Lettres de Fadette/Cinquième série/18

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 54-57).

XVIII

Pendant qu’elle rêve


Dans le ciel d’hiver d’un azur délicat, les nuages qui n’habitent nulle part, se forment et disparaissent comme les rêves de la jeune fille qui brode , assise à la croisée de la grande salle, basse de plafond, meublée avec une simplicité vieillotte et sévère assez rare par ce temps de luxe plus ou moins criard.

La tête penchée sur son ouvrage, elle brode : mille petits trous ajourent la toile, et des fleurs en relief s’épanouissent sur le fin tissu… Est-ce la mystérieuse histoire de son cœur qu’écrit là l’enfant diligente, et ces ramages et ces entrelacs représentent-ils ses projets d’avenir ?

Pendant qu’elle brode sur la toile, le givre dessine sur la vitre des fougères et des personnages falots, et les moineaux affairés viennent jusque sur la rampe de la galerie s’assurer qu’aucune miette ne reste de la dernière distribution.

Elle est seule : son petit visage fermé ne laisse voir que l’application à broder vivement. Pourtant, elle finit pas relever la tête, se doigts s’immobilisent et elle laisse échapper un grand soupir.

Au loin, sur la route de neige dure, des grelots secouent leur musique légère dans le silence de la campagne, et au-dessus de sa tête, son chardonneret chante à perdre l’âme.

— Encore une journée finie ! Mon oncle va rentrer : il lira son journal, nous souperons, il s’assoupira sur son livre. Au lieu de regarder par cette fenêtre, le soleil se coucher, je regarderai la lune se lever par la fenêtre de ma chambre ! Et demain, je recommencerai à broder, à rêver, à regarder la neige… Rien n’arrive jamais !… et les jours vides s’en vont ! Je ne suis pas malheureuse, mais j’aimerais mieux avoir quelquefois du chagrin et me sentir plus vivante ! Est-il possible que deux, trois, beaucoup d’années s’écoulent dans cet assoupissement, sans rien à faire, aucun but, aucun intérêt ? Je regrette le couvent où j’étudiais, je causais, je jouais et je riais…

Encore un soupir et peu à peu la tête blonde s’abandonne sur le dossier du fauteuil, et paisiblement, comme une enfant qu’elle est encore, la petite s’est endormie. Pendant que la jeune fille fait des rêves d’or en tenant entre ses doigts fins une broderie fleurie, pendant qu’elle s’ennuie un peu dans la monotonie d’une existence trop douce, la vie, au dehors, sème de la joie et des tourments, brise les cœurs et torture les consciences, sépare ceux qui s’aiment et enchaîne ceux qui se détestent : elle crée des bonheurs éphémères et elle blesse les cœurs trop confiants.

La petite dormeuse, pourtant, désire sortir de son jardin fermé pour se jeter dans la mêlée ; elle veut pleurer et elle veut aimer.

Elle dédaigne son bonheur actuel : elle sent en elle des puissances vivantes et captives. Elle donnerait sans hésiter sa sécurité, son existence si tendrement gardée, pour aller vers l’inconnu mystérieux où il se passe des choses et où l’on vit !

L’oncle débonnaire est rentré : il a lu jusqu’aux annonces de son journal, il est las et il regarde en souriant sa petite enfant endormie qu’il adore et qu’il gâte. Il la croit très heureuse , et d’un bonheur qu’elle lui doit : il se réjouirait franchement si une inquiétude sourde ne venait le troubler ; il a souvent d’étranges palpitations, un cœur fuyant dont la vie, semble-t-il, s’en va goutte à goutte… que deviendrait-elle, la mignonne, si…

Et voilà justement l’affreuse sensation qui l’étreint, l’étouffe, il étend les bras, il veut appeler…

La mort est venue brutalement prendre le vieillard pendant que la jeune fille, toujours endormie, appelle la vie et lui tend les bras.