Lettres de Fadette/Première série/10
IX
Tristesse
Oui, je le sais trop, hélas, qu’il y a des jours où notre réserve d’énergie semble épuisée, où, nous levant tremblantes, nous sommes écrasées par le présent, craintives du lendemain, environnées par la tristesse qui d’abord répandue comme une fumée, se concentre et se masse, devient un être sombre, lourd, qui nous suit sans se lasser. Aucune porte ne l’empêche de marcher à nos côtés : sur nos talons, il parcourt les corridors et les escaliers, les allées silencieuses du jardin dépouillé ou les rues bruyantes où nous cherchons à l’égarer. Partout nous nous sentons seules avec lui, et à la merci de sa cruauté. Il nous obsède, il nous persécute ; il redit durement les mots qui vrillent le cœur ; nous souffrons horriblement, et plus nous allons, plus s’agrandit la plaie, plus s’enfonce la vrille qui travaille dans la chair vive. Pour celle-ci, c’est un regret, pour celle-là, un remords, pour l’une l’inquiétude angoissante d’une existence menacée, pour l’autre l’affolement de la séparation récente… et le pauvre cœur humain tourmenté, épuisé, se sent parfois si las qu’il voudrait cesser de battre, se reposer enfin dans la paix définitive. Mais il ne lui est même pas permis de le désirer, car d’autres vies sont là, dépendant de lui, attendant son secours, et voilà par où nos cœurs de pauvres hommes et de faibles femmes sont admirables et vraiment créés à l’image de Dieu !
À la lueur vive de la conviction que les autres ont besoin de nos forces, nous reprenons courage, nous voulons recommencer à vivre, à lutter, à souffrir, nous nous relevons dans un mouvement de vaillance devant lequel les anges doivent s’incliner. N’est-il pas merveilleux que le remède à nos maux soit de soulager ceux des autres, que notre consolation soit de nous oublier pour nous pencher sur des souffrances étrangères ?
Ceux qui ne veulent pas voir cette vérité s’immobilisent dans l’état de dépression morale qu’entraîne la persistance de la tristesse. Leurs forces vives se perdent : inutiles aux autres, dégoûtés d’eux-mêmes, effrayés par la vie et n’osant plus bouger, ce sont des morts plus morts que les véritables morts, puisque c’est leur âme qui s’éteint, qui ne veut plus aimer et refuse de rayonner.