Lettres de Fadette/Cinquième série/32

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 96-101).

XXXII

Les Œillets de Madame Goderre


Il y avait si longtemps que les commères du village avaient décidé que Joseph Brisard épouserait la veuve Goderre, que l’émotion fut grande, mais non la surprise, en voyant le bonhomme traverser la grand’rue avec un œillet blanc à sa boutonnière. Or, de ces œillets il n’y en avait que dans le jardin de Mame Goderre et elle n’en donnait jamais à personne ! Vous saisissez ? On avait là la preuve évidente que Joseph Brisard avait fait la grande demande et qu’il avait été agréé. D’un perron à l’autre, la nouvelle se transmettait et les commentaires étaient animés et d’ailleurs bienveillants.

Veufs tous deux, vieux tous les deux, ils avaient chacun un peu d’argent et, de l’avis de ces sages bavardes, ils se convenaient parfaitement.

La demande en mariage avait été simple et brève : — « Je suis sûr que vous êtes une bonne femme Mame Goderre et sans me vanter, je vous ferais un bon mari. Voulez-vous qu’on se marie ? » Elle avait dit oui, sans phrase et sans émotion apparente. Mais, s’attendant à cette démarche, elle avait compté qu’un peu de sentiment serait de la partie ; elle se rappela, involontairement, la déclaration si tendre de son Georges, trente ans avant et elle soupira. Joseph Brisard, de son côté, était désappointé : il admirait sincèrement la femme de son ancien ami, mais il aurait aimé qu’elle parût un peu émue. Ah ! comme elle était gentille, sa petite blonde d’autrefois, quand il lui avait demandé d’être sa femme ! Et comme il tremblait lui, déjà mûr, craignant d’être refusé par l’enfant de dix-huit ans. Il soupira aussi, mais il secoua vivement l’espèce de gêne qui suivit leur accord si peu sentimental. Quand il s’en alla, elle l’accompagna dans l’allée du jardin il lui demanda un œillet blanc qu’elle épingla à sa boutonnière.

Le soir, à huit heures, il arrivait, toujours fleuri, mais d’un œillet un peu fané que vit de suite sa solide fiancée qui ne donnait pas ses fleurs pour les voir mourir ! — « Georges l’aurait mis dans l’eau, » — pensa-t-elle.

Le bonhomme, installé dans une grande berceuse, demanda la permission de fumer, et pendant qu’il bourrait sa pipe, madame Goderre tirait à elle son tricot, et tout à coup, involontairement, elle laissa échapper sa pensée : — « Georges ne fumait jamais ! » — Surpris, décontenancé, il retira sa pipe. — Vous me l’aviez permis… — Oh ! pardon, continuez, je vous en prie, oui, je vous l’ai permis et je veux que vous fumiez, Jos !

Jos ! — elle l’avait appelé Jos, comme faisait sa petite Luce ; le nom lui revenait avec des intonations caressantes, et mû par une répugnance à mêler le passé au présent : — Peut-être, fit-il lentement et en cherchant ses mots, peut-être mame Goderre, comme nous ne sommes plus jeunes, vaudrait-il mieux m’appeler Joseph, vous ne trouvez pas que ça convient mieux à un homme de mon âge ? —

La conversation ne fut pas bien animée : leurs souvenirs de jeunesse persistaient à tendre entre eux un voile, et distraits, tirés en arrière par leur passé heureux et lointain, ils n’arrivaient pas à être franchement et cordialement attentifs l’un à l’autre. Quand dix heures sonnèrent, il se leva prit son chapeau, hésita, fit trois pas, revint, et prenant son cou rage à deux mains : — Il n’y a rien pour retarder notre mariage, Charlotte, si vous fixiez le jour ? — Elle eut un choc : interdite, étourdie, il lui sembla que la parole l’abandonnait, mais tout à coup, elle vit clairement que ce mariage était impossible, et elle le lui dit bien doucement : elle l’estimait bien, mais jamais elle ne pourrai ainsi abandonner son Georges, elle était sûre que lui ne se serait pas remarié si elle fut partie la première. « Et, j’ai l’impression, ajouta-t-elle, que vous éprouvez la même chose que moi : nous ne serons pas heureux. » — Il ne dit ni oui, ni non, il tournait son chapeau. Enfin, lui tendant la main : — Nous avons le temps d’y réfléchir, vous changerez peut-être d’idée ? — Et il partit, la laissant un peu dépitée qu’il ait pris son refus si tranquillement.

Deux jours après, la voisine de Madame Goderre, n’y tenant plus, arriva avec son tricot pour une « petite jase. » Toute frétillante de curiosité, elle avait à peine enlevé son chapeau qu’elle félicitait son amie et lui demandait à quand le mariage. — Jamais, répondit la veuve. C’est vrai que Joseph Brisard m’a demandée, mais j’ai refusé : je ne puis me décider. Je passerais ma vie à me tourmenter et à me dire que Georges m’accuse d’infidélité…

L’autre éclata de rire : — « Quelle bêtise, mame Goderre ! Votre mari ! Il était comme tous les autres : il vous aimait bien, mais il vous aurait vite oubliée, et quand à ce que vous faites maintenant, ça ne le tracasse plus ! N’allez pas manquer une telle chance ! Joseph Brisard est riche, il n’a ni parents, ni enfants, vous non plus ; c’est un bon et honnête homme ; il a besoin d’une femme comme vous pour avoir mieux soin de lui que sa première, une petite sans-dessein qui ne lui a jamais donné de confort. Mariez-vous, ma chère amie, c’est triste de vieillir toute seule. »

— « Elle a peut-être raison, » se disait la veuve en prenant son souper solitaire, « et si je savais que Georges… »

Le soir, ne pouvant dormir, elle était dans l’obscurité près de sa fenêtre ouverte, et dans le silence, la conversation de ses deux voisines lui arrivait très distincte : — Son Georges ! Non, il n’aurait pas été veuf longtemps, et ça ne lui coûtait pas de faire de l’œil aux femmes ! Je le vois encore passer, le matin, avec ses œillets blancs, qu’il donnait en passant à la petite femme du vieux Brisard et ça jacassait à la barrière !! Je crois bien qu’il n’y avait là que des œillets et des œillades, mais c’est pas pour un homme comme lui qu’il faut que sa femme s’enterre ! Ah ! Non ! »

Ses œillets !… Son Georges les donnait à cette petite écervelée ! Ce fut un rude coup pour la veuve ! Mais la réaction fut salutaire. Quand elle eut recouvré son aplomb, elle fit de si jolis saluts à Brisard qu’il comprit que le vent avait tourné, et que bientôt il mènerait à l’autel une madame Brisard qui ne se laisserait plus inquiéter par les fantômes.