Lettres de Fernand Cortes à Charles-Quint/Lettre V

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Traduction par Désiré Charnay.
Hachette et Cie (p. 291-386).

LETTRE CINQUIÈME

Adressée à la Majesté Impériale et Catholique de l’Invincible Empereur Don Carlos, de la ville de Mexico, le 3 de septembre de l’année 1526.

Majesté Catholique et Impériale, le 23 octobre de l’année passée 1525, j’envoyai de Trujillo, du port et cap de Honduras, un navire à l’île Espagnola ; à bord se trouvait un de mes serviteurs, porteur d’une lettre pour Votre Majesté, dans laquelle je parlais des choses qui s’étaient passées dans un golfe appelé Higuetas, et ce qui s’était passé entre les capitaines que j’y avais envoyés et le capitaine Gil Gonzales. Je disais comment j’étais arrivé, et pourquoi, à l’époque où j’expédiais le navire et le serviteur, je n’avais pas eu le temps de rendre compte à Votre Majesté, de la route que j’avais suivie et des choses qui étaient survenues depuis mon départ de Mexico jusqu’à mon arrivée dans ces parties lointaines.

Ce sont choses que Votre Majesté doit savoir, car il n’est rien que je fasse, que je ne doive faire connaître à Votre Majesté. Je dirai ces choses le mieux que je pourrai, ne sachant assurément pas les dépeindre comme elles se sont passées et craignant qu’elles ne soient pas comprises ; mais je raconterai ce qui m’est arrivé de plus important pendant la route, encore que plusieurs choses qui pourraient ne paraître qu’accessoires, fourniraient matière à une relation.

Ayant donné mes ordres au sujet de l’affaire de Cristobal de Oli que j’ai fait connaître à Votre Majesté, il me parut qu’il y avait bien longtemps que j’étais oisif, et que par suite de la blessure de mon bras, je n’avais rien accompli pour le service de Votre Majesté. Quoique je ne fusse pas encore guéri, je résolus cependant d’entreprendre quelque chose et je partis de la ville de Mexico le 12 du mois d’octobre de l’année 1524 avec quelques piétons et cavaliers, gens de ma maison, amis et serviteurs et parmi eux Gonzalo de Salazar, Peralmirez et Chirino, facteur et commissaire-inspecteur de Votre Majesté ; j’emmenais aussi tous les seigneurs mexicains[1]. J’établis en mon lieu et place, chargé de la justice et du gouvernement, le trésorier compteur de Votre Majesté, le licencié Alonzo de Zuazo. Je laissai la ville bien pourvue d’artillerie, de munitions et d’hommes en nombre suffisant, les arsenaux également garnis de pièces et les brigantins tous parés dans leurs chantiers. Je laissai un gouverneur de la forteresse, avec tous les moyens d’attaque et de défense. Je quittai Mexico et j’arrivai à la ville del Espiritu Santo à cent dix lieues de là, et pendant que je m’occupais des affaires de cette ville, j’envoyai des émissaires dans les provinces de Tabasco et de Xicalanco pour annoncer mon arrivée aux caciques de ces provinces, les priant de venir me trouver, ou de m’envoyer des gens pour que je leur dise ce qu’ils auraient à faire et qu’ils leur rapportassent ce que j’avais décidé. Mes gens furent bien accueillis, et ils me ramenèrent sept ou huit personnes, connues pour avoir été déjà plusieurs fois accréditées comme ambassadeurs. Je leur parlai des choses sur lesquelles je voulais être informé ; ils me répondirent que sur la côte de la mer, de l’autre côté du Yucatan, près de la baie de l’Ascension, il y avait des Espagnols qui leur faisaient beaucoup de mal : car, non contents d’incendier les villages et de tuer des Indiens, ce qui avait amené l’abandon des lieux et la fuite des habitants dans les bois, ils avaient ruiné le commerce et les négociants. Les communications étaient rompues et il ne se faisait plus aucun trafic, très actif jusqu’alors et ruiné par leur faute. Ils m’énumérèrent, à ce sujet, toutes les villes et villages de la côte jusqu’à l’endroit où réside Pedrarias de Avila, gouverneur de Votre Majesté, et m’étalèrent la contrée sur une carte d’étoffe qui me fit croire que la route serait facile, surtout pour me rendre là où se trouvaient les Espagnols. Heureux de recevoir de si bons renseignements qui m’engageaient à poursuivre mes desseins ; aussi désireux d’amener les Indiens à la connaissance de notre sainte foi et au service de Votre Majesté, qu’entraîné dans cette longue route (où je devais trouver tant de pays et de gens nouveaux) pour m’assurer si ces Espagnols étaient ceux des capitaines que j’avais envoyés là-bas, Diego ou Cristobal de Oli, Pedro de Alvarado, ou Francisco de Las Casas ; ayant à les voir pour leur tracer une ligne de conduite, il me parut nécessaire de poursuivre. J’espérais voir en outre des provinces et des terres inconnues et que je pourrais soumettre, comme il arriva ; ayant bien calculé les résultats de l’expédition, laissant de côté les fatigues et les dépenses prévues et imprévues, je me déterminai à suivre ma route comme j’y étais déjà résolu en quittant la ville de Mexico.

Avant d’arriver à la ville del Espiritu Santo, j’avais, deux ou trois fois en chemin, reçu des lettres de Mexico ; j’en reçus aussi de mon lieutenant et autres personnes, et les officiers de ma compagnie en reçurent également. Ces lettres nous apprenaient qu’il n’y avait rien de l’accord qui devait exister entre le trésorier et le maître des comptes, qu’au nom de Votre Majesté, j’avais chargés du gouvernement en mon absence. À ce sujet, je fis ce que je crus être convenable, en leur reprochant leur conduite et en les menaçant, s’ils continuaient les mêmes errements, de les révoquer et d’en faire un rapport à Votre Majesté.

Pendant mon séjour dans la ville de l’Espiritu Santo, d’autres lettres m’arrivèrent, tant de ces deux personnages, que de personnes diverses, m’avertissant que la discorde régnait plus violente que jamais entre mes représentants ; que dans une réunion du conseil, ils avaient tiré l’épée l’un contre l’autre, ce qui provoqua un affreux scandale et amena de grands troubles, non seulement entre les Espagnols, qui prirent parti pour l’un ou pour l’autre, mais aussi parmi les Indiens qui furent sur le point de prendre les armes, disant qu’eux seuls seraient victimes de cette altercation.

Voyant que mes observations et mes menaces restaient vaines : ne voulant point abandonner mon voyage, ne pouvant me rendre à Mexico pour régler cette affaire, je résolus d’y envoyer le commissaire inspecteur et le facteur qui m’accompagnaient, chargés de pouvoirs pour instruire l’affaire, me désigner le coupable et apaiser le différend. Je les chargeai en même temps de pouvoirs secrets, pour que, si les coupables ne voulaient point se rendre à la raison, ils les suspendissent de leurs fonctions de gouvernants, qu’ils rempliraient conjointement avec le licencié Alonzo de Zuazo, et qu’ils punissent sévèrement les coupables. Ces mesures prises, j’expédiai le facteur et le commissaire, certain que leur présence à Mexico apaiserait les passions et calmerait la discorde, ce dont je me trouvai fort débarrassé.

Cette affaire expédiée, je passai la revue des gens qui devaient m’accompagner dans mon voyage. Je trouvai quatre-vingt-treize cavaliers avec cent cinquante chevaux et trente piétons ; je pris une petite caravelle qui venait de m’être envoyée chargée de provisions par la ville de Médellin, j’y ajoutai celles que j’avais apportées, quatre pièces d’artillerie, des arquebuses, des arbalètes et des munitions : je l’envoyai dans la rivière de Tabasco où elle devait attendre que je la fisse mander. J’écrivis à Médellin, priant l’un de mes serviteurs de m’envoyer encore deux autres petites caravelles et une grande barque qu’il devait charger de provisions. J’écrivis à Rodrigo de Paz à qui j’avais laissé la garde de ma maison à Mexico, de me trouver de suite, cinq ou six mille piastres d’or pour payer les provisions que je venais d’acheter, et je demandai en même temps au trésorier de me les prêter, n’ayant plus rien à ma disposition. Il me les prêta, et les petites caravelles chargées comme je l’avais mandé, se dirigèrent vers la rivière de Tabasco. Tout cela me servit de peu, car la route que je suivis pénétrait dans les terres, d’où il était très difficile d’aller à la mer chercher des provisions, le pays étant coupé de rivières et de marais.

L’affaire des caravelles réglée, je me mis en route par la côte me dirigeant sur une province appelée Apisco, située à trente-cinq lieues d’Espiritu Santo ; pour arriver à cette province, en dehors des canaux et des petites rivières que nous traversâmes sur des ponts, nous en traversâmes trois grandes, dont la première à Tonala à neuf lieues d’Espiritu Santo et l’autre à Agualulco à neuf lieues plus loin ; nous passâmes ces rivières en canoas et les chevaux à la nage ; quant à l’estuaire qui était très large et qu’ils n’eussent point eu la force de traverser, il fallut aviser, et une lieue plus haut, je fis construire un pont de bois où passèrent les chevaux et les gens ; il avait neuf cent trente-quatre pas de long ; c’était un ouvrage merveilleux.

Cette province d’Apisco produit beaucoup de cacao, elle est très fertile en grain et riche en pêcheries. On y trouve dix ou douze grands villages sans compter les hameaux et les fermes : mais c’est une contrée très marécageuse, tellement, qu’à la saison des pluies on ne peut circuler qu’en canots ; pour moi, qui voyageais pendant la saison sèche, de l’entrée à la sortie qui peut compter vingt lieues, je fus obligé de construire plus de cinquante ponts, sans quoi les gens n’auraient pu passer. Les Indiens sont pacifiques, mais un peu sauvages par suite des rares contacts qu’ils ont eus avec les Espagnols.

Ils se rassurèrent à ma venue, et se mirent à notre service avec la meilleure volonté, comme au service des Espagnols à qui je les confiai. De cette province de Apisco, d’après les renseignements que me donnèrent les gens de Tabasco et de Xicalanco, je devais passer à une autre qui se nomme Zaguatan ; les Indiens n’ont de communication que par les rivières et les canaux, ils ne pouvaient m’indiquer la route par terre et ne pouvaient que me signaler la ligne directe qui m’y conduirait. Je fus donc forcé d’envoyer dans la direction, des Espagnols et des Indiens pour trouver ce chemin et nous y frayer un passage, car autour de nous, tout n’était que forêts épaisses. Grâce à Dieu, nous le trouvâmes à grand’peine ce chemin ; il y avait en effet des marais et des canaux sur lesquels il fallait jeter des ponts. Nous avions à traverser une grande rivière appelée Guezalapa, affluent du Tabasco ; j’expédiai de là, deux Espagnols aux caciques de Tabasco et de Cunoapa, les priant de m’envoyer quinze ou vingt canoas pour aller chercher des vivres et provisions abord de mes caravelles et me permettre de traverser la rivière. Ces canoas devaient m’apporter les vivres dans le principal village de Zaguatan qui se trouve à douze lieues au delà du point où je passai à la rivière, ce qu’ils exécutèrent à ma satisfaction.

