Lettres de Fadette/Troisième série/10

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Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 24-27).


X

Si nous pouvions le croire !


Le délicieux Satan de Milton dit avec beaucoup d’esprit pour un ange congédié qu’il porte son bonheur en lui.

C’est vrai : il y a des êtres heureux par nature, comme il y en a qui sont malheureux. Ils sont heureux ou malheureux en dehors de toute circonstance extérieure par le seul fait d’exister. Le même paysage, la même mélodie jette l’un dans l’extase et fait sangloter l’autre.

Nous connaissons, vous et moi, des personnages qui portent la joie en elle et la projettent autour d’elles comme de la lumière, les graphologues les appellent des rayonnants. Est-ce trouvé cette expression ! Elle les exprime admirablement. D’autres pauvres âmes traînent à leur suite une ombre qui éteint toute joie sur son passage. Il faut les plaindre et essayer de ne pas leur ressembler, ô mes sœurs plaignardes, ô mes frères grognons !

Après tout, c’est facile d’être heureux, et cela dépend plus de nous que nous ne le croyons. Il est bien entendu que je ne vous promets pas une vie exempte de chagrins, mais je vous dis que les plus vives souffrances peuvent être suivies d’aussi vives réactions de la volonté ; je vous dis que l’habitude d’accepter doucement la vie donne à l’âme une merveilleuse légèreté qui ressemble à la joie à s’y méprendre, et je vous assure que l’action étant en elle-même une jouissance, tant que vous agirez courageusement, vous ne serez pas tout à fait malheureux.

Et puis, les grands malheurs aussi bien que les grands bonheurs, sont les accidents de cette vie, qui se déroule ordinairement dans une monotonie médiocre qu’il dépend de nous de faire acceptable à nous-mêmes et à ceux qui dépendent de nous.

J’ai souvent à la mémoire cette si jolie nouvelle de Bazin, où il nous explique Grise, cet autre lui-même, qui est en son âme et avec qui il cause et discute. — « Qui donc est-elle ? — Quelque chose qui est en nous tous, le compagnon qui parle quand nous sommes seuls ; en vérité, je le crois, une moitié de mon âme, la plus libre et la plus jeune. Ni les souvenirs ne l’arrêtent, ni l’expérience ne l’assagit. Elle est celle qui va devant, qui bat la campagne et qui voit tandis que l’autre écoute et juge. Ceux qu’elle aime avec nous sont deux fois aimés, je l’appelle Grise et je me défie d’elle, et je m’amuse quand elle chante en moi. »

Nous n’avons pas baptisé cette âme de notre âme, mais celui qui s’habitue à s’entretenir avec elle ne connaît pas l’ennui qui naît de l’isolement. Rien n’aide à être heureux comme de se sentir approuvé par cet autre nous-même, et si nous nous en occupions davantage, nous vivrions une vie intérieure plus profonde, et nous éviterions l’éparpillement qui nuit tant au bonheur.

Enfin, puisqu’il suffit de se croire malheureux pour l’être réellement, nous devrions être heureux en croyant que nous le sommes. Et nous le sommes toujours relativement à ceux qui sont dénués de tout et auxquels nous ne pensons pas assez comme étant des êtres vivants et tout près de nous.

La ville est remplie de pauvres qui ont faim et froid, qui sont abandonnés, exilés peut-être, et qui, à titre d’étrangers sont encore plus ignorés que d’autres. Et c’est quelque chose, — vous n’y avez peut-être jamais pensé — d’avoir l’usage de ses yeux et de ses membres… c’est quelque chose de vous sentir dans le grand beau monde quand nous savons que Dieu le gouverne, s’occupe de nous incessamment, et qu’il nous aime comme nous aimons nos enfants. Alors, je vous le demande, pourquoi être malheureux ?