Lettres de Fadette/Troisième série/39

La bibliothèque libre.
Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 106-108).

XXXIX

Nous passons…


Je regardais sur le ciel les nuages flotter, s’éloigner, se rapprocher, se détacher en fines mousselines ou se fondre en des formes tourmentées. Puis cet ondoiement s’immobilisa, et là, sous mes yeux, se dessina une cité… une cité fantastique, grise et mauve, où se dressaient des palais, des tours crénelées, des églises à clochetons, de longues flèches d’argent, et sur ces coupoles et ces murailles, la lumière rouge et or du soleil couchant accrochait des bannières et des oriflammes. C’était une grande ville en fête !

Et pendant que j’essayais de tout voir de cette création merveilleuse, la lumière peu à peu se voila ; la cité aérienne, ses tours coiffées de nuages, ses châteaux et ses cathédrales s’effritèrent dans l’espace ; les étoiles se mirent à briller parmi leurs ruines, et derrière la montagne de neige, la lune claire et froide monta dans l’azur nettoyé.

C’est le même ciel, toujours, mais les nuages n’ont fait qu’y passer, et c’est le monde, toujours le même monde, où nos vies passent et s’effacent ! Elles passent, nos vies, en traçant des dessins plus ou moins vagues, que les autres regardent avec plus ou moins d’intérêt, puis elles disparaissent dans l’infini, mais nos âmes durent !

Et quand on sait qu’aucune ne meurt, que, depuis le commencement, toutes les âmes qui ont animé des corps humains n’ont fait que traverser de l’autre côté, qu’aucune n’a pu être anéantie, que par-delà la vie elles sont toutes vivantes dans la gloire, ou dans l’attente, ou dans la souffrance, un indicible frisson nous saisit devant ce mystère de l’infini !

Songez donc ! Depuis la création comme il y en a eu des hommes, et tant que la terre existera, comme il y en aura ! Et sans trêve, les âmes s’en iront peupler l’au-delà dont la mort leur ouvre la porte !

Je savais cela, vous aussi, mais je n’y avais jamais assez pensé pour « le voir » comme ce soir, et j’ai eu peur ! J’ai joint les mains en disant : « Mon Dieu ! » comme le petit enfant appelle sa mère quand il est effrayé.

Et je pense qu’il est venu, puisque, dans l’ombre qui envahissait ma chambre, le calme a succédé à l’angoisse qui était une défiance, un doute de la puissance divine de concilier ce qui nous semble contradictoire.

Puisque nous ne trouverions jamais en nous la possibilité de désirer faire mal à ceux que nous aimons, de les désappointer volontairement, encore moins de les tromper, ne faisons-nous pas une injure grave à Dieu qui a fait la tendresse de nos cœurs humains, de Le soupçonner de dureté, de dureté éternelle ?

Et je n’ai plus été malheureuse. Nous comprendrons plus tard, quand pour nous aussi la porte s’ouvrira…