Je partis du dernier village de cette province de Apisco, appelé Anaxuxuca, après avoir découvert la route qui conduit à la rivière de Guezalapa que nous avions à traverser. Je dormis cette nuit dans un endroit désert entouré de lagunes et le jour suivant, de bonne heure, nous atteignîmes la rivière, où je ne trouvai point de canoas, celles que j’avais demandées aux caciques de Tabasco n’étant point arrivées. Mon avant-garde ouvrait la route en amont de la rivière, parce que, ayant appris que cette rivière passait au milieu de la ville principale de la province de Zaguatan, elle en suivait les bords pour ne pas s’égarer, et l’un de mes hommes avait pris une canoa pour arriver plus tôt à la ville. En le voyant, l’émoi se répandit dans la population qu’il s’efforça de calmer au moyen de son interprète ; il renvoya aussitôt la canoa chargée d’Indiens en aval, me faisant part de ce qui s’était passé dans le village et me faisant dire qu’il ouvrait une route du côté où je devais passer et qu’il se rencontrerait avec ceux qui ouvraient cette route par en bas ; je me réjouis beaucoup de cette affaire et remerciai mon homme, tant pour avoir calmé les Indiens que pour m’avoir indiqué une route que j’ignorais et que je soupçonnai très difficile. Avec cette canoa et des radeaux que nous fabriquâmes, je commençai à transporter les bagages de l’autre côté de la rivière qui était assez rapide. Comme j’effectuais le passage, arrivèrent les Espagnols que j’avais envoyés à Tabasco ; ils ramenaient les vingt canoas chargées des vivres de cette petite caravelle, que j’avais expédiée de Goatzacoalco ; ils m’apprirent que les deux autres caravelles et la barque n’étaient pas encore arrivées ; qu’elles étaient toujours au Goatzacoalco, mais qu’elles viendraient bientôt. Plus de deux cents Indiens de Tabasco et de Canoapa conduisaient ces canoas et nous traversâmes la rivière sans autre perte que celle d’un esclave nègre et de deux ballots de ferrures qui nous firent faute par la suite.

Je passai la nuit de l’autre côté de la rivière et le lendemain nous suivîmes ceux qui ouvraient le chemin en amont, longeant la rive ; j’avançai d’environ six lieues et dormis dans le bois avec une pluie battante ; pendant la nuit arriva l’Espagnol qui avait été au village de Zaguatan ; il amenait avec lui soixante et dix Indiens avec lesquels il avait ouvert la route de ce côté, mais il me fallait retourner deux lieues en arrière pour pouvoir la prendre ; je m’y rendis, tout en laissant ceux qui ouvraient le chemin le long de la rivière continuer leur besogne ; ils étaient déjà à près de trois lieues en avant ; une lieue et demie plus loin, ils atteignaient les maisons des faubourgs, de sorte qu’il y eut deux routes là où il n’y en avait aucune.

Je suivis le chemin que les Indiens avaient ouvert et j’arrivai avec quelque peine et au milieu de la pluie à l’un des faubourgs de Zaguatan, le plus petit, quoique assez grand, puisqu’il se composait de plus de deux cents maisons. Nous ne pûmes parvenir dans la ville dont nous étions séparés par la rivière, qu’il eût fallu traverser à la nage, toutes les maisons étaient vides. À notre arrivée, les Indiens qui étaient venus me voir avec l’Espagnol disparurent quoique j’eusse fait mon possible pour les séduire et que je leur eusse donné divers présents. Je les avais remerciés de la peine qu’ils avaient prise pour nous ouvrir la route et je leur avais dit que je venais dans leur pays par ordre de Votre Majesté, leur apprendre à croire et adorer un seul Dieu créateur de toutes choses, à tenir Votre Altesse pour leur maître et seigneur et autres choses de circonstance. J’attendis trois ou quatre jours, croyant que la crainte les avait chassés et qu’ils me reviendraient, mais personne ne parut.

Pour me procurer les guides dont j’avais besoin et m’indiquer le chemin que je devais prendre, car on n’en voyait nulle part aucune trace, toutes les communications ayant lieu par eau à cause des marais, des canaux et des grandes rivières, j’envoyai deux compagnies d’Espagnols et quelques Mexicains à la recherche des habitants, avec ordre de me les ramener pour m’en servir de guides comme je l’ai dit plus haut. Avec les canoas de Tabasco, et quelques autres qu’ils trouvèrent dans le village, mes hommes parcoururent vainement les estuaires et les rivières ; ils ne rencontrèrent que deux Indiens et quelques femmes, à qui je demandai où étaient le cacique et ses gens ? Ils me répondirent qu’ils s’étaient dispersés dans les bois, chacun tirant de son côté et vaguant parmi les rivières.

Je leur demandai de m’indiquer le chemin de Chilapan, qui d’après ma carte se trouvait dans cette direction ; je n’en pus rien tirer. Ils disaient que n’allant jamais par terre, mais par les canaux et les rivières, ils ne connaissaient pas d’autre route. Tout ce que je pus obtenir d’eux, fut de me signaler une montagne à dix lieues de là, me disant que c’était de ce côté que devait se trouver Chilapan ; que tout près passait une grande rivière se réunissant plus bas à celle de Zaguatan, pour aller se jeter toutes deux dans le Tabasco. Ils ajoutaient qu’il y avait en amont un autre village nommé Ocumba, mais qu’ils n’en connaissaient pas le chemin par terre.

Je restai vingt jours dans ce village, cherchant de toutes parts un chemin qui resta introuvable ; nous n’avions autour de nous que d’épouvantables marais qu’il nous paraissait impossible de traverser ; voyant que les vivres allaient nous manquer, je me recommandai à Dieu, et je fis construire un pont de trois cents pas de longueur et construit avec des pièces de bois de trente-cinq à quarante pieds, avec d’autres en travers, sur lesquelles nous pûmes passer. Nous poursuivîmes alors notre route à la recherche de ce fameux village de Chilapan[2] ; j’envoyai d’un autre côté, une compagnie de cavaliers accompagnés de quelques arbalétriers à la recherche de l’autre village appelé Ocumba ; ils y arrivèrent ce jour même et y passèrent à la nage avec deux canoas dont ils s’emparèrent. La population entière s’était enfuie et ils ne purent s’emparer que de deux hommes et de quelques femmes. Ils trouvèrent dans ce village beaucoup de vivres et revinrent au-devant de moi. Je passai la nuit dans la forêt.

Dieu voulut que cette partie du pays fût plus ouverte, plus sèche, avec moins de marécages ; les Indiens pris à Ocumba nous conduisirent à Chilapan, où en arrivant le soir fort tard nous trouvâmes le village incendié et les habitants en fuite ; ce village était très important et dans une magnifique situation, il y avait de beaux vergers avec tous les fruits du paya et de vastes champs de maïs encore verts, dont cependant nous profitâmes avec bonheur.

Je restai deux jours à Chilapan, m’occupant de réunir des vivres et poussant quelques pointes dans les bois à la poursuite des Indiens et toujours à la recherche d’une route ; nous ne pûmes mettre la main que sur deux Indiens, qui furent pris à notre entrée dans le village ; je demandai à ceux-ci de m’indiquer le chemin pour aller à Topetitan ou à Temacaztepec qui est son autre nom : ce fut à tâtons et sans chemin, à travers bois, qu’ils m’y conduisirent ; nous y arrivâmes en deux jours ; nous traversâmes en route une grande rivière appeler Chilapan qui a donné son nom au village ; ce fut avec beaucoup de peine que nous passâmes à l’autre bord, car elle est large et rapide et nous n’avions que des radeaux ; nous y perdîmes encore un esclave et beaucoup de nos bagages.

Pour passer de là au village de Topetitan, nous avions à traverser de grands marais, et pendant les cinq ou six lieues que nous eûmes à parcourir, il n’y en eut pas une où, les chevaux n’enfonçassent jusqu’aux genoux et quelquefois jusqu’aux oreilles. Il y eut un endroit pire que les autres, où je fus forcé d’établir un pont et où je faillis perdre deux ou trois Espagnols ; c’est avec toute cette fatigue qu’au bout de deux jours nous atteignîmes le village, que nous trouvâmes également incendié et désert, ce qui doubla nos ennuis. Nous y trouvâmes des fruits divers et des champs de maïs un peu plus avancés que les précédents ; nous découvrîmes aussi dans quelques maisons des silos de vieux maïs, mais en petite quantité : nous nous en réjouîmes cependant, car nous étions dans le plus grand besoin.

Ce village de Topetitan est au pied d’une grande chaîne de montagnes ; j’y restai six jours. Je fis de là pousser diverses reconnaissances dans l’intérieur, espérant découvrir quelques Indiens pour les rassurer et leur demander mon chemin ; mais l’on ne put s’emparer que d’un homme et de quelques femmes. Ils me dirent que le cacique et ses Indiens avaient brûlé leur village sur les instigations des gens de Zaguatan et qu’ils s’étaient sauvés dans les bois ; cet Indien me dit qu’il ne connaissait pas le chemin d’Istapan, autre village où, selon ma carte, je devais passer, parce qu’il fallait y aller par les rivières, mais qu’il me conduirait plus ou moins du côté où il devait être.

Je fis accompagner ce guide par trente chevaux et trente fantassins, leur commandant de pénétrer jusqu’à ce village, d’où ils me renseigneraient sur la route et que je ne partirais qu’au reçu de leur lettre. Ils partirent, et après avoir attendu deux jours sans recevoir de leurs nouvelles, je fus obligé de quitter le village faute de ressources ; je partis donc, suivant leurs traces, traces difficiles à suivre au milieu des marais, car je puis assurer Votre Majesté que sur les plus hautes collines les chevaux, sans être montés, enfonçaient jusqu’à la sangle. Je cheminai deux jours de cette manière.

