Lettres de Fadette/Cinquième série/36

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 109-112).

XXXVI

La Grâce


Le soleil a disparu derrière les montagnes en laissant aux nuages de flamboyantes rougeurs, les vagues moirées du lac reflètent le ciel mauve et rose, et l’ombre du soir fait paraître plus sombres et plus sévères les vieux sapins dont la tête plonge dans l’eau transparante. Voilà que, dans le silence de l’immensité sauvage, arrive de très loin, apporté par le vent, le son affaibli de l’angélus dont la prière passe sur le monde : elle se mêle au mystère de la forêt, à la blancheur des routes indécises, au charme des montagnes baignées de brume bleutée et vaporeuse, et sa voix éveille en nous la pensée des choses éternelles. Car nous ne ressemblons pas à celui qui disait : « Mon bonheur, c’est de ne jamais penser à mon âme ! » — Quelle tristesse ! Comme il faut avoir gravement offensé les autres et s’être offensé soi-même pour en arriver là ! L’âme qui se repose dans la solitude ne se fuit pas et les cloches du soir évoquent pour elle le bon souvenir de ceux qu’elle aimait et dont les yeux adorés ne pleurent plus ces larmes qui brûlent les paupières et le cœur.

La cloche si lointaine, flottante comme un rêve, grave comme un adieu, nous dit que nous sommes tous des passants sur la terre, que nous nous inquiétons de bien des choses vaines, que Dieu veille et nous aime, même quand nous sommes tristes de nous croire abandonnés. Car il y a des heures, que nous connaissons tous, où nous sentons davantage le poids de la chaîne, où les confidences de tant de cœurs torturés nous accablent, et il semble que les lames les plus aiguisées de la douleur séparent les chairs, le cœur et l’esprit. C’est comme si, en s’éloignant du bruit et du tumulte de l’existence agitée, nous pouvions entendre plus distinctement la grande lamentation humaine qui regrette sans cesse ce qu’elle a perdu et soupire en vain après l’inaccessible.

Et tous les secrets surpris ou confiés passent devant nos yeux : les déceptions de l’amour, les trahisons de l’amitié, les arrachements de la mort, l’étreinte brutale de la misère, les meilleurs élans repoussés, la lassitude de l’effort quotidien, l’inutilité des dévouements, le remords des choses faites, l’effroi des choses à faire ! Au milieu de cette houle qui monte, l’âme éperdue chancelle, touchée par le doute : cette vie est elle vraiment un bienfait ? Pourquoi toute cette souffrance imposée à des malheureux qui n’ont pas demandé à vivre ?

C’est une petite agonie dans les ténèbres… mais la cloche tinte et l’ange vient qui répond à la plainte et nous apporte la grâce. La grâce ! Le fluide mystérieux et divin, qui ranime et console, assure la foi, aide à dominer son mal et à vaincre le mal.

Nous sommes agités, bruyants, et la grâce nous est souvent offerte sans que nous nous en doutions, et elle passe… Et quand la tristesse de la vie nous accable, nous sentons notre faiblesse et nous nous laissons écraser… mais l’angélus sonne dans l’air silencieux, une petite source chante sur la pente d’un roc gris, ou c’est une parole ardente disant une profonde vérité, peut-être la plainte des feuilles agitées dans la nuit… Dieu se sert de toutes ses voix pour nous parler, et ses anges invisibles font briller de nouveau dans nos âmes la lumière qui éclaire tous les doutes et nous remplit soudain d’une joie inexprimable.

Nous savons maintenant que tout est bien, que tout est pour le mieux, puisque l’Amour veille sur le monde et que nos âmes vivent de l’amour qu’elles donnent comme le soleil donne sa chaleur.

C’est la grâce, c’est l’amour et c’est la joie ; c’est le refus de l’âme de désespérer et c’est la foi sereine et inébranlable ; et parce qu’elle nous est si nécessaire, Dieu ne cesse de la distribuer aux pauvres âmes qui se laissent troubler par les apparences.

Veillons, soyons attentifs, arrêtons les anges au passage : ils nous donnent toujours ce qui nous aide à vivre mieux et à croire, quand même tout, que la vie est bonne…