Lettres de Fadette/Troisième série/20

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Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 52-55).

XX

La sympathie


Nous étions en petit comité, hier, sous les grands arbres qui, en frissonnant, secouaient leurs feuilles sur nos têtes, et nous parlions du mystérieux instinct qu’est la sympathie. Chacune émettait son idée et il s’est dit de bien jolies choses, car on sait que si les femmes raisonnent peu leurs impressions, elles ont le don de les rendre vivantes à ceux à qui elles en font part.

Et le sujet nous intéressait toutes : la sympathie joue dans la vie féminine un rôle si considérable ! Elle décide de nos choix, et par eux de notre bonheur. Elle décide avec une liberté complète, sans tenir compte de la fortune, du rang, des raisons de convenance ou d’intérêt. Aussi y a-t-il des attractions déraisonnables, et les Grecs, pour en fixer les causes, ont eu recours à un subterfuge : ils ont bandé les yeux de l’Amour et mis ensuite toutes ses erreurs sur le compte de la cécité !

Contre cette boutade, plusieurs protestèrent, et prétendirent que si la passion est aveugle, la sympathie est clairvoyante et devine généralement juste. Je suis de cette opinion. Et plus les âmes sont délicatement impressionnables, plus leurs intuitions sont rapides et sûres.

Mais où nous étions toutes d’accord, c’est qu’on nous plaît ou qu’on nous déplaît avant d’avoir ouvert la bouche, pour des raisons que nous ne saurions toujours formuler et que nous exprimons par le fameux « parce que » qui fait sourire dédaigneusement les hommes si raisonnables qui ont la prétention de tout expliquer… on sait avec quel succès, parfois !

Nous expliquons moins, c’est vrai, mais nous sentons, nous voyons et nous vivons nos sympathies. Ne semble-t-il pas, en effet, que la sympathie soit comme la vision de l’en-dedans d’une âme pareille à la nôtre ; doucement elle nous tire à elle car elle nous devine aussi.

Cette prescience porte immédiatement les âmes à se chercher dans tout ce qui les révèle, et si elles s’abandonnent à cette curiosité, alors commence un des plus charmants moments de la vie ?

On se connaît à peine mais on se devine. On parle… et chacun fait juste la réponse attendue par l’autre. On n’achève pas sa phrase et l’autre la complète. On se tait, et les esprits, suivant le même chemin, s’aperçoivent avec une surprise ravie, par un mot semblable dit dans le même moment, qu’ils ne se sont pas quittés.

L’une écoute l’autre dire ce qu’elle a toujours pensé, et cet écho d’une âme qui est la voix d’une autre âme, crée une harmonie si parfaite, que bientôt, les deux voix n’en font qu’une ; elles sont fondues ensemble dans la douceur de cette sympathie magique.

Bientôt le temps n’a plus de signification pour eux, c’est un mot ! Ils oublient que six mois auparavant ils ignoraient l’existence l’un de l’autre. Si vous exprimiez une surprise sur l’intimité si promptement établie entre eux, ils vous répondraient : « Nous ne nous trouvons pas, nous nous retrouvons, nous nous cherchions, nous nous attendions. »… Et c’est peut-être vrai ? Qu’en savons-nous ? C’est un plaisir bien délicat que cette découverte graduelle d’un être vers lequel vous conduit une sympathie intelligente et qui cherche.

J’ai parlé de ressemblances ; encore faut-il qu’elles ne soient pas trop grandes. Les divergences entre elles, fournissent, au contraire, l’élément mystérieux, la part d’inconnu qui tente toujours les âmes humaines, et cette dernière condition est, hélas, facilement réalisable ! Les âmes sont si inconnaissables et armées de tant de ressorts inconnus, que la part d’imprévu reste intacte dans celles que nous croyons connaître le mieux. C’est un peu triste, puisque nous avons toujours l’inquiétude de ce que nous ignorons… mais en y réfléchissant, cette tristesse est peut-être un de nos bonheurs ! L’impossibilité de lire couramment dans les âmes les uns des autres est peut-être une des plus sages bénédictions du ciel.