J’étais sans nouvelle de mes gens et dans une grande inquiétude, ne sachant que faire ; retourner sur mes pas était impossible et je ne pouvais pousser en avant sans savoir où j’allais. Mais Dieu m’a toujours secouru dans mes plus grandes épreuves : je me trouvai camper au milieu d’un champ, entouré de mes gens, dont les plus vaillants avaient perdu courage, avec la perspective de périr sans ressource, quand arrivèrent deux Indiens du village d’Istapan avec une lettre de mes Espagnols, me disant qu’ils étaient arrivés à Istapan et que lorsqu’ils y arrivèrent, les Indiens avaient fait passer toutes leurs femmes et tout leur bien de l’autre côté d’une grande rivière qui longeait le village ; il n’y était resté que quelques hommes, croyant que mes gens ne pourraient y pénétrer à cause d’un grand marais qui lui servait de défense ; mais que, lorsqu’ils rirent les Espagnols se jeter à la nage en tenant les chevaux par l’arçon, ils commencèrent à mettre le feu au village : nos hommes avançaient avec une telle hâte qu’ils ne leur donnèrent pas le temps de tout incendier. Tous ceux qui restaient s’étaient alors jetés dans le fleuve qu’ils passèrent, soit à la nage, soit dans leurs canoas ; dans leur précipitation, plusieurs s’étaient noyés et on avait pu s’emparer de sept ou huit d’entre eux, dont l’un semblait être un de leurs caciques, et qu’on les ferait jusqu’à mon arrivée.

Cette lettre nous remplit tous d’une grande joie. Car ainsi que je le disais à Votre Majesté, la plupart de mes gens étaient désespérés. Le jour suivant, de bon matin, nous nous mîmes en route, guidés par les Indiens qui avaient apporté la lettre, et nous arrivâmes le soir au village où je trouvai mes hommes fort bien installés. Ils avaient trouvé des champs de maïs et de la yuca dont se nourrissent les habitants des îles.

Aussitôt arrivé, je me fis amener les prisonniers et leur demandai pourquoi ils brûlaient eux-mêmes leurs maisons et leur village pour se sauver ensuite, alors que je ne leur faisais aucun mal. Ils me répondirent que le cacique de Zaguatan était venu les trouver en canoa, leur avait inspiré de nous la plus grande terreur et leur avait fait brûler leur village. Je présentai alors à ces Indiens tous les gens que j’avais ramenés de Zaguatan, Chilapan et Topetitan afin qu’ils vissent bien que cet homme leur avait menti et qu’ils leur demandassent si jamais je leur avais fait du mal ; si, au contraire, je ne les avais pas bien traités. Sur l’affirmation de ceux-ci, ils se mirent à pleurer disant qu’on les avait trompés, désolés de ce qu’ils avaient fait. Pour mieux les convaincre, je donnai toute liberté aux Indiens qui nous avaient suivis de retourner chez eux. Je leur fis quelques présents et leur remis des lettres qui leur serviraient de sauvegarde auprès des Espagnols qu’ils pourraient rencontrer. Je leur recommandai de reprocher à leurs caciques la faute qu’ils avaient commise en brûlant leurs villages ; qu’ils s’en abstinssent dorénavant puisqu’on ne leur faisait aucun mal ; ce que voyant, les habitants d’Istapan se rassurèrent ; les autres Indiens partirent satisfaits et en toute sécurité.

Cette affaire terminée, je fis venir celui qui me parut le chef : je lui dis qu’il voyait bien que je ne faisais de mal à personne ; que ma venue du reste avait un autre but, qui était de leur apprendre des choses d’une grande importance pour eux, pour la sécurité de leurs personnes et le salut de leurs âmes.

Je le priai donc vivement d’envoyer à leur cacique trois de ses camarades à qui je joindrais autant de Mexicains, pour l’engager à revenir et l’assurer qu’il s’en trouverait bien. Il me répondit qu’il le ferait volontiers ; je les expédiai donc sur-le-champ.

Le jour suivant de bonne heure, mes messagers étaient de retour, me ramenant le cacique avec une quarantaine d’hommes ; il me répéta qu’il n’avait fui, après avoir brûlé son village, que sur les incitations du seigneur de Zaguatan qui l’avait assuré que je les tuerais tous. Il devait maintenant savoir par le témoignage des siens qu’il avait été trompé. Il me dit qu’il regrettait fort ce qu’il avait fait, me priait de lui pardonner, promettant de faire ce que je lui conseillerais. Il me demanda de rendre certaines femmes dont les Espagnols s’étaient emparés en arrivant ; on en trouva vingt que je lui rendis, ce dont il fut enchanté.

Sur ces entrefaites, un Espagnol découvrit l’un des Mexicains de sa suite, mangeant un morceau de la chair d’un Indien qu’il avait tué en entrant dans le village ; on vint me le dire : je le fis arrêter et brûler vif en présence du cacique à qui j’expliquai que cet homme avait tué et mangé un Indien, ce qui est défendu par Votre Majesté ; qu’en votre nom royal, j’avais défendu qu’on fit jamais pareille chose et que j’avais condamné cet Indien à mort, parce que je voulais qu’on ne tuât personne.

J’étais venu au contraire, d’après les ordres de Votre Majesté, pour protéger les Indiens et les défendre, dans leurs biens et dans leurs personnes, leur apprendre à reconnaître et adorer un seul Dieu qui est au ciel, créateur de toutes choses, grâce à qui vit tout ce qui existe au monde.

Je dis à ce cacique qu’il lui fallait abandonner ses idoles, et les cérémonies de leur culte, qui n’étaient que mensonges et inventions du diable ennemi de l’humanité, qui cherchait à les tromper, pour les entraîner dans la damnation éternelle où ils souffriraient les tourments les plus affreux ; que ce diable cherchait à les éloigner de Dieu, pour qu’ils ne pussent jouir de la gloire éternelle réservée aux élus.

J’ajoutai que j’étais venu pour leur parler de Votre Majesté à qui, par ordre de la providence, l’univers doit obéir ; qu’ils devaient eux-mêmes se soumettre, accepter votre joug impérial et faire tout ce que, nous, ses ministres, nous commanderions en votre nom royal. Ce que faisant, ils mériteraient notre protection et nos faveurs ; dans le cas contraire, ils s’exposeraient à toutes les rigueurs de la justice. Je dis encore à ce cacique une foule d’autres choses que je ne répéterai pas de crainte d’être prolixe ; il accepta tout avec joie et envoya aussitôt quelques-uns des Indiens qui étaient venus avec lui pour aller nous chercher des vivres.

Je lui fis présent de diverses bagatelles d’Espagne qu’il apprécia fort, et il resta près de moi, très heureux, tout le temps que je séjournai chez lui. Il fit ouvrir une route jusqu’à l’autre village qui se trouve à cinq lieues en amont de la rivière et qui s’appelle Tatahintalpan. Comme il y avait sur la route un ruisseau profond, il fit établir une passerelle sur laquelle nous le traversâmes, en même temps qu’il fit combler des marais où nous devions passer. Il me donna trois canoas, sur lesquelles j’envoyai trois Espagnols au Tabasco, dont la rivière du village est le principal affluent ; ils devaient y rencontrer mes caravelles attendant mes ordres. Je leur faisais dire de longer la côte, doubler la pointe du Yucatan et de jeter l’ancre dans la baie de l’Ascension, où ils me trouveraient, moi, ou des ordres leur indiquant ce qu’ils auraient à faire. En outre, je leur mandai de me rapporter avec leurs pirogues et celles qu’ils réuniraient à Tabasco et à Xicalanco autant de vivres qu’ils pourraient dans la province de Acalan, à quarante lieues d’Istapan, où je les attendrais.

Ces Espagnols partis et la route achevée, je priai le cacique d’Istapan de me donner trois ou quatre autres pirogues pour les envoyer en amont avec une demi-douzaine d’Espagnols, l’un de ses officiers et quelques Indiens pour avertir et calmer les habitants des villages où je devais passer, afin qu’ils m’attendissent paisiblement chez eux ; il le fit volontiers et cette démarche eut le succès que j’en attendais, comme je le raconterai plus loin à Votre Majesté. Ce village de Istapan, situé sur les bords d’une belle rivière, est un grand centre de population. Ce serait un endroit des mieux choisis pour une colonie : les environs en sont délicieux et offriraient de bons pâturages ; la terre est fertile et tous les environs sont bien cultivés.

Je restai huit jours dans ce village de Istapan, m’occupant des mesures dont j’ai parlé plus haut ; je partis et arrivai le même jour au village de Tatahintalpan, village peu important que je trouvai incendié et désert. J’y précédai les canoas parties avant moi, car le courant et les grands détours de la rivière les avaient retardées. Quand elles arrivèrent, je fis passer quelques hommes sur l’autre bord, à la recherche des habitants du village pour les rassurer, comme je l’avais fait à Istapan.

À une demi-lieue plus loin, ils rencontrèrent une vingtaine d’hommes groupés dans un temple couronné d’ornements ; ils me les amenèrent. Ces Indiens me dirent que toute la population s’était enfuie frappée de terreur, mais qu’ils étaient restés pour mourir auprès de leurs dieux. Et comme je m’entretenais avec eux, ils virent des Indiens de ma compagnie chargés d’objets divers qu’ils avaient enlevés aux idoles ; alors, ils s’exclamèrent désolés, que leurs dieux étaient morts.

Je saisis l’occasion pour leur faire remarquer combien leur religion était folle et vaine, puisqu’ils croyaient qu’elle pouvait leur donner des biens qu’elle ne savait défendre, et qu’on leur enlevait si facilement. Ils me répondirent que c’était la religion de leurs pères et qu’ils la garderaient jusqu’à ce qu’ils connussent quelque chose de mieux. Vu le peu de temps à ma disposition, je ne pus que leur dire ce que j’avais déjà dit à Istapan, et deux religieux de l’ordre de Saint-François qui m’accompagnaient, ajoutèrent d’autres choses appropriées à la circonstance. Je priai quelques-uns de ces Indiens d’aller chercher les habitants et le cacique du village. Les gens d’Istapan m’appuyèrent en rappelant les services que je leur avais rendus ; ils me désignèrent alors l’un d’eux qui était le cacique. Celui-ci envoya deux émissaires pour ramener ses gens, mais pas un ne voulut revenir.

Voyant qu’ils ne venaient pas, je demandai au cacique de m’enseigner le chemin de Signatecpan, qui se trouve en amont de la rivière, et où, d’après ma carte, je devais passer. Il me dit qu’il ne connaissait pas le chemin de terre, les Indiens ne communiquant entre eux que par les rivières ; que par instinct il me l’indiquerait à travers bois, mais sans en être bien sûr. Je le priai de bien m’indiquer la direction, que je me rappelai le mieux que je pus, et j’envoyai des Espagnols et le cacique d’Istapan avec des pirogues pour remonter le fleuve jusqu’à Signatecpan, avec ordre de rassurer les unis qu’ils rencontreraient en chemin et de gagner le village de Ozumazintlan où je les attendrais si j’arrivais le premier ; dans le cas contraire, ce seraient eux qui m’attendraient. Aussitôt qu’ils furent embarqués, je partis avec mes guides ; au sortir du village je tombai dans un grand marais d’une demi-lieue de large que nous passâmes, grâce à nos Indiens, qui le comblèrent en partie avec des branches et des joncs. De là, nous donnâmes sur un estuaire où il fallut construire un pont pour y faire passer les selles et les bagages et quant aux chevaux, ils le traversèrent à la nage.

