Lettres de Fadette/Quatrième série/44

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 124-126).

XLIV

Le vote des femmes


Il n’y a pas si longtemps encore que l’obtention du suffrage politique semblait être le but le plus éloigné et comme le sommet des ambitions féministes. Dans notre pays surtout, où le mouvement féministe est raisonnable et modéré, les femmes parlaient un peu en riant de ce grand privilège sans croire qu’elles l’obtiendraient de sitôt, et la plupart d’entre elles étaient peu désireuses d’un progrès en ce sens.

Pour ma part, il me semblait qu’on n’améliorerait pas la politique en y mêlant les femmes et je savais qu’on gâterait sûrement les femmes en les mêlant à la politique.

Ce que nous pensions pour ou contre n’y a rien fait : le vote pour les femmes, partiel pour le moment, est un fait accompli dont il s’agit de tirer tout le bien possible. Tous les devoirs entraînent des responsabilités, et je me demande si les femmes qui voteront le 17 décembre, obéiront à autre chose qu’aux suggestions contraires qui vont tournoyer dans leur voisinage.

Une élite parmi elles aura une opinion personnelle basée sur la réflexion et le raisonnement, les autres vont être influencées par des considérations plus ou moins dignes de déterminer un vote et qui leur sont imposées par une cabale organisée.

C’est d’ailleurs un peu ce qui arrive pour beaucoup d’hommes.

J’ai entendu, il y a 3 ou 4 ans, un de nos savants juges, dans une conférence antiféministe, plaider contre le vote des femmes. Certaines de ses objections étaient bonnes, elles l’étaient même toutes, mais plusieurs auraient pu être invoquées également contre le vote des hommes. C’était très amusant d’entendre l’énumération de tout ce que les femmes devraient étudier et comprendre pour voter avec intelligence et en connaissance de cause, quand on sait que le premier imbécile venu a droit de vote, et qu’un trop grand nombre de voteurs louches attendent les élections « pour faire de l’argent ».

N’empêche qu’il avait raison, et si j’ai ri en faisant mes petites comparaisons, j’admettais avec lui qu’il faudrait une préparation sérieuse pour que les femmes puissent exercer sainement et utilement cette prérogative qui lui semblait inadmissible à cette époque.

Et voici que, soudainement, une loi, qui tournera peut-être contre ses auteurs, lance les femmes dans la lutte politique. Elles y apportent leurs qualités et leurs défauts ; elles y apportent surtout le sentiment, l’imagination, l’illogisme, créateurs de l’imprévu qui réserve toujours aux hommes des surprises déconcertantes. Et en attendant le résultat de l’agitation actuelle, je constate un curieux état de choses. Pour lutter contre les organisations gouvernementales qui se servent pour influencer les femmes de l’argent dont elles disposent, il a fallu des organisations libérales chargées d’expliquer et de faire comprendre aux femmes leur véritable intérêt et leurs devoirs de Canadiennes, et entre les deux camps, les pauvres voteuses, sollicitées à droite et à gauche, endoctrinées, tentées, menacées, tiraillées en tous sens sont bien à plaindre ! Et bien fin celui qui devinerait de quel côté elles seront en définitive ! Moi j’ai confiance que leur simple instinct les feront se lever en masse contre le gouvernement actuel.

Il est évident d’ailleurs que Borden se défiait du sentiment féminin, et qu’en accordant le droit de vote aux seules parentes des soldats, il a voulu réduire le risque au minimum.