Lettres de Chopin et de George Sand/Introduction
INTRODUCTION
Quand, à la fin de 1836, Chopin et George Sand se virent pour la première fois, ils étaient célèbres tous deux depuis plusieurs années.
Bien qu’il n’eût alors que vingt-six ans, Chopin avait composé déjà plusieurs de ses œuvres maîtresses : les deux cahiers d’études, la ballade en sol mineur, le premier scherzo, des nocturnes, des polonaises, des mazurkas ; sans oublier les deux concertos.
C’était un des musiciens les plus unanimement appréciés dans les milieux les plus divers. Les littérateurs, les poètes, les artistes et le « grand monde » l’admiraient, sinon autant qu’il le méritait, mais du moins avec enthousiasme. Son talent transcendant et original de pianiste subjuguait ses auditeurs et sa présence était désirée, souhaitée, attendue tous les soirs dans les salons les plus célèbres de l’époque.
Par le prestige de son art si neuf, si sincère, par son élégance aussi, il faut le dire, ce beau jeune homme était un des rois, ou pour parler le langage du temps, un des lions de Paris.
De plus n’était-il pas Polonais en ce temps où l’on plaignait tant l’infortunée Pologne ? C’est dire qu’il charmait le cœur de multiples admiratrices et s’attirait beaucoup d’envieux ; ce dont il ne tirait nulle vanité du reste. Bien que conscient de sa valeur, Chopin était dénué de prétention ; son esprit, sa gaîté, son aimable caractère en faisaient un compagnon des plus agréables.
George Sand avait conquis une renommée éclatante par des romans très vite fameux : Indiana, Lélia, Jacques. La Revue des Deux Mondes publiait ses ouvrages dont les péripéties étaient suivies avec curiosité, avec passion par une foule de lecteurs. Bref, George était, à trente-deux ans, la femme la plus célèbre de France. Elle n’était d’ailleurs pas sans charme, et ses grands yeux noirs, ses yeux de velours mat avaient commis bien des ravages. Sandeau, Musset, le docteur Pagello, Prosper Mérimée, Michel de Bourges — pour ne citer que les noms les plus connus — s’étaient, de 1830 à 1836, succédés dans la vie de cette ennemie du mariage.
Aurore Dupin, baronne Dudevant, dite George Sand, avait deux enfants : Maurice, fils du mari, du banal baron Casimir Dudevant, et Solange, fille — on le sait à présent — de Stéphane Ajasson de Grandsagne, le gentilhomme berrichon qui fut peut-être le premier amant de la future romancière. Mais l’aventure n’était pas connue et Solange passait, elle aussi, pour un enfant de Casimir.
En septembre 1836, Chopin, pendant un séjour à Dresde, se fiança à une jeune Polonaise, Marie Wodzinska, dont il s’était épris l’année précédente. Marie était la sœur d’anciens condisciples de Frédéric : Antoine, Casimir et Félix Wodzinski. C’était une charmante et rieuse jeune fille aux longs cheveux noirs, aux yeux noirs aussi.
Mme Wodzinska — la mère — exigea que les fiançailles fussent d’abord secrètes, ce qui tourmenta et inquiéta cruellement le grand artiste. Quand Chopin rencontra George Sand en 1836, il avait le cœur plein et illuminé par son grand et sincère amour pour la jeune Polonaise.
Puis, durant l’été de 1837, les Wodzinski rompirent les fiançailles… Un immense chagrin s’empara du jeune homme, et aussi une sourde et légitime colère. Sous l’impulsion de cette révolte, il composa le sublime scherzo en si bémol mineur.
Coup de foudre. Comment employer d’autres termes pour caractériser l’impression que produisit Chopin sur l’auteur de Lélia ? On en trouvera la preuve dans le présent ouvrage. Ce sentiment ne devait d’ailleurs pas empêcher la romancière de nouer parallèlement d’autres intrigues amoureuses. Mais on peut dire qu’elle songea à Chopin dès 1836 avant d’entrer — définitivement — dans la vie du grand musicien, deux ans plus tard. Toutefois, si Aurore fut incontestablement la passion dominante de la vie de Frédéric, celui-ci sembla, au début de la liaison, subir plutôt le brûlant amour de cette femme à laquelle il devait bientôt s’attacher de toutes ses forces et de toute son âme.
Autour des deux héros ont gravité à cette époque bien des personnages de second plan, intéressant à plus d’un titre.
Voici d’abord la confidente de la romancière : la comtesse Marliani, née de Folleville. Charlotte, dite Carlotta Marliani, avait épousé un Espagnol dont la mère était Italienne : le comte Manoël Marliani, consul d’Espagne à Paris.
Chopin, dans cette période angoissée de sa vie, eut, pour conseiller sentimental, son vieil ami, le comte Albert Grzymala, un exilé de Pologne à l’âme élevée et au caractère aimable. Frédéric avait deux autres amis très chers : le docteur Jean Matuszynski, dit Jeannot, dit Jasio, dit Janek, et le pianiste Julien Fontana. Rien de plus fraternel que le dévouement dont se donnèrent mutuellement preuve Chopin, Matuszynski, Fontana et Grzymala.
Julien Fontana qui, durant le voyage à Majorque, fut le fidèle correspondant du grand compositeur, devait beaucoup à son génial ami. Ancien condisciple de Frédéric au Conservatoire de Varsovie, Julien avait un caractère sombre, inquiet et susceptible. Chopin s’efforça toujours d’encourager, de distraire son cher Julien et il l’aida dans sa vie matérielle.
Marie d’Agoult, la célèbre maîtresse de Liszt, apparaît ici sous un jour fort peu favorable. Elle avait pris ombrage de la liaison de George Sand et de Chopin et elle cribla les deux amants des traits de sa spirituelle méchanceté.
Dans les pages réunies plus loin, ce sont les deux héros eux-mêmes qui, en narrant chacun à son confident les débuts de leurs amours, puis les péripéties du célèbre voyage, nous révèleront le fond de leur cœur et nous emmèneront avec eux à Majorque, dans cette île d’or dont l’une des plus saisissantes merveilles est, certes, la prestigieuse Chartreuse de Valldemosa.