Ayant franchi cet estuaire, nous en rencontrâmes un autre plus large, où les chevaux avaient de l’eau jusqu’aux genoux et quelquefois, jusqu’au ventre. Le sol étant assez ferme, nous passâmes sans trop de difficultés et nous arrivâmes dans les bois où nous cheminâmes pendant deux jours, ouvrant une route dans la direction que nous indiquaient nos guides, quand tout à coup, ils nous dirent qu’ils étaient égarés et ne savaient plus où ils allaient ; la forêt était si épaisse qu’on voyait à peine le ciel au-dessus de nos têtes et les hommes que je fis monter sur les arbres les plus hauts, ne voyaient rien au delà d’une portée de canon.

Ceux qui allaient en avant avec les guides, ouvrant la route, m’ayant fait dire que ceux-ci ne savaient plus où ils se trouvaient, je fis arrêter la colonne et je m’en fus à pied les rejoindre ; en voyant l’embarras dans lequel nous nous trouvions, je fis rebrousser chemin à ma troupe qui revint jusqu’à un petit marais que nous avions passé le matin, parce qu’il y avait là de l’eau et un peu d’herbe pour nos chevaux, qui n’avaient rien mangé depuis deux jours ; nous y passâmes la nuit, souffrant de la faim avec une bien faible espérance d’atteindre le village, si bien que mes gens étaient plus morts que vifs. Je consultai une boussole que je portais avec moi et qui m’avait plusieurs fois servi de guide, car jamais nous ne nous étions trouvés en telle extrémité. Cette boussole en main, je me souvins que, d’après les renseignements fournis par les Indiens, le village devait se trouver au nord-est de l’endroit où nous étions, je la donnai donc à ceux qui ouvraient la route à l’avant, en leur disant de marcher dans cette direction, ce qu’ils firent. Grâce à Dieu, je devinai si bien, que vers le soir mes hommes tombèrent juste sur les temples qui se trouvaient au milieu du village. Mes gens éprouvèrent une telle joie que, perdant la tête, ils se mirent à courir au village sans remarquer un marais qui le précédait où s’envasèrent une foule d’entre eux dont quelques-uns ne purent être tirés que le lendemain ; heureusement, nous n’en perdîmes pas un seul. Pour nous, qui venions en arrière, nous tournâmes le marais non sans trop de difficultés.

Dans ce village de Signatecpan, les habitants avaient brûlé jusqu’aux temples ; nous n’y trouvâmes personne et nous restâmes sans nouvelles des canoas. Il y avait beaucoup de maïs, beaucoup plus que dans les villages précédents, il y avait de la yuca et de bons pâturages pour nos chevaux. Les rives du fleuve sont en effet très belles et c’est là que nous trouvâmes d’excellent fourrage. Nous oubliâmes un peu nos privations au milieu de cette abondance, mais je ne pouvais me consoler de l’absence de mes canoas. En me promenant dans le village, je découvris tout à coup une sagette plantée dans le sol, d’où je conclus que les canoas avaient passé par là, puisqu’elles n’avaient à bord que des arbalétriers. J’en conçus une grande douleur, pensant que mes hommes s’étaient battus et avaient été tués, puisque pas un ne paraissait.

Ayant découvert quelques petites pirogues, j’envoyai de mes hommes de l’autre côté de la rivière où ils trouvèrent une grande étendue de champs cultivés qu’ils traversèrent pour arriver à une lagune, où dans les îles et dans leurs canoas s’étaient réunis tous les habitants du village. En voyant les Espagnols, ils vinrent à eux en toute confiance et sans comprendre ce qu’on leur disait. On m’en amena trente ou quarante ; ils me dirent qu’ils avaient brûlé leur village sur les conseils du cacique de Zaguatan et s’étaient réfugiés dans les lagunes par la crainte qu’il leur avait inculquée ; que, plus tard, des chrétiens de ma compagnie étaient arrivés dans des canoas avec des Indiens d’Istapan qui les avaient rassurés en affirmant que je traitais tout le monde avec bonté. Ils ajoutèrent que mes hommes m’avaient attendu deux jours, et, voyant que je ne venais pas, avaient suivi jusqu’au village prochain qui s’appelle Petenecte ; un frère du cacique les accompagnait avec quatre grandes pirogues pleines d’Indiens pour leur prêter secours si on les attaquait, et leur avait donné des vivres et tout ce dont ils avaient besoin.

Je me réjouis fort de cette nouvelle et je félicitai les Indiens de s’être ainsi rassurés et d’être venus me trouver. Je les priai de me procurer de suite une canoa avec des Indiens, que je voulais envoyer à mes Espagnols avec une lettre, pour qu’ils vinssent aussitôt me rejoindre. Ces gens partirent sur l’heure. Le lendemain vers le soir, mes hommes arrivèrent avec les Indiens qui les avaient accompagnés et quatre autres pirogues chargées de vivres et de gens du nouveau village où ils étaient allés. Ils me racontèrent, qu’ils étaient arrivés dans un village précédent celui où je me trouvais et qui s’appelait Usumazintlan, qu’ils l’avaient trouvé détruit et abandonné ; mais que les gens d’Istapan les avaient cherchés, trouvés et ramenés ; qu’ils en avaient reçu des vivres et tout ce dont ils avaient besoin. Ils les avaient laissés, réinstallés dans leur village, étaient arrivés à Signatecpan qu’ils avaient trouvé désert et les habitants dans les lagunes ; que les gens d’Istapan les avaient rassurés comme les autres et qu’ils n’en avaient reçu que de bons offices. Ils m’avaient attendu deux jours, et ne me voyant pas, ils s’imaginèrent que j’avais poussé plus loin ; ils avaient donc poursuivi leur route avec le frère du cacique jusqu’au village de Petenecte qui se trouve à six lieues de là. Ils l’avaient trouvé désert mais non détruit et les habitants de l’autre côté de la rivière, que les Indiens d’Istapan allèrent trouver et rassurèrent, de sorte que plusieurs d’entre eux étaient venus me voir avec quatre canoas chargées de maïs, de miel et de cacao ; ils m’apportaient même quelque peu d’or.

Ils avaient, de leur côté, envoyé des courriers à trois autres villages qui se trouvent en amont de la rivière et qui se nomment Zoazaevalco, Tallenango et Teutitan, dont ils pensaient que les habitants viendraient me voir. Effectivement, le lendemain arrivèrent six à huit pirogues pleines des gens de ces villages qui m’apportaient des vivres et un peu d’or.

À tous, je parlai fort longuement pour leur expliquer qu’il fallait croire en Dieu et servir Votre Majesté : tous se reconnurent sujets et vassaux de Votre Altesse, promettant de faire ce que je leur commanderais. Les Indiens de Signatecpan apportèrent aussitôt quelques-unes de leurs idoles, qu’ils brisèrent et brûlèrent en ma présence ; le cacique, qui jusque-là s’était refusé à venir, arriva, il m’apportait un peu d’or. Quant à moi, je leur distribuai des bibelots d’Espagne et les renvoyai contents et rassurés.

Ils ne s’accordèrent pas entre eux, lorsque je leur demandai quel chemin je devais prendre pour aller à Acalan. Les Indiens de Signatecpan disaient qu’il fallait passer par les villages du haut de la rivière et ils avaient déjà ouvert un chemin de six lieues dans cette direction et avaient construit un pont sur un ruisseau afin que nous pussions passer ; mais les autres dirent que cette route nous entraînerait dans un long détour à travers une contrée déserte et que le meilleur chemin pour Acalan, était de traverser la rivière pour enfiler de l’autre côté un sentier que prenaient les marchands et que, par là, ils s’engageaient à nous conduire à Acalan.

Les deux partis tombèrent enfin d’accord pour adopter ce dernier chemin comme le meilleur ; j’avais préalablement envoyé un Espagnol dans une canoa, avec des Indiens de Signatecpan, chargé d’annoncer mon arrivée aux habitants, de les rassurer, qu’ils n’eussent aucune crainte, et de s’informer auprès d’eux, si les Espagnols que j’avais envoyés chercher des vivres auprès de mes brigantins, étaient arrivés ? J’envoyai de plus quatre Espagnols par terre avec des guides qui prétendaient connaître la route, afin qu’ils étudiassent cette route, me rendissent compte des difficultés que j’y pourrais rencontrer, leur disant que j’attendrais leur réponse au village. Mais je fis forcé de partir avant de recevoir cette réponse par suite du manque de vivres ; d’autant plus que les Indiens m’assuraient que, pendant cinq ou six jours, nous aurions à traverser une contrée déserte.

Je traversai donc la rivière avec force canoas ; elle était si large et le courant si violent que le passage fut des plus difficiles ; nous y perdîmes un cheval et divers ballots d’effets appartenant aux Espagnols ; une fois de l’autre côté, j’envoyai de mes hommes avec des guides pour ouvrir le chemin, le reste de la troupe suivant en arrière. Après avoir marché trois jours au milieu d’épaisses forêts, dans un sentier fort étroit, j’allai déboucher sur un estuaire de plus de cinq cents pas de large ; je cherchai à le tourner de droite ou de gauche, mais sans réussir ; les guides me dirent que je n’avais d’autre ressource que de faire un trajet de vingt lieues à travers les montagnes.

Cette rencontre me jeta dans la plus terrible inquiétude ; il paraissait impossible de traverser cet estuaire ; nous manquions de canoas, et quand nous en aurions eu, nous n’aurions pu passer ni les bagages ni les chevaux, car de chaque côté s’étendaient d’affreux marais encombrés de racines d’arbres ; il ne fallait donc point y penser. Retourner sur nos pas, c’était nous exposer à périr, par suite des mauvais chemins dont nous avions eu peine à sortir et des effroyables averses qui tombaient. Nous pouvions être sûrs que la crue des rivières avait emporté les ponts, et, songer à les refaire, devenait bien difficile avec des hommes aussi fatigués. Il fallait penser aussi que nous avions consommé tous les vivres qui se trouvaient sur cette route et que nous ne trouverions plus rien à manger ; en effet, je traînais avec moi une troupe nombreuse, car, en dehors des chevaux et de mes Espagnols, j’étais suivi de plus de trois mille Indiens.

Pousser en avant, j’ai dit à Votre Majesté ce que j’en pensais ; toute conception, tout projet devenait en cette circonstance inutile et vain ; Dieu seul, dans sa miséricorde, pouvait nous tirer de là. Je trouvai une toute petite canoa avec laquelle je fis sonder l’estuaire ; je trouvai partout plus de quatre brasses de profondeur ; avec des lances attachées bout à bout, je voulus m’assurer de la nature du fond et j’y trouvai deux autres brasses de fange, faisant un total de six brasses.

