Lettres de Fadette/Première série/55
LIV
Manquer sa vie
Si l’idéal moral me semble être de « remplir sa vie », la plus douloureuse des impuissances n’est-elle pas de « manquer sa vie ? »
Manquer sa vie, c’est-à-dire laisser blanches des pages où l’on aurait pu écrire des poèmes de beauté, laisser froid un cœur qui aurait pu aimer, laisser vide une vie qui aurait pu être remplie de générosité et de dévouement. Et pourtant la pauvre âme qui a peut-être passé près du Bonheur sans le voir était, comme d’autres, capable de bien ; elle avait en elle des ressources qui restent inemployées et qui eussent pu lui donner une belle vie sous le soleil du Bon Dieu.
Que lui est-il arrivé ? Elle erre au hasard, dépaysée dans sa propre existence, ne trouvant nulle part la joie et la paix qui ne manquent pas à ceux qui sont dans leur voie, même si cette voie a ses calvaires.
Elle n’a pas su se connaître elle-même, ni comprendre le sens profondément sérieux de la Vie, et elle s’est jetée dans l’irréparable ; ou bien, elle flotte indécise entre des résolutions qu’elle ne prend jamais, malheureuse, inquiète, imputant son mal à tous ceux qui l’entourent, se croyant la victime, quand cependant, elle est bien l’auteur de sa vie médiocre.
Et celle qui a tenu le Bonheur dans ses mains, et qui avec l’insouciance de l’enfant brisant un jouet, l’a détruit par sa faute ?
Un homme lui avait donné son cœur et sa vie ; en échange, elle lui avait donné son cœur et sa vie. Elle a repris son cœur, pour le prêter à d’autres ; elle a dédaigné le cœur de son mari et désolé leurs deux vies. Ne remplissant pas ses engagement, elle a fait faillite ; une faillite morale plus douloureuse que toutes les autres : et le Malheur impitoyable réclame tout d’elle, lui arrache tout ce qui rendait sa vie supportable. Oui ! sa vie est bien manquée et par sa faute !
Je me souviens d’avoir lu un poème norvégien qui m’avait profondément impressionnée. Le héros, vagabond capricieux et fantasque qui a erré par le monde sans s’attacher à une tâche, se trouve dans une forêt de son pays natal, je crois. « Alors autour de lui tout s’anime, tout parle… il entend des voix et ces voix ressemblent étrangement à celles du remords.
Et les fleurs fanées disent : nous sommes les joies que tu n’as pas cueillies. Et les feuilles qui tombent murmurent : Nous sommes les pensées que tu n’as pas eues. Et le bois mort crie : Nous sommes le travail que tu as dédaigné.
Et les oiseaux chantent : nous sommes les tendresses que tu n’as pas comprises, les reconnaissances que tu n’as pas offertes. Il est accablé par le reproche des choses qui auraient pu être, des œuvres qui auraient dû être et qui n’ont pas été ! »
Pour échapper à cette cruauté des choses, la première condition n’est-elle pas de bien se rendre compte de sa vocation : c’est-à-dire, de comprendre où et comment l’on fera mieux son Devoir.
Combien d’âmes, pour l’avoir ignoré, meurent comme la graine égarée parmi les cailloux… sans avoir même germé.