Lettres de Fadette/Troisième série/04

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Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 8-11).

IV

Le livre de la Vie


Je me vois encore, toute petite fille, sous les arbres d’un vieux jardin, lisant dans un conte de fées, d’un livre d’images qu’on feuilletait sans se lasser, car chaque image fuyant sous les doigts qui tournaient la page, était remplacée aussitôt par une image nouvelle… j’en ai rêvé toute mon enfance de ce livre inépuisable et j’ai bien souhaité le posséder !

Je ne savais pas, comme je le sais maintenant, que l’Univers est un livre de ce genre : chaque page qui fuit avec le soir est remplacée par une autre différente que nous ignorions, à laquelle succède une nouvelle que nous ne soupçonnons pas.

Et il y a des gens, et si nombreux, qui ne voient que des ressemblances dans les jours qui passent ! Quand je les entends m’avouer cela, je sais que : « ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles, et ils n’entendent pas », tout comme les idoles païennes dont parle la Bible.

C’est que tout change constamment en nous et autour de nous, et si nous étions plus attentifs à ces transformations nous serions émerveillés de feuilleter le livre de la vie.

Comme dans la nature, pour les arbres et les plantes, il y a dans l’âme humaine des floraisons soudaines, après des jours de travail mystérieux et invisible : tout à coup elle a des aperçus lumineux, elle comprend, elle se rend compte que chaque heure de chaque jour la prépare à l’imprévu, la seule chose certaine de nos vies changeantes.

Ceux qui regardent pour « voir », qui écoutent pour « entendre », et qui observent pour « deviner » et « comprendre », n’ont jamais trouvé la vie monotone même s’ils ont beaucoup à se plaindre de sa dureté. Ils considèrent la nature un peu comme une personne dont ils sollicitent la sympathie et dont ils redoutent l’hostilité, et les choses sont pour eux des compagnons qui peuplent leur solitude et dont ils cherchent à pénétrer l’âme inconnue. En étudiant les hommes autour d’eux, ils peuvent les voir se dérouler, se replier, se modifier selon les circonstances, et c’est un jeu d’un intérêt suprême, l’occupation même de Dieu qui voit l’humanité suivre le plan qu’il lui a tracé ; mais pour nous il y a des surprises, et des étonnements devant les âmes dont nous pensions avoir pénétré le secret. Les âmes changent de formes comme les nuages et de nuances comme la neige que les aveugles croient être toujours blanche.

C’est une de leurs nombreuses erreurs ! J’ai vu la neige rose dans les couchers de soleil et bleue dans les nuits lumineuses ; je l’ai vue mauve dans les jours adoucis où se devinent des menaces de tempête ; je l’ai vue grise et mauvaise, ou blanche et endormie, ou terne et sans reflets, ou éblouissante à nous aveugler !

Vous pensez aussi, peut-être, que la neige est toujours une chose froide ? Mais, ne l’avez-vous pas vue tomber légère comme des duvets, ouatant les creux, remplissant les vides ? Ne l’avez-vous pas sentie molle aux pieds et douce, aux joues comme une caresse, une jolie caresse divine qui vous met au cœur de la chaleur et de la joie ? Ah ! le livre du conte de fées est là, à notre portée, mais trop indolents pour le lire attentivement, nous laissons la vie en tourner les pages, et, dédaigneux, nous y jetons à peine les yeux : « J’ai déjà vu cela ! Ce n’est que du soleil, du vent, un tourbillon de neige, des hommes et des femmes qui passent… toutes les larmes sont semblables et tous les sourires se ressemblent… cela ne m’intéresse pas… que la vie est monotone ! »

Étonnons-nous après cela de toutes les incompréhensions humaines et de tous les malentendus tragiques !

Quand apprendrons-nous à voir, à entendre, à sentir ? Quand éveillerons-nous notre âme engourdie et notre corps qui ne sait pas se servir de ses facultés ?

Nous ressemblons trop aux chenilles qui se traînent dans leur misère… Savent-elles qu’il peut leur pousser des ailes pour s’envoler dans l’espace ?… À nous aussi et nous le savons, mais nous n’y pensons pas ! Demandons des ailes, cherchons-les, et quand nous les aurons trouvées, ne redevenons plus des chenilles !