Je résolus donc de faire un pont. On coupa des madriers de dix brasses de longueur pour soutenir le tablier au-dessus de l’eau ; les Indiens furent chargés de ce travail tandis que mes Espagnols et moi nous enfoncions les pieux au moyen de radeaux et de deux autres canoas qu’on avait découvertes. Il paraissait impossible d’amener cet ouvrage à bonne fin ; tout le monde le disait autour de moi, et l’on ajoutait qu’il valait bien mieux s’en retourner, avant que mes hommes fussent rendus de fatigue et que nous mourrions de faim ; cet ouvrage ne serait jamais terminé, et nous serions toujours forcés de rétrograder ; c’est ce que l’on murmurait autour de moi, quelques-uns même osaient me le dire en face.

Les voyant si découragés et avec juste raison, car l’ouvrage était gigantesque et les malheureux ne vivaient que de racines, je leur dis qu’ils renonçassent au pont et que je me chargeais de l’achever avec les Indiens. Je réunis les caciques et les chefs, je leur exposai l’affreuse nécessité où nous nous trouvions, et qu’il nous fallait passer ou périr. Je les priai donc d’exhorter leurs gens à terminer le pont ; ils savaient qu’une fois passés, nous entrerions dans la province d’Acalan où nous aurions toutes choses en abondance, que nous y trouverions en outre les vivres que j’avais envoyé chercher à bord des caravelles ; et je leur promis qu’à notre retour à Mexico, je les comblerais de faveurs.

Ils me promirent de faire leur possible. Ils se répartirent aussitôt l’ouvrage, et ils s’y appliquèrent avec une telle ardeur, que le pont fut terminé en quatre jours ; de façon qu’hommes et chevaux, tout le monde passa. Ce pont durera plus de dix ans à moins qu’on ne s’efforce de le détruire, ou qu’on ne l’incendie, car il serait difficile de le défaire ; il se compose en effet de plus de mille madriers de la grosseur d’un homme et de dix brasses de longueur, sans compter les milliers de petites pièces dont je ne parlerai pas. Je puis assurer Votre Majesté que personne ne saurait comprendre l’ingéniosité déployée par ces Indiens dans la construction de ce pont, qui me sembla la chose la plus extraordinaire que j’eusse jamais vue.

Les hommes et les chevaux passés, nous tombâmes aussitôt dans un grand marais, large de deux portées d’arbalète, le plus affreux que nous ayons rencontré. Les chevaux à qui on avait enlevé leurs selles s’enfonçaient jusqu’à l’épaule et dans leurs efforts pour en sortir s’enfonçaient davantage, de sorte que nous perdions tout espoir d’échapper à ce bourbier, et de sauver un seul cheval. Cependant, nous nous mîmes au travail, et au moyen de paquets d’herbe, de joncs et de branches d’arbres, nous soutenions nos chevaux de manière à les empêcher de disparaître ; le passage s’améliorait, et à force d’aller et de venir d’un endroit à l’autre sur la même ligne, nous finîmes par ouvrir une espèce de sentier dans le marais où les chevaux pouvaient nager, de sorte que, grâce à Dieu, ils purent tous en sortir vivants, mais si fatigués, que le lendemain, ils ne pouvaient se tenir debout.

Nous rendîmes tous à Dieu des actions de grâce pour la miséricorde infinie qu’il nous avait montrée en ces périlleuses circonstances ; quand sur ces entrefaites, arrivèrent les Espagnols que j’avais envoyés à Acalan avec plus de huit cents porteurs indiens de cette province, chargés de maïs, de poules et de provisions. Dieu sait avec quelle joie nous les accueillîmes, surtout quand ils nous annoncèrent que les gens d’Acalan étaient tranquilles et rassurés et qu’ils n’abandonneraient pas leur village. Les Indiens d’Acalan venaient sous la conduite de deux personnages qui représentaient le cacique nommé Apaspolon ; ils étaient chargés de me dire que leur maître se réjouissait de mon arrivée ; qu’il y avait longtemps qu’il avait entendu parler de moi, par les marchands de Tabasco et de Xicalanco ; qu’il serait heureux de me voir et m’envoyait comme présent quelques parcelles d’or. Je reçus ces personnages le plus gracieusement et les remerciai du zèle que leur maître montrait pour Votre Majesté ; je leur distribuai divers bijoux d’Espagne et les renvoyai très satisfaits.

Ils furent tout ébahis de voir le pont que nous avions construit, pont qui pourrait dorénavant leur servir pour abandonner leur village situé entre des lagunes. Mais en voyant cette œuvre vraiment merveilleuse, il s’imaginèrent que rien ne nous était impossible. Sur ces entrefaites, je reçus des courriers de Santisteban sur la rivière Panuco, qui m’apportaient des nouvelles de la ville ; cinq autres Indiens qu’on m’envoyait de Médellin et de la ville Espiritu Santo les accompagnaient ; j’eus le plus grand plaisir d’apprendre que tout allait bien dans ces parages, quoiqu’on ne me dit rien du commissaire, ni du comptable qui n’étaient pas encore arrivés à Mexico. Après le départ des Indiens et des Espagnols qui me précédaient, je me mis en route avec tous mes gens et passai la nuit dans la forêt ; le lendemain vers les midi, j’atteignis les premières maisons des champs de la province d’Acalan, et j’entrai bientôt dans le premier village qui se nommait Tizatepetl, où nous trouvâmes tous les habitants dans leurs maisons, fort tranquilles et empressés à nous fournir des vivres pour les hommes et chevaux et dont nous avions tous le plus grand besoin.

Je me reposai six jours dans ce village, où je reçus la visite d’un jeune homme de belle prestance accompagné d’une suite nombreuse, qui me dit être le fils du cacique ; il m’apportait de l’or, des poules et mettait sa personne et sa province au service de Votre Majesté. Il me dit que son père était mort : je lui en exprimai tous mes regrets, encore que je n’en crusse rien ; je lui fis présent d’un collier de perles de Flandres que j’avais au cou, ce dont il fut très flatté. Il resta deux jours près de moi.

Un autre Indien de ce village qui s’en prétendait le cacique, me dit qu’il possédait un autre village près de là, plus important, où je trouverais de meilleurs quartiers et des vivres en plus grande abondance ; il m’invitait à m’y installer parce que j’y serais beaucoup mieux. J’acceptai ; j’envoyai ouvrir la route, je fis lever le camp et nous allâmes à ce village qui se trouvait à cinq lieues du premier, où les habitants nous attendaient en toute sécurité. Ils avaient préparé, pour nous recevoir, tout un côté du village qui est fort beau et qui s’appelle Teutiaccaa. Il possédait de superbes temples ; deux surtout où l’on nous avait logés, et d’où nous jetâmes les idoles au dehors, ce qui ne parut pas les beaucoup affecter, car je leur avais déjà fait sentir l’erreur dans laquelle ils croupissaient ; je leur avais dit qu’il n’avait qu’un dieu créateur de tout ce qui existe ; j’y ajoutai une foule de choses, mais je m’adressai principalement au cacique que je m’efforçais de convertir.

Il me conta que l’un des temples que nous habitions, le plus beau, était consacré à une déesse, en qui ils avaient la foi la plus grande ; on ne lui sacrifiait que des jeunes filles vierges et de la plus grande beauté, car autrement la déesse s’irritait : de sorte qu’ils prenaient bien garde de la satisfaire en choisissant leurs victimes dès l’enfance, parmi les plus jolies créatures. Je répondis ce que l’indignation me suggéra, ce dont ils ne parurent point trop s’émouvoir.

Le cacique de ce village se montra pour moi un ami véritable ; il me parla longuement des Espagnols que j’allais rejoindre et du chemin que je devais suivre ; il me dit en toute confidence, me suppliant de n’en parler à personne, que Apaspolon, seigneur de toute la province, qui avait fait répandre le bruit de sa mort, était vivant ; que le jeune homme qui était venu me voir était bien son fils, et qu’on cherchait à me détourner de la route droite pour que je ne visse point la contrée et les autres villages ; qu’il m’avisait de cela parce qu’il avait une grande affection pour moi et parce que j’avais été bienveillant à son égard. Il me suppliait de nouveau de ne rien divulguer de ce qu’il m’avait dit, car si Apaspolon l’apprenait, il brûlerait ses villages et le ferait assassiner. Je lui promis le secret ; je le récompensai en lui donnant quelques bagatelles, et m’engageai à le récompenser plus tard beaucoup plus largement, au nom de Votre Majesté.

Je fis aussitôt appeler le jeune homme fils du seigneur qui était venu me voir et je lui avouai combien j’étais surpris que son père se refusât à me rendre visite, sachant dans quelles intentions pacifiques j’étais venu, et que lui ayant des obligations, je désirais vivement m’acquitter envers lui. Je lui dis qu’il était vivant, que j’en étais convaincu ; qu’il allât donc le trouver, le priant de venir me voir et qu’il y gagnerait de toutes façons. Il me répondit qu’en vérité il était vivant, que s’il m’avait dit le contraire c’est qu’il en avait reçu l’ordre ; mais qu’il irait le chercher et qu’il viendrait certainement, parce qu’il avait la plus grande envie de me voir, sachant bien que je ne lui voulais aucun mal, qu’au contraire je m’efforçais de lui être agréable ; mais qu’il ressentait quelque honte à se montrer après avoir fait dire qu’il était mort.

Je le priai d’aller chercher son père et de me l’amener. Ils vinrent tous deux le lendemain et je les reçus avec le plus grand plaisir : le seigneur s’excusa de n’être pas venu plus tôt, sur le besoin qu’il avait de savoir d’abord ce que je voulais, mais qu’il désirait beaucoup me voir. Il avoua qu’il avait voulu me détourner du chemin des villages, mais que maintenant, il me priait de me rendre à la ville où il résidait, parce que j’y serais mieux pourvu de toutes choses qu’ailleurs. Aussitôt il commanda l’ouverture d’un chemin fort large pour m’y conduire ; en attendant, il resta près de moi. Le lendemain, nous partîmes tous les deux ; je lui fis donner l’un de mes chevaux et il se montra tout fier d’entrer au petit galop dans sa capitale qui s’appelle Izancanac, grande ville, pleine de temples et située sur la rive d’un grand estuaire qui s’étend jusqu’aux frontières de Tabasco et de Xicalanco.

Quelques habitants avaient abandonné leurs maisons, mais la plupart étaient occupées. Nous eûmes là, des vivres en abondance, et le seigneur, quoique ayant son palais, voulut rester avec moi. Pendant mon séjour dans le village, il me parla souvent des Espagnols que j’allais retrouver et me traça sur une étoffe de coton la route que je devais suivre ; il me donna, sans que je le lui demandasse, de l’or et des femmes, tandis que j’en ai demandé à d’autres qui m’ont refusé.

