’inspirent naturellement les beautés naturelles, quand à travers les arbres, nous vîmes venir à nous d’un côté une troupe de paysans vêtus proprement à leur maniere, précédés de quelques instrumens de musique, & de l’autre une troupe de jeunes filles vêtues de blanc, la tête ornée de fleurs champêtres, qui chantoient d’une façon rustique, mais mélodieuse, des chansons, où j’entendis avec surprise, que mon nom étoit souvent répété.

Mon étonnement fut bien plus fort, lorsque les deux troupes nous ayant jointes, je vis l’homme le plus apparent, quitter la sienne, mettre un genouil en terre, & me présenter dans un grand bassin plusieurs clefs avec un compliment, que mon trouble m’empêcha de bien entendre ; je compris seulement, qu’étant le chef des villageois de la Contrée, il venoit me faire hommage en qualité de leur Souveraine, & me présenter les clefs de la maison dont j’étois aussi la maitresse.

Dès qu’il eut fini sa harangue, il se leva pour faire place à la plus jolie d’entre les jeunes filles. Elle vint me présenter une gerbe de fleurs ornée de rubans, qu’elle accompagna aussi d’un petit discours à ma louange, dont elle s’acquita de bonne grace.

J’étois trop confuse, mon cher Aza, pour répondre à des éloges que je méritois si peu ; d’ailleurs tout ce qui se passoit, avoit un ton si approchant de celui de la vérité, que dans bien des momens, je ne pouvois me défendre de croire (ce que néanmoins) je trouvois incroiable : cette pensée en produisit une infinité d’autres : mon esprit étoit tellement occupé, qu’il me fut impossible de proférer une parole : si ma confusion étoit divertissante pour sa compagnie, elle ne l’étoit guères pour moi.

Déterville fut le premier qui en fut touché ; il fit un signe à sa sœur, elle se leva après avoir donné quelques piéces d’or aux païsans & aux jeunes filles, en leur disant (que c’étoit les prémices de mes bontés pour eux) elle me proposa de faire un tour de promenade dans le bois, je la suivis avec plaisir, comptant bien lui faire des reproches de l’embarras où elle m’avoit mise ; mais je n’en eus pas le tems : à peine avions-nous fait quelques pas, qu’elle s’arrêta & me regardant avec une mine riante : avouez, Zilia, me dit-elle, que vous êtes bien fâchée contre nous, & que vous le serez bien davantage, si je vous dis, qu’il est très vrai que cette terre & cette maison vous appartiennent.

À moi, m’écriai-je ! ah Céline ! vous poussez trop loin l’outrage, ou la plaisanterie. Attendez, me dit-elle plus sérieusement, si mon frère avoit disposé de quelques parties de vos trésors pour en faire l’acquisition, & qu’au lieu des ennuieuses formalités, dont il s’est chargé, il ne vous eût reservé que la surprise, nous haïriez-vous bien fort ? ne pourriez-vous nous pardonner de vous avoir procuré (à tout événement) une demeure telle que vous avez paru l’aimer, & de vous avoir assuré une vie indépendante ? Vous avez signé ce matin l’acte authentique qui vous met en possession de l’une & l’autre. Grondez-nous à présent tant qu’il vous plaira, ajouta-t-elle en riant, si rien de tout cela ne vous est agréable.

Ah, mon aimable amie ! m’écriai-je, en me jettant dans ses bras. Je sens trop vivement des soins si généreux pour vous exprimer ma reconnoissance ; il ne me fut possible de prononcer que ce peu de mots ; j’avois senti d’abord l’importance d’un tel service. Touchée, attendrie, transportée de joie en pensant au plaisir que j’aurois de te consacrer cette charmante demeure ; la multitude de mes sentimens en étouffoit l’expression. Je faisois à Céline des caresses qu’elle me rendoit avec la même tendresse ; & après m’avoir donné le tems de me remettre, nous allâmes retrouver son frère & son mari.

Un nouveau trouble me saisit en abordant Déterville, & jetta un nouvel embarras dans mes expressions ; je lui tendis la main, il la baisa sans proférer une parole, & se détourna pour cacher des larmes qu’il ne put retenir, & que je pris pour des signes de la satisfaction qu’il avoit de me voir si contente ; j’en fus attendrie jusqu’à en verser aussi quelques-unes. Le mari de Céline, moins intéressé que nous, à ce qui se passoit, remit bientôt la conversation sur le ton de plaisanterie ; il me fit des complimens sur ma nouvelle dignité, & nous engagea à retourner à la maison pour en examiner, disoit-il, les défauts, & faire voir à Déterville que son goût n’étoit pas aussi sûr qu’il s’en flattoit.

Te l’avouerai-je, mon cher Aza, tout ce qui s’offrit à mon passage me parut prendre une nouvelle forme ; les fleurs me sembloient plus belles, les arbres plus verds, la simétrie des jardins mieux ordonnée.

