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Lettres de Fadette/Première série/34

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Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 78-80).

XXXIII

La passée de Monseigneur


Une grande animation règne au village : femmes, hommes et enfants sont pris d’une activité inusitée ; dehors et dedans on procède à un nettoyage à fond pour « La passée de Monseigneur ! »

Ô vous, gens des cités qui ne savez même pas quand votre évêque entre dans sa ville ou la quitte, vous devriez venir ici voir comment on se prépare à recevoir un prince de l’Église !

Il ne vient que tous les trois ans ; et on y pense longtemps d’avance, et on en parle longtemps après !

« La passée de l’Évêque », c’est le signal de la grande toilette des maisons, des jardins, des rues et des habitants du village !

Cette année, le Ciel maussade pleut à tort et à travers sur nos préparatifs, et c’est un désespoir quand il faut abandonner le pinceau ou la pioche ; mais vienne une éclaircie, et, comme si l’on pressait un ressort, tout le monde est dehors et reprend, en grande hâte, le travail interrompu.

Nos deux peintres ne savent où donner de la tête : ils ont beau prolonger les heures de travail, « allonger la journée par les deux bouttes », m’a confié l’un d’eux, ils n’arrivent à contenter tout le monde qu’en ne satisfaisant personne complètement : ils font le plus difficile, le pignon, les travaux sur les échafaudages, puis bonjour, ils filent chez la voisine, et la courageuse maîtresse de maison, grimpée sur un escabeau, armée du pinceau, les remplace tant bien que mal et avec plus d’ardeur que de succès dans la plupart des cas !

N’importe, l’ouvrage avance. Dans les rues bien balayées on plante des balises, les jardins sont peignés et ratissés, les maisonnettes se regardent, ravies : avec leurs vitres étincelantes et leurs petites mousselines bien blanches, elles se font des mines coquettes, et un bon soir, la veille du grand jour, le joli village pimpant et frais se mire dans le fleuve avec complaisance en s’exclamant : « Me trouvera-t-il beau, Monseigneur ! »

Les dames en disent-elles autant, en ouvrant l’immense sac de papier d’où elles sortent soigneusement le beau chapeau mis de côté pour la fête ?

Ah ! qu’elle en a confectionné, des beaux chapeaux, la petite modiste, et que le marchand en a vendu des belles chaussures reluisantes, que l’on tient enveloppées dans du papier de soie en attendant « La passée de l’Évêque ! »

C’est demain… mon Dieu ! fera-t-il beau ?

C’est à genoux que la moitié du village le demande, dans l’église toute fleurie.

Ils en sortent sur la pointe des pieds, marchant avec précaution sur le plancher si propre qui sent encore la bonne lessive, et par groupes, ils reviennent chez eux, non sans jeter un dernier coup d’œil sur la belle arche de feuillage de la grand’rue d’où partent des banderoles jaunes, rouges et bleues.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et il a fait beau !

Le soleil faisait étinceler la grande croix de la procession quand les cloches se sont mises à sonner à toute volée ; semblables à un essaim d’oiseau, elles ont pris un vol fou aux quatre coins de l’espace, égrenant sur leur passage la bonne nouvelle, et tous sont sortis à la suite du curé et des enfants de chœur en surplis. Et l’évêque a traversé le village, bénissant à droite et à gauche les paroissiens agenouillés sur le chemin. À sa suite, ils sont entrés dans leur église, et là, recueillis, pleins de foi, ils ont reçu la bénédiction solennelle qui a dû faire descendre sur eux la pluie de grâces qu’ils attendent et qu’ils méritent.

Oh ! la jolie chose que « La passée de Monseigneur ! »