Il nous fallait passer un estuaire précédé d’un marais ; le seigneur d’Izancanac fit jeter un pont sur le marais et, pour l’estuaire, il nous donna des canoas en nombre suffisant pour le traverser ; il fournit des guides et une pirogue à l’Espagnol qui m’avait apporté des lettres de Santisteban ainsi qu’aux Indiens de Mexico qui retournaient à Tabasco et à Xicalanco.

Je donnai à l’Espagnol des lettres pour mes lieutenants et je lui en donnai d’autres pour les caravelles que j’avais à Tabasco, lettres dans lesquelles je dirais aux Espagnols chargés des vivres, ce qu’ils auraient à faire. Ces divers courriers expédiés, je fis présent à ce seigneur de divers bijoux qu’il parut apprécier, et laissant derrière moi cette population paisible et satisfaite, je quittai le village le premier dimanche du carême de l’année 1525. Ce jour-là, nous ne fournîmes qu’une étape fort courir, à cause de la traversée de l’estuaire ; je laissai à Apaspolon une lettre pour lui servir au cas où viendraient d’autres Espagnols, pour leur dire qu’il était de mes amis.

Il arriva en cette province un événement dont je dois donner l’explication à Votre Majesté : un Indien des notables de Mexico, appelé autrefois Mexicalcingo et aujourd’hui Cristobal, vint une nuit me trouver en cachette ; il m’apportait un manuscrit sur papier de son pays dont il me donna l’explication suivante : C’est que Guatimozin le dernier empereur de Mexico, que j’avais toujours tenu prisonnier par crainte de son caractère inquiet, et que, par précaution, j’avais emmené de Mexico avec tous les autres seigneurs ses anciens sujets, ce Guatimozin, anciennement aussi roi de Tezcoco, Tetepanquencal, roi de Tacuba, Tacitecle, roi de Tlaltelolco, s’étaient plaint, plusieurs fois à lui Cristobal, disant qu’ils avaient été dépossédés de leurs terres et seigneuries, qu’ils étaient maintenant les esclaves des Espagnols, et qu’il leur fallait chercher un moyen qui leur rendit leur liberté, leurs terres et leurs biens ; or, après en avoir conféré bien des fois, pendant cette longue route, ils n’avaient pas trouvé de meilleur moyen que de me tuer, moi et les gens qui m’accompagnaient. Cela fait, ils devaient en appeler à tous les Indiens de ce pays, pour exterminer Oli et ses compagnons ; ils enverraient alors des courriers à Mexico, pour provoquer le massacre de tous les Espagnols que j’y avais laissés, chose facile, car ce n’était que des recrues qui ne savaient rien de la guerre ; cela fait, ils iraient proclamant la guerre sainte par toute la terre et par toutes les villes, afin que les Indiens unis dans une haine commune en finissent avec les Espagnols ; qu’ensuite, ils mettraient dans chaque port de mer de fortes garnisons, de façon que les navires tombant entre leurs mains, ne pussent retourner en Espagne. Ils seraient alors seigneurs et rois comme ils l’étaient auparavant ; et ils comptaient si bien sur le succès, qu’ils s’étaient déjà partagé les seigneuries et qu’ils avaient fait de Cristobal le cacique d’une province. Je rendis grâce à Dieu de la découverte de cette conspiration ; le matin même je fis arrêter et mettre au secret tous les coupables, après quoi je les interrogeai séparément, leur disant que un tel avait dit telle chose, un autre telle autre chose, de sorte qu’ils avouèrent tous que Guatimozin et Tetepanquencal avaient organisé la conspiration ; qu’ils en avaient reçu la confidence, mais qu’ils n’avaient jamais consenti à en faire partie. Je fis donc pendre ces deux seigneurs et mis les autres en liberté, quoiqu’en somme ils méritassent aussi la mort. Je laissai néanmoins la cause pendante, de façon qu’à la moindre alerte je pusse la reprendre ; mais les autres conspirateurs furent tellement épouvantés, que je doute fort qu’ils retombent jamais dans la même faute ; ils ignoraient que personne m’eût dénoncé l’affaire, et ils restèrent persuadés que j’avais quelque pouvoir magique qui me permet de découvrir toutes choses.

C’est que, plusieurs fois, ils avaient vu que, pour trouver ma route, je tirais une boussole en même temps que j’examinais une carte marine ; principalement quand nous étions dans le voisinage de la mer, et ils avaient dit à certains de mes Espagnols et à moi-même, quand j’exhibais ma boussole, de vouloir bien la regarder en même temps que la carte et que j’y verrais combien ils m’étaient dévoués, puisque c’était par là que je devinais toutes choses ; je leur laissai naturellement croire que cela était la vérité.

Cette province d’Acalan est des plus importantes ; elle compte une infinité de villages et une nombreuse population. Plusieurs habitants prétendent avoir vu mes Espagnols. La terre y est très fertile, les vivres y abondent, il y a beaucoup de miel. Il y a de nombreux marchands et négociants qui vendent et achètent une foule de marchandises, sont riches en esclaves et en tout ce que le sol produit. La province est entourée d’estuaires qui tous communiquent avec la baie ou port que les Indiens appellent Terminos ; ils sont avec leurs canoas en communications régulières avec le Xicalanco et le Tabasco et l’on croit même, sans en être sûr, qu’ils peuvent passer à la mer du sud ; de sorte que la contrée appelée Yucatan serait une île. Je m’efforcerai de découvrir la vérité et j’en ferai un rapport spécial pour Votre Majesté.

Suivant ce que j’appris, il n’y a d’autre chef, dans le pays, que le marchand le plus riche, qui a le plus de pirogues en circulation, et c’est Apaspolon, dont j’ai parlé à Votre Majesté. La source de sa fortune est le grand commerce qu’il poursuit jusqu’à la ville de Nito, dont je parlerai plus tard, où je rencontrai des Espagnols de la compagnie de Gil Gonzales de Avila. Apaspolon avait tout un faubourg uniquement peuplé de ses facteurs et dont le chef était un de ses frères ; les principaux produits dont ils s’occupent sont le cacao, les étoffes de coton, les teintures et certaines couleurs spéciales dont ils se couvrent le corps pour se défendre du froid et de la chaleur. Ils vendent aussi du bois résineux pour s’éclairer, des gommes pour encenser les idoles, des esclaves et des colliers de coquillages en couleurs, qu’ils recherchent beaucoup pour leur parure. Dans leurs fêtes, il se fait aussi des transactions au sujet d’objets d’or, mais il est toujours mêlé de cuivre ou d’autre métal.

Je répétais à Apaspolon et à tous ceux qui venaient me voir, ce que j’avais dit à tous les autres le long de la route à propos de leurs idoles, de ce qu’il leur fallait croire et faire pour être sauvés et ce que chacun devait au service de Votre Majesté. Ils parurent m’écouter volontiers, brûlèrent plusieurs de leurs idoles en ma présence, promirent de ne plus les adorer et jurèrent d’obéir à tout ce que je leur commanderais de la part de Votre Altesse ; après quoi je partis comme je l’ai dit plus haut.

Trois jours avant de quitter cette province d’Acalan, j’avais envoyé quatre Espagnols avec des guides pour étudier la route qui conduisait à la province de Mazatcan qui s’appelle ici Quiatleo, parce qu’on m’avait dit qu’il y avait là de grandes étendues désertes et qu’il me faudrait dormir quatre jours dans les bois avant que d’arriver dans la province. Je voulais donc qu’on examinât cette route, savoir s’il y avait des rivières et des marais, et donnai ordre à tous mes gens, de se charger de six jours de vivres afin de ne pas nous retrouver dans les mêmes difficultés. Cela leur fut facile, vu l’abondance de toutes choses. À cinq lieues plus loin que l’estuaire, je rencontrai les Espagnols que j’avais envoyés à la découverte du chemin : ils me dirent que la route était belle quoique passant à travers des bois épais, mais qu’elle était plane, sans rivière, ni marais pour nous retarder, et qu’ils étaient arrivés sans avoir été signalés, jusqu’aux premières cultures de la province, où ils avaient aperçu des Indiens et qu’ils étaient revenus.

Je me réjouis fort de cette nouvelle et j’envoyai en avant six piétons agiles accompagnés d’Indiens, afin de s’emparer de toutes personnes qu’ils rencontreraient ; de sorte que nous arrivions dans le village sans être signalés et que nous puissions surprendre les habitants avant qu’ils eussent le temps de brûler leur village et de s’enfuir comme cela nous était arrivé. Ce jour-là, à près d’une lieue de l’estuaire, ils trouvèrent deux Indiens de la province d’Acalan qui venaient de Mazatcan où ils avaient échangé du sel contre des étoffes ; ce qui parut vrai puisqu’ils étaient chargés d’étoffes. On me les amena et je leur demandai si les gens de ce village avaient eu vent de ma présence. Ils me répondirent que non, et qu’ils étaient fort tranquilles. Je les engageai à venir avec moi, qu’ils n’y perdraient rien, au contraire ; que je les récompenserais, parce que j’étais ami de tous les habitants de la province d’Acalan, dont je n’avais reçu que de bons offices.

Ces deux Indiens acceptèrent ma proposition et revinrent sur leurs pas nous servant de guides ; ils nous firent prendre une autre route que celle ouverte par mes Espagnols ; celle-ci allait directement aux villages, l’autre conduisait aux cultures du village. Nous passâmes cette nuit-là dans le bois, et le jour suivant, les Espagnols qui allaient en avant comme éclaireurs, tombèrent sur quatre Indiens de Mazatcan armés d’arcs et de flèches qui semblaient postés là comme vedettes ; les Espagnols courant sur eux, ils décochèrent leurs flèches qui blessèrent un de nos Indiens. Comme le bois était très épais on ne fit qu’un prisonnier qui fut remis aux mains de nos Indiens. Les Espagnols poussèrent en avant, espérant trouver d’autres vedettes ; les trois Indiens qui avaient fui, les ayant vus passer, retournèrent sur leurs pas et tombèrent sur les nôtres pour délivrer leur camarade prisonnier ; ils y réussirent après avoir battu ceux qui le gardaient ; mais les nôtres les poursuivirent à leur tour à travers bois, blessèrent l’un d’eux d’un grand coup de couteau dans le bras, et le firent prisonnier, pendant que les autres détalaient voyant que nos gens étaient sur leurs traces.

