Lettres de Fadette/Quatrième série/20

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 54-57).

XX

Au Château du Rêve


Tantôt, à l’heure indécise qui n’est plus le jour et qui n’est pas encore la nuit, nous avions laissé tomber tricots et broderies. Le grésil crépitait dans les vitres, le vent passait en grandes rafales rageuses, et l’ombre s’amassait dans les coins de la vaste pièce, pendant que la clarté mourante du jour faisait des carrés de lumière dans les fenêtres, et que les bûches embrasées brûlaient en s’amortissant.

En silence nous enfoncions dans la douceur de cette heure charmante lorsqu’on réclama une romance promise, et j’avoue que je fus contrariée de la diversion qui rompait le charme exquis de notre recueillement.

C’est que je ne savais pas… Le murmure vague du prélude se précisa pour accompagner une voix pure comme un cristal, grave et douce, qui paraissait venir de ce passé mystérieux évoqué par la jeune fille frêle, dont l’ombre blanche se détachait sur le fond sombre du piano.

Et ce « Château du rêve » d’Augusta Holmes fut une réalité durant quelques minutes exquises.

« Dans un château d’autrefois,
Perdu dans les nues,
Perdu dans les bois,
Fleuri de fleurs inconnues,
Une princesse aux grands yeux,
Chante à sa fenêtre,
Sous les vagues cieux :
Mon Prince viendra,
Mon Prince viendra… peut-être !

Sous la gloire des vitraux,
Elle écrit un livre,
Où les vieux héros
Pourront combattre et revivre !
Sa robe est couleur de ciel,
Et de clair de lune,
Sa lèvre est de miel,
Tout bruit humain l’importune !

Cet être si loin d’ici,
C’est moi, c’est mon âme ;
Contre le souci,
J’ai trouvé le pur dictame,
En mon esprit, pour jamais
L’aurore se lève ;
Sur les blancs sommets,
Je chante, je chante, je chante
Au Château du rêve ! »

La mélodie s’insinue à travers l’accompagnement léger où passe le frisson des feuilles, le murmure des sources, toute la confuse rumeur des lointains crépusculaires. Fascinés par le rêve chanté qui réveille les rêves ensevelis, nous sommes bien loin, quand les vibrations des dernières notes s’éteignent lentement. Pour moi qui vois les sons, le dernier accord, effleuré à peine, me paraît une question en suspens, lasse d’avoir cherché le mystère impénétrable.

La petite chanteuse immobile est pensive, ses yeux sont tout embués du rêve qui dure… L’éternel rêve qui berce les humains et dans lequel ils puisent l’inspiration, l’espoir et la vaillance. Le rêve qui est le seul bonheur de quelques-uns.

Laissons-la rêver, la petite princesse. Hélas ! au sortir du songe heureux, elle sera étreinte par la Réalité. Il viendra peut-être, le Prince… Mais… Mais ! Prendra-t-il tout le cœur tendre et pur et lui donnera-t-il une pierre en échange ?

L’homme en s’emparant de la vie de la femme la fait toujours descendre du château « perdu dans les nues » ! Les blancs sommets, elle ne les apercevra qu’en levant les yeux jusqu’au ciel !

Et si, pourtant, le rêve se réalisait, si l’amour apportait le bonheur ? Hélas ! Hélas ! La mort peut venir et jeter dans les abîmes, dans la désolation où il fait noir et où l’on est seule !

Rêve tout de même, petite Princesse. Par le rêve tu échappes à la terre, tu recules les dures réalités, quand elles te reprendront, — elles n’y manquent jamais, — ton rêve irradiera ta vie d’un reflet d’idéale beauté. Il sera le souvenir que rien ne ternit, puisque rien ne le touche : tu pourras toujours y revoir ton âme toute blanche qui chantait si délicieusement « au Château du Rêve ».