Lettres de Fadette/Troisième série/61

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Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 155-161).

LX

Par les chemins verts

Partout sur les chemins verts, à l’ombre des vieux arbres, on rencontre les amoureux tout en blanc : ils ont les yeux caressants et des voix douces ; ils marchent lentement et paraissent ne rien voir qu’eux-mêmes : ils sont vraiment les « deux qui vont ensemble », et on les regarde en souriant car ils sont gentils, et on les aime de s’aimer ! S’en vont-ils pourtant vers la grande déception qui brise tant de vies ?… peut-être, hélas, peut-être ! On en a tant vus croire qu’ils ne pourraient vivre l’un sans l’autre en venir à ne plus pouvoir se supporter !

Et pourquoi, sinon parce qu’ils ont cru s’aimer et qu’ils ne se connaissaient pas et n’aimaient que l’amour et leur chimère ! Parmi tous ces jeunes qui égrènent le chapelet d’amour dans le vent qui chante, il y a trop d’êtres légers et papillonnants qui n’ont jamais été sérieux, et Dieu sait, pourtant, que rien n’est plus grave que l’amour, et que s’il n’atteint pas les profondeurs de l’âme il n’existe pas.

La jeune fille est flattée des attentions qu’elle reçoit, de l’admiration qu’elle provoque ; à cela s’ajoute le joli plaisir de recevoir son ami et de sortir avec lui, et le vilain plaisir d’exciter ainsi l’envie de ses amies. Après quelques semaines de ce passe-temps, elle est convaincue qu’elle aime celui qui lui fait la cour et qui lui a peut-être donné le meilleur de son cœur, lui ! Et la voilà qui se laisse aller sur la pente douce qui la conduit au mariage : elle s’y prépare en respirant le parfum des fleurs et en croquant des bonbons qu’il lui apporte sans songer à se demander de quelles qualités et de quels défauts est fait l’homme qu’elle va jurer d’aimer uniquement et à qui elle va promettre d’obéir toujours ?

Ce bel amoureux peut-il être un bon mari ? Elle n’y pense pas. A-t-elle en lui une confiance basée sur l’estime ? Elle n’en sait rien. Au moins, l’aime-t-elle, d’un amour fait de tendresse intelligente et de dévouement prêt à l’action ? Elle n’y a jamais réfléchi.

Elle va au mariage comme à une fête perpétuelle : c’est son trousseau qui l’occupe, et ses cadeaux et tout le tralala !

Certes elle répondrait à votre question qu’elle aime son fiancé, mais elle parle de ce qu’elle ignore : elle ne connaît ni son ami, ni l’amour, ni la vie, ni elle-même ?

Et lui ? Se laisse-t-il prendre aux seuls charmes extérieurs de sa petite amie ? Croit-il que filer le parfait amour le long des ruisseaux bavards ou marcher côte à côte dans la vie toute leur vie, cela offre bien des points de ressemblance ? Sait-il si sa fiancée a du bon sens, du cœur, et si elle l’aime vraiment ? S’il est intelligent et cultivé, a-t-il pensé qu’il faut que sa femme puisse s’intéresser à ce qui l’intéresse lui-même, s’il ne veut courir de risque de s’ennuyer avec elle ? Si elle ne sait rien et ne lit jamais, si elle interrompt par des questions niaises tous les essais de conversations sérieuses, c’est plus grave qu’il ne le croit : elle ne pourra jamais être son amie, sa confidente et au besoin sa conseillère.

Voilà à quoi il faudrait penser, chers amoureux, que je rencontre, tout en blanc, dans les chemins fleuris : vous ne me voyez pas quand je vous frôle en souriant à votre bonheur fragile…

XLI

Fleurs éphémères

Ma petite voisine n’est pas plus haute que la table ; elle est fine et jolie comme un bijou, vive comme un coup de vent, volontaire comme un petit Napoléon ! Dès qu’une chose la tente, il la lui faut, sans tarder. Or, hier, elle vit dans le gazon des dandelions passé-fleurs, et elle vint en courant, les bras tendus vers ces fleurs légères et étranges. D’un geste brusque elle les enlève, et à sa consternation, voilà tout leur duvet dispersé autour d’elle. Tenace, elle en cueille encore, plus doucement, cette fois, et elle plonge son nez rose dans la soie duveteuse qui s’envole ! Alors, indignée, elle me crie : « C’est des fleurs-semblant ! Leurs plumes ne sont pas collées ! » Et en vraie femme, elle pleure toutes ses larmes, et il faut la consoler avec des caresses.

