Lettres de Fadette/Première série/32
XXXI
Aimer c’est avoir confiance
Le brouillard monte comme un grand voile de mousseline : nous aurons sûrement de la pluie, car l’air est lourd et les oiseaux rasent l’eau de leurs ailes légères ; aussi, nous sommes-nous hâtées de descendre au village renouveler les approvisionnements : on a bon appétit dans le nid ! — C’est vite fait, et nous voilà dans le sentier de raccourci, regrimpant notre montagne et admirant les montagnes alentour, sur lesquelles des morceaux de nuages paraissent être tombés du ciel par petits paquets floconneux si blancs, si fins, que le ciel en paraît de plus en plus obscur.
« Que ferons-nous toute la journée ? » se lamentent les jeunes. L’une d’elles, détachée du groupe joyeux, marche seule, et sa figure pensive indique un rêve lointain et peut-être un peu triste.
Je la vois maintenant : elle est installée au petit pupitre de vieux chêne : elle écrit vite, vite, s’arrête comme pour admirer les petits traits noirs qui, sans parler, en diront tant, et elle recommence à faire courir sa plume sur le papier et les mouvements vifs me font deviner les spirales fines, les enroulements gracieux que les jeunes filles accrochent si volontiers, comme des ailes, à tous leurs mots.
Mais la voilà arrêtée : ses grands yeux bruns cherchent des idées nouvelles, ils se posent sur les rideaux à pois, errent sur les coussins du divan, puis le regard se perd là-bas ; par la fenêtre ouverte on aperçoit le ciel lamentable, les arbres ruisselants, et la pluie qui tombe en faisant de grandes flaques brillantes dans le noir du chemin.
Elle ne trouve plus rien à dire, ou peut-être en a-t-elle trop à dire : les deux causent le même embarras, vous savez ! Sa plume est tombée sur le buvard en y faisant une large tache, mais l’enfant n’a rien vu ; elle rêve en regardant les nuages menaçants qui se poursuivent comme de gros monstres glissants. Sur le doux visage une ombre s’est répandue, et moi qui ne la perds pas de vue, j’aperçois bientôt de grosses larmes qui tombent sur la feuille inachevée.
— À qui écrit-elle, crois-tu ? ai-je demandé tout bas à sa sœur. — Oh ! à Jean ! Depuis qu’ils sont fiancés, elle ne sait plus écrire à personne autre ! — Elle pirouette et s’en va en riant.
La petite rêveuse est si absorbée qu’elle n’a rien entendu, elle ne bouge pas et ressemble à une statuette de l’indécision inquiète. Qu’est-ce qui peut bien troubler la pauvre petite âme et l’empêcher de continuer la lettre commencée si alertement ? A-t-elle senti déjà qu’ils ne se comprenaient pas toujours, et que, malgré leur amour, ils pouvaient se blesser mutuellement ? Est-il insouciant et rude et la fait-il pleurer sans s’en douter ? Ou bien, a-t-elle des remords, et est-ce lui qui se plaint dans la lettre ouverte, à côté du buvard ? La voilà qui recommence à écrire ; elle s’interrompt pour relire la lettre de Jean… puis elle reprend sa plume, mais ses mouvements sont lents, elle cherche ses mots, on voit sa plume hésiter… Puis voilà trois ou quatre lignes rapides, précipitées, la signature et la lettre est finie ! Mais, qu’il en reste du blanc sur la troisième feuille ! L’adresse est mise et le timbre aussi, mais dans la petite main blanche, la lettre est serrée comme si elle devait rester là. Tout à coup, d’un mouvement rapide, elle a couru à la cheminée où flambe un beau feu, et voilà la lettre qui se tord dans les flammes : elle la maintient avec le tisonnier de l’air grave et dur d’un exécuteur des hautes-œuvres.
Je feins de ne rien voir, mais que toute cette scène muette me révèle de choses tragiques : mon cœur se serre en devinant ce qui est, en prévoyant ce qui sera.
Je ne sais ce que la jeune fille voulait dire à son fiancé : quoi que ce soit, elle a manqué de confiance, elle a eu la vision de son incompréhension à lui… donc, elle ne l’aime pas parfaitement, comme on doit aimer le compagnon de toute sa vie.
L’amour dans lequel entre l’estime, un peu d’admiration, le besoin de se confier et d’être soutenue est toute confiance. Il ne peut vivre dans la dissimulation, les réserves et les restrictions.
Si l’enfant hésite maintenant à laisser le fiancé lire dans son âme, si elle lui cache ce qui l’agite et la fait pleurer, que sera-ce plus tard, quand le fiancé, devenu le mari, aura nécessairement perdu du prestige dont l’enveloppent les illusions d’un peu d’inconnu ?
J’aurais voulu lui dire à cette enfant : ce n’est pas aimer que de se défier : ou bien il est digne de ta confiance et donne-la-lui entière, ou bien, il ne la mérite pas, et ne l’épouse pas ! Si tu lui fermes ton âme, tu es perdue, ton bonheur est compromis.