Lettres de Fadette/Quatrième série/08

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 23-25).

VIII

L’âme de la race


Dans la classe aux murs blancs couverts de tableaux noirs et de cartes géographiques, trente petits Ontariens, de dix à douze ans, écoutent de toutes leurs oreilles et de tous leurs yeux la jeune fille qui vient de leur expliquer l’immortalité de l’âme : « Donc notre âme ne meurt pas, vous avez bien compris cela ? Dans notre âme immortelle humaine qui ne peut pas mourir, il y a, chez chacun de nous, une autre âme, l’âme de notre race qui ne doit pas mourir. Or, je vous ai bien expliqué que l’âme, c’est notre esprit, notre cœur, notre manière de penser, et de sentir qui se manifestent dans notre langage ; c’est cela qui est l’âme d’une race, parce que c’est l’âme transmise de tous ceux qui nous ont précédés dans le monde et dont nous descendons directement : nos pères et nos grands-pères. Si nous, les Canadiens français, reculons très loin dans le passé, de bisaïeul en trisaïeul, nous rejoignons ceux qui partirent de France, il y a plus ou moins longtemps, pour venir ici défricher et peupler le Canada qui appartenait alors au roi de France.

Et voilà pourquoi, mes petits, nous sommes français, pensant, parlant, sentant comme nos ancêtres français qui étaient honnêtes, braves, désintéressés, travailleurs, et dont nous devons être fiers.

Mais c’est ici, sur la terre canadienne, qu’ils vinrent labourer, fonder des familles, se battre contre les sauvages qui voulaient se débarrasser d’eux. C’est avec leurs sueurs, leur sang, leur courage, leurs peines et leur foi qu’ils ont fait ce beau Canada où nous vivons, et voilà comment nous sommes Canadiens. Et alors notre âme est canadienne-française, et vous comprenez qu’elle ne doit pas mourir, puisqu’elle tient par toutes ses racines profondes, immédiates et vivantes à la terre de France et à la terre du Canada !

Mes petits enfants, cette âme de notre race pourrait s’affaiblir, si on coupait les racines qui la relient à ses origines françaises. Ces racines sont nombreuses et fortes, et parmi elles il y a notre religion et notre langue. Si l’on vous empêchait de penser français, de parler français, de prier français, l’âme de votre race serait toute déformée, et en danger de mourir. Avez-vous vu déjà déraciner de grands arbres pour les planter ailleurs ? Ils sont quelquefois des années avant d’avoir de maigres bourgeons, et s’ils réussissent à vivre ils ne sont jamais beaux. Chez mon grand-père, il y avait un beau lilas blanc, très vieux, je l’aimais tant que je me le fis donner pour notre jardin. Il fut transplanté avec toutes sortes de précautions et il ne mourut pas, mais il ne voulut jamais fleurir : trop de ses racines avaient été coupées.

Mes petits, il faut conserver, à tout prix toutes les racines de votre âme canadienne-française ! Comme elle vous a été transmise, ainsi devez-vous la léguer à ceux qui viendront après vous, à vos enfants, à vos petits enfants. La race, c’est une chaîne, une chaîne très solide, très longue qui relie le passé lointain à l’avenir infini.

Les âmes, mes petits, ont une vie bien supérieure à la vie de nos corps, et ce qui nuit à ces derniers, les misères, les persécutions, la souffrance donnent aux premières plus de beauté et plus de force.

Si l’on vous opprime, si l’on veut vous empêcher d’apprendre le français et de le parler, cela ne peut pas du tout nuire à votre âme canadienne-française ; au contraire : tenez bon, ne cédez ni à l’injustice, ni à la tentation de vivre plus tranquilles en devenant anglais et vous serez de braves petits hommes dignes de vos ascendances françaises et canadiennes, et dans des centaines d’années, ceux qui descendront de vous, continuant la chaîne française, vous loueront et seront fiers de vous appartenir. »

Les enfants écoutaient et leur âme enfantine s’éveillait à une vie nouvelle qu’ils comprenaient après ne l’avoir qu’instinctivement sentie. En passant dans ces jeunes esprits que rien n’encombre, le doux enseignement de la petite maîtresse d’école a fait pénétrer la noblesse de leurs origines, la justice de leurs revendications, la beauté de l’âme de la race qu’ils doivent conserver à travers tout, malgré tout.