Lettres de Fadette/Deuxième série/06

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VI

Une enquête


De tout temps les poètes ont trouvé des métaphores gracieuses pour peindre la fausseté de la femme : l’eau, le vent, les nuages leur ont servi de comparaisons, et ils ont répandu assidûment, en vers et en prose, la soi-disant vérité : que les femmes ne savent pas dire la vérité.

Les savants, à leur tour, essaient de prouver, par des chiffres, que le cerveau de la femme est réfractaire à la vérité, qu’elle invente inconsciemment et constamment, par impuissance de dire vrai.

Que voilà une accusation terrible ! Il me paraît impossible de laisser se répéter de telles énormités, sans essayer d’une petite protestation en guise d’obstacle à leur expansion.

J’ai donc cherché ce que la science pouvait répondre à la science, puisque science il y a, et j’ai fait des découvertes réjouissantes pour nous, ô mes sœurs !

Il n’y a pas très longtemps, on a fait dans les écoles de Paris une singulière enquête dont les résultats sont très curieux.

Écartant toute idée de mensonge préconçu, on s’est demandé quelle foi on peut ajouter à la parole d’une personne qui raconte, après un intervalle de trois ou quatre jours, un fait dont elle a été témoin.

Le professeur faisait porter le témoignage sur un fait sans équivoque. Il fallait décrire une image très simple, vivement coloriée, que l’on avait examinée pendant quelques minutes.

Il a expérimenté sur des enfants, garçons et filles, sur des hommes et des femmes, de conditions et d’âge divers.

Or, savez-vous combien de réponses sans erreur il a obtenues ? À peine cinq sur cent !

Et voici l’imprévu amusant ! Sur la fidélité du témoignage, qui est le point principal de l’enquête, les femmes l’emportent sur les hommes, — la moyenne de leurs réponses est plus juste et les meilleures ont été données par elles.

Ainsi, mes pauvres sœurs, on nous accusait injustement, et par préjugé et méchant orgueil, les hommes s’attribuaient là une supériorité qu’ils n’ont pas. Il est vrai que nous ne rapportons pas les choses fidèlement, la science le prouve, mais nous les rapportons mieux que les hommes, et c’est encore prouvé par leur science !

Disons un grand merci à la méthode expérimentale et gardons-nous d’en rire ! Ces messieurs sont des hommes sérieux !

Il y aurait peut-être une conclusion à tirer de ceci et Fadette est en veine, ce soir, de faire son petit Salomon.

C’est, il me semble, que nous ne devons croire ce « qu’on dit » qu’avec la plus grande circonspection… puisque personne ne dit vrai ! Je pense, en somme, que la charité y trouvera son compte et que la paix, la bénie paix devra de beaux jours à notre défiance.

Les potins mourraient d’eux-mêmes si on les accueillait en haussant les épaules et si on refusait absolument de prolonger leur existence, en les répétant ornés de nos si perfides restrictions !

Et puis, nous pourrions tous, nous « exercer » à dire la vérité, ce qui n’est pas du tout la même chose que de ne pas mentir.

Nous nous habituerions à voir juste, à ne pas déformer nos souvenirs, à soumettre notre mémoire à une discipline sévère qui nous permettrait la reproduction exacte de ce que nous avons bien vu et parfaitement entendu.

Cette reproduction paraît très difficile, ce qui aide peut-être à prouver que nous ne sommes pas des singes !

C’est que nous mettons tant de nous dans ce que nous voyons et entendons.

Apprendre à dire la vérité ! Quelle science à enseigner aux enfants, aux garçons encore plus qu’aux filles, ne vous en déplaise, messieurs les hommes !