Je trouvai la maison plus riante, les meubles plus riches, les moindres bagatelles m’étoient devenues intéressantes.

Je parcourus les appartemens dans une yvresse de joie, qui ne me permettoit pas de rien examiner ; le seul endroit où je m’arrêtai, fut dans une assez grande chambre entourée d’un grillage d’or, légérement travaillé, qui renfermoit une infinité de Livres de toutes couleurs, de toutes formes, & d’une propreté admirable ; j’étois dans un tel enchantement, que je croiois ne pouvoir les quitter sans les avoir tous lûs. Céline m’en arracha, en me faisant souvenir d’une clef d’or que Déterville m’avoit remise. Nous cherchâmes à l’employer, mais nos recherches auroient été inutiles, s’il ne nous eût montré la porte qu’elle devoit ouvrir, confondue avec art dans les lambris ; il étoit impossible de la découvrir sans en savoir le secret.

Je l’ouvris avec précipitation, & je restai immobile à la vue des magnificences qu’elle renfermoit.

C’étoit un cabinet tout brillant de glaces & de peintures : les lambris à fond verd, ornés de figures extrêmement bien dessinnées, imitoient une partie des jeux & des cérémonies de la ville du Soleil, telles à peu près que je les avois racontées à Déterville.

On y voyoit nos Vierges représentées en mille endroits avec le même habillement que je portois en arrivant en France ; on disoit même qu’elles me ressembloient.

Les ornemens du Temple que j’avois laissés dans la maison Religieuse, soutenus par des Piramides dorées, ornoient tous les coins de ce magnifique cabinet. La figure du Soleil suspendue au milieu d’un plafond peint des plus belles couleurs du ciel, achevoit par son éclat d’embellir cette charmante solitude : & des meubles commodes assortis aux peintures la rendoient délicieuse.

En éxaminant de plus près ce que j’étois ravie de retrouver, je m’apperçus que la chaise d’or y manquoit : quoique je me gardasse bien d’en parler, Déterville me devina ; il saisit ce moment pour s’expliquer : vous cherchez inutilement, belle Zilia, me dit-il, par un pouvoir magique la chaise de l’Inca, s’est transformée en maison, en jardin, en terres. Si je n’ai pas employé ma propre science à cette métamorphose, ce n’a pas été sans regret, mais il a fallu respecter votre délicatesse ; voici, me dit-il, en ouvrant une petite armoire (pratiquée adroitement dans le mur,) voici les débris de l’opération magique. En même-tems il me fit voir une cassette remplie de piéces d’or à l’usage de France. Ceci, vous le sçavez, continua-t-il, n’est pas ce qui est le moins nécessaire parmi nous, j’ai cru devoir vous en conserver une petite provision.

Je commençois à lui témoigner ma vive reconnoissance & l’admiration que me causoient des soins si prévenans ; quand Céline m’interrompit & m’entraîna dans une chambre à côté du merveilleux cabinet. Je veux aussi, me dit-elle, vous faire voir la puissance de mon art. On ouvrit de grandes armoires remplies d’étoffes admirables, de linge, d’ajustemens, enfin de tout ce qui est à l’usage des femmes, avec une telle abondance, que je ne pûs m’empêcher d’en rire & de demander à Céline, combien d’années elle vouloit que je vécusse pour employer tant de belles choses. Autant que nous en vivrons mon frère & moi, me répondit-elle : & moi, repris-je, je desire que vous viviez l’un & l’autre autant que je vous aimerai, & vous ne mourrez assurément pas les premiers.

En achevant ces mots, nous retournâmes dans le Temple du Soleil (c’est ainsi qu’ils nommerent le merveilleux Cabinet.) J’eus enfin la liberté de parler, j’exprimai, comme je le sentois, les sentimens dont j’étois pénétrée. Quelle bonté ! Que de vertus dans les procédés du frère & de la sœur !

Nous passâmes le reste du jour dans les délices de la confiance & de l’amitié ; je leur fis les honneurs du soupé encore plus gaiement que je n’avois fait ceux du dîner. J’ordonnois librement à des domestiques que je savois être à moi ; je badinois sur mon autorité & mon opulence ; je fis tout ce qui dépendoit de moi, pour rendre agréables à mes bienfaiteurs leurs propres bienfaits.

Je crus cependant m’appercevoir qu’à mesure que le tems s’écouloit, Déterville retomboit dans sa mélancolie, & même qu’il échappoit de tems en tems des larmes à Céline ; mais l’un & l’autre reprenoient si promptement un air serein, que je crus m’être trompée.

Je fis mes efforts pour les engager à jouir quelques jours avec moi du bonheur qu’ils me procuroient. Je ne pûs l’obtenir ; nous sommes revenus cette nuit, en nous promettant de retourner incessamment dans mon Palais enchanté.

Ô, mon cher Aza, quelle sera ma félicité, quand je pourrai l’habiter avec toi !

Séparateur