Je demandai à cet Indien si dans son village on soupçonnait mon arrivée ; il me dit que non. Je lui demandai pourquoi on plaçait ainsi des sentinelles dans la forêt ; il me répondit qu’ils avaient l’habitude de le faire, parce que, étant en guerre avec les peuplades voisines, ils ne voulaient pas que leurs travailleurs fussent surpris dans les champs. Je filai donc rapidement, car l’Indien nous avait dit que nous approchions, et je ne voulais pas que ses camarades arrivassent avant moi. J’ordonnai aux gens qui étaient à l’avant-garde de s’arrêter dans la forêt à la limite des champs cultivés, et de m’attendre. J’arrivai tard, ayant vainement espéré atteindre le village cette nuit même. Les bagages venant dispersés et en désordre, je mandai à un de mes capitaines de les attendre avec une vingtaine de chevaux, de les recueillir, de camper avec eux et de suivre mes traces. J’enfilai un sentier assez bien frayé, quoique passant au milieu de bois fort épais ; j’allais à pied, tenant mon cheval par la bride, chacun me suivant dans le même équipage ; à la tombée de la nuit, je donnai sur un marais qu’on ne pouvait traverser sans y établir une chaussée ; je fis rétrograder ma troupe, et nous rejoignîmes quelques cabanes où nous passâmes la nuit sans une goutte d’eau pour nous, ni pour nos chevaux.

Le lendemain matin, je fis combler le marais avec des joncs et des ramures et nous passâmes avec peine en traînant nos chevaux par la bride. À trois lieues de notre campement, nous aperçûmes un village sur une colline, et croyant arriver inaperçus, nous l’abordâmes tous ensemble ; mais il était entouré d’une muraille et nous n’en pouvions trouver l’entrée. On la découvrit cependant ; nous entrâmes, le village était abandonné mais plein de victuailles, maïs, poules d’Inde, miel, haricots, tous les produits de la terre en quantités énormes, que, surpris, les habitants n’avaient pu enlever, et que, comme village frontière, les Indiens tenaient toujours grandement approvisionné.

Ce village est situé sur une colline élevée, entouré d’un côté par une lagune et de l’autre par un ruisseau ; il n’a qu’une seule entrée et il est entouré d’un fossé profond appuyé sur une estacade de quatre pieds de hauteur, derrière laquelle s’élève une muraille de bois de quatre mètres avec ses meurtrières pour tirer les flèches, muraille garnie par intervalles de petits donjons qui la dominent de trois mètres et de tours remplies de pierres pour la défense. Les maisons du village avaient également leurs meurtrières ; les rues aussi étaient fortifiées et l’on ne saurait imaginer rien de mieux compris que l’organisation défensive de ce village.

J’envoyai à la recherche des habitants ; on me ramena trois Indiens que je renvoyai avec l’un des marchands d’Acalan pour qu’ils se missent à la recherche du cacique, leur recommandant bien de lui dire qu’il n’avait rien à craindre et qu’il se hâtât de venir ; que loin de lui faire aucun mal, je l’aiderais dans ses guerres avec ses voisins et que je laisserais sa province victorieuse et pacifiée. Ils revinrent deux jours après, m’amenant un oncle du cacique qui n’était qu’un enfant et dont il était le tuteur. Mais cet enfant qui avait peur ne voulut pas venir.

Je rassurai l’oncle qui vint avec moi jusqu’à un autre village de la même province et qui s’appelle Tiac, avec lequel il est en guerre. Ce village est fortifié comme l’autre ; il est plus grand mais moins fort, car il est situé dans la plaine ; il a comme lui ses murailles, ses tours et ses donjons, et les trois faubourgs qui le composent constituent chacun une ville fortifiée, enfermée dans la première.

J’avais envoyé à ce village deux compagnies de cavalerie et une de fantassins ; ils le trouvèrent désert et plein de provisions ; ils s’emparèrent de huit Indiens dont ils relâchèrent quelques-uns, les chargeant d’aller trouver le cacique pour le ramener. Ils s’acquittèrent si bien de leur commission, qu’avant mon arrivée, mes gens avaient déjà reçu des courriers du cacique qui leur apportaient des provisions et des étoffes ; après mon arrivée, il vint deux fois d’autres personnages pour m’apporter des vivres et causer avec moi, de la part de ce même cacique et de cinq autres appartenant à la même province, mais tous indépendants et qui se déclaraient sujets de Votre Majesté et nos amis, mais que je ne pus jamais décider à venir me voir.

Comme je ne pouvais m’éterniser dans le pays, je leur fis dire, que je les recevais au nom de Votre Majesté et que je les priais de m’envoyer des guides afin de poursuivre mon voyage. Ils m’en donnèrent un qui connaissait très bien le village où se trouvaient mes Espagnols qu’il prétendait avoir vus. Je partis donc sous sa conduite, du village de Tiac, et fus camper dans un autre qui s’appelle Yasuncabil, le dernier de la province, qui était désert et fortifié comme les autres. La demeure du cacique y était fort belle. Quoique de passage, nous nous fournîmes dans ce village de tout ce dont nous avions besoin, car le guide nous avertit que nous avions cinq jours de traversée absolument déserte, avant que d’arriver à la province de Tayasal on nous devions passer. Entre la province de Mazatcan et celle de Guiatha, je renvoyai les marchands que j’avais rencontrés sur le chemin d’Acalan ; je leur fis divers présents pour eux et pour Apaspolon ; ils me quittèrent très contents. Je renvoyai en même temps chez lui le cacique du premier village, qui m’avait accompagné, et je lui remis des femmes qu’on avait fait prisonnières dans les bois et diverses bagatelles dont il me remercia beaucoup.

À la sortie de cette province de Mazatcan, je pris le chemin de Tayasal et campai dans les bois à quatre lieues de là ; le chemin du reste ne passait qu’au milieu de collines et montagnes boisées où nous eûmes à franchir un très mauvais défilé ; nous l’appelâmes le défilé d’Albâtre, car toutes les pierres, les roches et les pics étaient en albâtre très fin. Le cinquième jour, les coureurs qui nous précédaient avec le guide, signalèrent une grande lagune, semblable à un bras de mer, et je l’ai cru, quoique l’eau en fût douce, à cause de sa profondeur et de son étendue. On voyait au loin un village dans une île : le guide nous dit que c’était le chef-lieu de cette province de Tayasal et que nous ne pouvions y arriver qu’en canoas. Mes coureurs restèrent en sentinelles, pendant que l’un d’eux venait me raconter ce qui se passait. J’ordonnai une halte générale et filai en avant pour voir la lagune et étudier sa conformation ; lorsque j’arrivai près de mes gens ils venaient de s’emparer d’un Indien de Tayasal qui avait abordé dans une toute petite canoa pour observer la route. Quoiqu’il fut surpris, ne s’attendant à rien de fâcheux, il se serait échappé sans un de nos chiens qui se jeta sur lui avant qu’il atteignît la lagune.

Cet Indien me dit que personne ne soupçonnait mon arrivée. Je lui demandai s’il y avait un passage pour atteindre le village, il me dit que non ; mais il ajouta que, près de là, en traversant un petit bras de la lagune, il y avait des fermes et des maisons, où, si je pouvais arriver sans être signalé, je trouverais quelques pirogues. Je fis aussitôt venir une douzaine d’arbalétriers avec lesquels, sous la conduite de l’Indien, nous passâmes un marais avec de l’eau jusqu’à la ceinture et parfois davantage ; nous arrivâmes en vue des fermes en question, mais quoi que nous fissions pour nous dissimuler, on nous avait vus, et nous arrivâmes au moment où les Indiens s’embarquaient dans leurs canots et poussaient au large. Je longeai en toute hâte les bords de la lagune au milieu de champs cultivés, mais partout nous avions été signalés et tout le monde fuyait. Il était tard, je poursuivis encore, ce fut en vain.

Je campai au milieu des cultures, je réunis mes gens et je pris toutes les précautions possibles, car l’Indien de Mazatcan m’assurait que les gens de Tayasal étaient fort nombreux et de grands guerriers, que redoutaient toutes les provinces voisines. Cet Indien me demanda de le laisser partir dans sa petite canoa pour retourner à la ville qui était bien à deux lieues de là au milieu de la lagune, me promettant de parler au cacique, qu’il connaissait parfaitement et qui s’appelait Canek. Il lui dirait mes projets et la cause de ma présence dans le pays ; il m’assura qu’il le croirait volontiers, étant connu de lui et l’ayant bien des fois visité dans sa demeure. Je lui livrai la canoa avec l’Indien qui l’avait amenée, je le remerciai de ses bonnes intentions et lui promis de le récompenser, s’il réussissait.

Il partit et revint dans la nuit accompagné de deux personnages qui m’étaient envoyés par le cacique pour me voir, s’assurer près de moi de ce que leur avait rapporté l’Indien et me demander ce que je voulais. Je les reçus gracieusement, leur fis cadeau de bagatelles diverses et leur dis que j’étais venu dans leur pays, envoyé par Votre Majesté, pour m’entendre avec les seigneurs et leurs sujets, de choses qui touchaient au service de Votre Altesse. Je les priai de dire à leur maître de bannir toute crainte, de venir me voir et que pour prouver ma bonne foi, je lui enverrai un de mes Espagnols comme otage. Ils s’en retournèrent emmenant le guide et l’Espagnol. Le lendemain, de bonne heure, le cacique arriva suivi d’une trentaine d’hommes dans une demi-douzaine de pirogues : il ramenait l’Espagnol que j’avais envoyé comme otage et paraissait fort content. Je les reçus à merveille, et comme c’était l’heure de la messe je la fis célébrer dans la plus grande pompe, avec chants accompagnés de trombones et de hautbois que j’avais dans ma compagnie. Ces gens en suivirent les cérémonies avec la plus grande attention ; la messe terminée, je fis venir mes religieux qui, au moyen de l’interprète, leur firent un sermon touchant notre sainte foi, leur expliquant qu’il n’y avait qu’un seul Dieu et l’erreur de leurs croyances ; le Canek en parut très touché, et me dit qu’il voulait tout de suite briser ses idoles et se prosterner devant le Dieu que nous adorions et qu’il serait heureux de savoir de quelle manière il pourrait l’honorer ; il me pria de me rendre avec lui dans son village pour me montrer comment il brûlerait ses idoles et me demanda de laisser à Tayasal une de ces croix que j’élevais dans tous les villages où je passais.

