Lettres de Fadette/Quatrième série/54

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 152-154).

LIV

L’ami


Quand on est très jeune, on dévore les livres, on leur communique sa hâte de courir et de connaître les dénouements ; les mots importent peu, les cadres, pas du tout : on veut une histoire, une histoire de guerre ou une histoire d’amour, mais des faits. On ignore l’âme du livre, la pensée qui a inspiré à l’auteur ces pages que l’on feuillette comme on effeuillerait des fleurs : après avoir respiré leur douce et vague odeur, on laisse glisser à terre les pétales froissés, et après avoir fermé le livre, on oublie le titre et le nom de l’auteur.

Mais on vieillit : les jours gris viennent qui paraissent longs, ou les journées encombrées où l’on vit dans le chaos ; on lit alors plus lentement, en cherchant l’écho de son ennui ou le repos de ses agitations, et on commence à faire un choix parmi les auteurs. Les histoires nous intéressent moins que la personnalité des héros, leurs sentiments et leur caractère. Nous nous cherchons nous-mêmes en eux, et parmi les auteurs, nous préférons ceux qui nous semblent répondre à nos questions et comprendre un peu notre cœur. Ils sont nos amis ; quand ils nous offrent un livre, nous sommes presque sûrs que nous pourrons les en remercier. Ils sont nos amis, et chacun leur tour, nous les admettons dans notre vie, pas bien loin de notre cœur.

Mais parmi ces choisis, il arrive qu’avec l’un d’eux, un jour, on descende plus profond dans son âme. Il nous révèle le secret de nos impressions les plus intimes, et alors dans chacune de ses phrases nous voyons un reflet de nos pensées et de notre sensibilité, et nous sommes émerveillées d’être ainsi comprises et décrites par un inconnu qui écrivait pour nous avant que nous fussions nées quelquefois. Nous le lisons, nous le relisons et nous aimons à nous le représenter vivant, afin de pouvoir mieux le comprendre encore ; nous l’aimons. Et parmi les livres de cet ami, il en est un que nous préférons : c’est notre livre.

Le livre que l’on aime ainsi, j’y pense souvent, n’est pas toujours un livre remarquable qui suscite l’admiration générale et que l’on trouve beau avec son goût un peu exercé. Non, il paraîtrait peut-être gauche et incomplet à des critiques avertis, il a déplu à notre meilleure amie. Il est bien notre livre pourtant, fait pour nous, compris par nous, et quoique nous puissions expliquer à peu près d’où vient notre attachement pour lui, nous sommes davantage portées à dire : « je l’aime parce que je l’aime ». C’est la meilleure, sinon la seule raison de l’amour.

On juge toujours bien ce que l’on aime, on a la conviction d’avoir trouvé une beauté ignorée des autres, et le livre comme l’ami, d’ailleurs, sont peut-être plus à nous par le fait qu’ils restent plus mystérieux pour les autres. Enfin, si vraiment notre livre est ce que je viens de raconter à nous n’en parlons pas, nous ne le vantons pas, nous ’ n’avouons pas tout ce qu’il représente pour nous, car ce serait faire notre confession, dire l’histoire et le résumé de la vie de notre cœur, et c’est un secret que nous gardons, bien, n’est-ce pas ?

Voilà les réflexions que je me faisais en classant les livres de ma bibliothèque. En vraie femme j’ai mes petites fantaisies, et je me disais, sans désirer être riche, que si je l’étais, j’aurais du plaisir à faire relier mes livres de la nuance qu’ils communiquent à mon âme, ou pour être plus exacte, à les revêtir de la nuance que mon âme retrouve constamment en eux.