Ah ! qu’elle ressemble aux jeunes filles élevées dans l’illusion d’un monde tel qu’il devrait être et non tel qu’il est !

Avec les intentions les plus louables, on leur a instillé dans l’âme un idéal qu’il serait peut-être désirable d’atteindre, mais qui, marchant côte à côte avec la réalité, en est bien vite déconcerté et ébranlé, surtout si l’idéal n’a jamais soupçonné qu’il est le rêve et que la réalité est la vie ?

Voilà donc nos petites filles élevées dans l’ignorance complète de tout, dans un milieu où la vertu et la perfection sont, ou paraissent être, l’apanage de tous. Il est évident qu’en prenant contact avec les faits précis et les gens vivants, il y aura des heurts, car les jeunes filles ne sont ni prévenues de ce qui les attend, ni préparées à accepter les choses comme elles sont.

L’inconvénient grave de cet idéal, c’est qu’il est dressé de toutes pièces au moyen de toutes les perfections : mais on a oublié une chose ! C’est que c’est un homme ou une femme qui doit le représenter !

L’être humain, quel qu’il soit, est sujet aux doutes, aux défaillances et aux chutes, et lorsque la jeunesse a élevé, loin du monde, la statue de son rêve, et qu’elle lui découvre des pieds d’argile, son enthousiasme trompé est trop prompt à la croire changée en statue de boue.

Les jeunes sont entiers dans leurs jugements, et ils ne sont pas indulgents. Quand une jeune fille — par suite de son éducation — ignore non seulement l’existence du mal, mais celle des réalités de la vie, quand elle a attribué à l’homme qu’elle aime toutes les vertus qu’on lui a appris devoir seules le rendre digne d’elle, et qu’elle le découvre comme il est, avec des défauts et des qualités, elle croit tout perdu parce que son idole n’est qu’un homme !

On a négligé de lui apprendre ce qu’elle est elle-même : un petit composé de beaucoup de faiblesses et d’imperfections. Il ne s’agissait pas seulement de faire d’elle une petite fille studieuse, sage et pieuse, il aurait fallu lui apprendre à mieux observer, à réfléchir davantage ; il fallait la préparer à vivre, non derrière les grilles d’un cloître, mais dans un monde que personne ne refera et où il faut voir clair pour marcher en sûreté.

Faisons donc comprendre aux jeunes que nul n’est tout à fait bon ou tout à fait mauvais ; que la somme des qualités laisse toujours place au désappointement, et celle des défauts à l’espoir d’une amélioration. Démontrons-leur — et c’est facile, — que leurs imperfections causent aux autres les mêmes déceptions dont elles se plaignent. Et on arrive à tout cela, moins avec des reproches et des gronderies, qu’avec des raisonnements et des démonstrations pratiques.

Plus vous aidez la jeune fille à se connaître elle-même, en détruisant les jolies façades qui lui masquent la vérité sur elle-même, plus vous la rendez capable d’étudier et de comprendre les autres, et par conséquent, plus vous la disposez à l’indulgence. L’indulgence ! Comment peut-on en manquer pour les autres quand on se connaît bien soi-même ? Trop de jeunes ménages sont malheureux parce que les jeunes femmes ne sont pas des êtres raisonnables et qu’elles ne sont pas, préparées à la vie sérieuse. On leur a fait croire que la vie est toujours prête à leur apporter un bonheur auquel elles pensent avoir droit, et elles l’attendent avec foi, ce bonheur promis, sans se douter qu’elles doivent l’édifier avec les ressources qu’elles ont en elles.

Enseignons-leur donc que tout est le prix de l’effort personnel, et que celui qui végète dans sa mollesse s’amoindrit, s’efface, et finit par ne plus compter. C’est aux parents, c’est à tous ceux qui forment les jeunes de les aimer sagement, de les éclairer délicatement, de se servir de leur expérience pour ne pas les abandonner au hasard des circonstances sous prétexte de les ménager !