Lettres de Fadette/Deuxième série/22

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XXII

Leur tort


Quelques femmes très intelligentes, d’une valeur morale supérieure, aimables sans coquetterie, sages sans austérité, ont un grand tort que je leur reprocherai aujourd’hui.

Elles se sont totalement retirées du monde où elles laissent oublier même leur nom : plus de visites, plus de ces relations qui forment un lien léger, mais un lien, tout de même, entre les femmes du monde de tout un pays et qui constitue ainsi ce qu’on appelle la société d’un pays. Entre le monde et elles s’élève un mur qu’elles veulent infranchissable, au grand détriment du monde qui perd ainsi un élément sain qui lui manque, et, — je vais bien les étonner, — à leur propre détriment.

Me pardonneront-elles si je leur dis, que sans qu’elles s’en rendent compte, il se mêle à leur exclusivisme un peu d’égoïsme et un peu de paresse : par le fait, elles bornent volontairement leur horizon, et vous savez bien, qu’à une intelligence large, il faut que la vie apparaisse variée, entière, humaine enfin, la vraie vie.

Or, c’est dans les livres presque uniquement que ces femmes dont je parle cultivent les sentiments et les idées : elles ne s’aperçoivent pas de l’écart qui se fait, très grand, entre leur conception idéale de la vie, des relations sociales, de l’éducation, et la réalité de ce qui se pratique dans leur pays et dans leur monde. La vérité leur arrive comme un choc, et leur surprise se change en indignation souvent justifiée, je l’admets, mais stérile, puisque, renfermées dans leur tour d’ivoire, elles ne savent que condamner et ne songent pas à réagir par leurs paroles ou, ce qui est infiniment plus efficace, par leur exemple.

Pour exercer toute son influence une femme doit vivre parmi les femmes, vivre dans leur vie et vivre de leur vie.

— Mais, m’objectent-elles, je ne puis endurer la niaiserie, la futilité, les mesquineries de la vie sociale.

— Je le comprends un peu, et je ne vous demande pas de devenir des mondaines, mais seulement de subir quelquefois ce qui vous ennuie, de ne pas vous désintéresser complètement de la vie ordinaire des gens ordinaires, de ne pas vivre à part, comme vous le faites, dans un dédain superbe qui ne vaut rien et ne rapporte pas davantage.

J’ai vu quelque part « qu’un peu de banalité est nécessaire à l’hygiène morale comme l’exercice à l’hygiène physique. La vie sédentaire ankylose et débilite. La vie solitaire rend entier, vous dresse et vous étiole en une attitude tendue plus que nature. On y oublie les bruits humains, on y désapprend à les supporter… on y devient difficile et intransigeant. La banalité nous invite à ne pas devenir assez singuliers pour cesser d’être humains. Elle nous rappelle aux façons communes universelles de sentir et de penser, au bon sens, à la bonne humeur ; elle a du bon… »

Ces lignes sont vraies et s’appliquent à celles dont je parle, à qui je reproche en somme de vivre en étrangères, dans un monde qu’elles refusent de voir et qui est le leur, où elles auraient leur place et une influence bienfaisante. Condamner est facile et ingrat : ce qu’il faut c’est réagir contre les courants mauvais, et dans ce monde plus léger que méchant, qui le fera, si les femmes sérieuses et sages se retranchent dans leur vie familiale si fermée ?