Après le sermon, je m’efforçai de lui faire comprendre la grandeur de Votre Majesté et comment tous les peuples du monde étaient ses vassaux et ses sujets, que tous nous lui devions hommage et que Votre Majesté le comblerait de faveurs, comme j’en avais déjà distribué en votre nom royal à tous ceux qui avaient accepté son joug, et que je lui en promettais autant. Il me répondit que jusqu’alors, il n’avait pas reconnu de maître, ni pensé que personne le pouvait devenir ; « il est vrai, ajouta-t-il, que des gens de Tabasco passant à Tayasal il y avait cinq ou six ans, lui avaient parlé d’un capitaine accompagné de quelques Indiens, qui les avait vaincus trois fois et leur avait dit de se déclarer les sujets d’un grand seigneur, c’est-à-dire exactement ce que je venais de lui répéter » ; et il me demanda si par hasard c’était moi ? Je lui affirmai que c’était bien moi : il n’avait, lui dis-je, pour s’en assurer qu’à demander à mon interprète Marina, qui ne m’a jamais quitté depuis le jour où elle me fut donnée avec une vingtaine de femmes par le cacique de Tabasco. Marina s’adressant au Canek, lui confirma ce que je venais de dire, lui raconta comment j’avais fait la conquête de Mexico et de tant d’autres royaumes que j’avais soumis au joug de Votre Majesté. Il parut se réjouir beaucoup de ces nouvelles et me déclara qu’il désirait être vassal de Votre Majesté ; heureux d’être, ajoutait-il, le sujet d’un si grand prince. Il fit apporter du miel, un peu d’or et des colliers de coquillages rouges d’une grande valeur à leurs yeux, qu’il me donna ; je lui fis remettre en échange de nos bagatelles d’Espagne qui l’enchantèrent. Je le fis dîner avec moi, ce qu’il accepta, avec plaisir et après dîner, je lui racontai que j’allais à la recherche de certains Espagnols que j’avais envoyés à la côte de la mer et dont depuis longtemps je n’avais pas de nouvelles ; il me répondit qu’il avait beaucoup entendu parler d’eux, car il avait de ses sujets tout près de l’endroit où ces Espagnols habitaient et qui s’occupaient de ses plantations de cacao qui est la richesse du pays ; et que, soit par ces Indiens, soit par les marchands qui chaque jour allaient et venaient de Tayasal à la côte, il en avait fréquemment des nouvelles et qu’il me donnerait un guide pour me conduire près d’eux ; mais il m’avertissait que le chemin était fort mauvais, traversant de hautes montagnes et qu’il me serait beaucoup plus facile d’y aller par mer.

Je lui répondis que traînant tant de monde avec moi, tant de chevaux et de bagages, les vaisseaux n’auraient pu suffire et que j’avais dû prendre la voie de terre. Je le priai de nous laisser passer à travers la lagune, mais il me répondit qu’elle se terminait à trois lieues de là et qu’on n’avait qu’à en suivre le bord ; mais il insistait pour que j’allasse avec lui dans ses canoas visiter son village et sa demeure, assister à la destruction de ses idoles et lui faire construire une croix. J’y allai pour lui faire plaisir et contre l’avis de mes gens ; je m’embarquai avec une vingtaine d’hommes et passai la journée à Tayasal. Je repartis le soir avec le guide que m’avait donné le Canek pour regagner la terre où je dormis. Je retrouvai mes gens qui longeaient la côte de la lagune où nous campâmes ; j’avais dû laisser dans les fermes dépendant de la ville, un de mes chevaux qui avait une jambe blessée et qui ne pouvait marcher ; le seigneur me promit d’en prendre soin, j’ignore ce qu’il en fit.

Le jour suivant, avant réuni mes gens, nous nous mîmes en route sous la conduite de nus guides ; à une demi-lieue du camp, nous atteignîmes une petite plaine et plus loin une rangée de collines sur une étendue d’une lieue et demie pour retomber sur de très jolies plaines, d’où j’envoyai en avant quelques chevaux et des fantassins, les guides nous ayant avertis que nous arriverions à un village cette nuit. Dans ces plaines nous trouvâmes une multitude de chevreuils que les cavaliers poursuivirent à coups de lance ; ils en tuèrent dix-huit. À la suite de cette chasse, le soleil aidant et le manque d’entraînement pour nos chevaux qui ayant traversé défilés, montagnes et marais, avaient perdu l’habitude de courir, il nous en mourut deux et plusieurs furent en grand danger.

Notre chasse terminée, nous poursuivîmes notre route, et peu de temps après j’aperçus nos coureurs arrêtés et maintenant quatre Indiens chasseurs, dont ils s’étaient emparés : ceux-ci apportaient un lion et des iguanes qui sont de grands lézards que l’on trouve aussi dans les îles. Je demandai à ces Indiens si l’on se doutait de ma présence dans leur village, ils me dirent que non et me le montrèrent à une lieue plus loin ; je me hâtais donc pour y arriver, croyant ne rencontrer aucun obstacle ; mais au moment où je croyais l’atteindre et que j’en voyais les habitants, je tombai sur un grand marais très profond. Je m’arrêtai et j’appelai les Indiens ; il en vint deux dans une canoa qui m’apportaient une douzaine de poules ; ils arrivèrent près de moi, car j’étais dans l’eau, mon cheval enfoncé jusqu’au ventre, mais se maintinrent à une certaine distance. Je m’efforçai en vain de les rassurer, ils refusèrent de s’approcher et commencèrent à se diriger du côté de leur village, quand un Espagnol qui était à cheval près de moi se jeta à l’eau et les poursuivit à la nage ; alors, de peur, ils abandonnèrent la canoa, lorsque d’autres Indiens arrivèrent à la nage et s’en emparèrent.

Pendant ce temps, tous les gens que nous avions vus dans le village en étaient partis : je demandai aux Indiens par où je pouvais passer et ils me montrèrent un chemin qui contournait le marais une lieue au delà et qui me conduisit en un terrain sec.

Nous allâmes cette nuit-là dormir dans le village, qui se trouve à huit grandes lieues du point d’où nous étions partis, ce village s’appelait Thécon et le cacique Amohan. Je restai là quatre jours, m’approvisionnant de vivres pour six jours de pays déserts que, selon les guides, nous aurions à traverser ; j’espérais aussi que le cacique viendrait me voir ; je l’envoyai chercher, je lui prodiguai les assurances ; jamais il ne voulut venir, ni lui ni ses gens.

Ayant réuni tous les vivres que je pus amasser, je partis, et cette première journée fut agréable et charmante, car nous eûmes une route plane, et nous passions dans un beau pays. Après un trajet de six lieues, au pied des montagnes et près d’une rivière, nous trouvâmes une grande maison : les guides me dirent que c’était la demeure de Amohan, seigneur de Thécon, et qu’il la tenait comme hôtellerie pour les nombreux marchands qui passaient par là. J’y demeurai un jour sans compter celui de mon arrivée, parce que c’était fête et que je voulais donner à mes hommes le temps d’ouvrir la route. Nous fîmes dans cette rivière une pêche miraculeuse, composée d’une multitude d’aloses, dont pas une n’échappa de nos filets.

Le lendemain je partis ; ce fut une rude journée de sept lieues à travers bois et montagnes, qui nous mena dans une belle savane semée de quelques sapins. Dans cette savane de deux lieues de large, nous tuâmes sept chevreuils et nous dînâmes au bord d’un joli ruisseau qui servait de limite à la plaine. Sitôt après, nous entrâmes dans un défilé étroit et rude où les chevaux tenus en bride avançaient avec peine. À la descente, nous traversâmes une petite plaine pour monter et redescendre ensuite pendant plus de deux lieues dans un chemin tellement affreux qu’il n’y eut pas un seul de nos chevaux qui n’y perdît ses fers. Nous passâmes la nuit au bord d’un ruisseau et j’y restai le jour suivant jusqu’à l’heure de vêpres, attendant qu’on eût ferré les chevaux ; et quoique nous eussions deux maréchaux-ferrants et plus de dix hommes pour les aider à planter les clous, ils ne purent achever leur besogne ce jour-là.

Je m’en allai camper à trois lieues plus loin ; nombre de mes gens restèrent en arrière à cause des chevaux qui n’étaient pas ferrés et pour attendre les bagages que les grandes pluies avaient retardés. Le jour suivant, je partis sur le conseil de mes guides, qui me dirent que nous arriverions de bonne heure à une hôtellerie appelée Asuncapin qui appartenait au seigneur de Tayasal.

Après quatre ou cinq lieues de marche nous arrivâmes à cette maison qui était déserte. J’y restai deux jours pour attendre les bagages et rassembler quelques provisions, après quoi je me remis en route pour aller coucher dans une autre hôtellerie, à cinq lieues de la première, nommée Taxuytel et qui appartient à Amohan, cacique de Thecon ; là se trouvaient des plantations de cacao et des champs de maïs encore verts. Ici, les guides et le majordome de cette maison qui s’y trouvait avec sa femme et son fils, me dirent que nous avions à passer au milieu de montagnes âpres et sauvages, entièrement inhabitées, avant que d’arriver à d’autres maisons qui appartiennent à Canek, seigneur de Tayasal, et qui se nomment Tenciz. Après nous être bien reposés nous partîmes et traversâmes six lieues de plaine pour entrer dans les gorges les plus merveilleuses qui se puissent imaginer. Dire les aspérités étranges, le pittoresque et le grandiose de ces rochers et de ces montagnes, me semble chose impossible ; on ne saurait pas plus le dépeindre que le faire comprendre. Que Votre Majesté sache seulement qu’il fallut douze jours pour que le dernier de nous franchit ce passage de huit lieues à peine et que nous y perdîmes soixante-huit chevaux tombés dans les précipices et morts de fatigue ; quant aux autres, ils étaient dans un tel état que nous pensions ne plus pouvoir nous en servir et qu’ils furent trois mois a se remettre. Pendant que nous étions engagés dans cette gorge, il ne cessa ni jour ni nuit de pleuvoir et le sol des montagnes était composé de telle façon qu’il ne retenait pas une goutte d’eau : de sorte qu’au milieu de cette inondation, nous souffrions de la soif et que la plupart des chevaux en moururent. Et si chaque soir, nous n’avions pas construit des cabanes de feuilles et de branchages pour nous abriter, ce qui nous permettait de recueillir un peu d’eau dans des vases et dans des chaudrons que remplissait cette éternelle averse, pas un de nous, homme ni cheval, ne serait sorti de ces montagnes.

C’est là que l’un de mes neveux se cassa la jambe en trois ou quatre endroits : ce qui, outre la douleur qu’il en ressentit, nous causa une peine infinie pour le tirer de là. Pour nous achever, nous trouvâmes, à une lieue de Tenciz, une grande rivière que les pluies avaient tellement gonflée et qui coulait si rapide, qu’il était impossible de la traverser. Les Espagnols de l’avant-garde qui en avaient remonté le cours, trouvèrent un gué, le gué le plus extraordinaire qu’on puisse imaginer : en effet, la rivière en cet endroit s’étend sur une largeur de près d’une lieue, se trouvant endiguée plus bas par d’énormes pics rocheux ; ils forment comme une porte très étroite par où l’eau se précipite avec une violence extraordinaire, et plusieurs de ces goulets se suivent, par où la rivière s’engouffre avec la même vitesse. L’on ne pouvait traverser qu’en l’un de ces endroits, et il nous fallut abattre de grands arbres qui atteignaient d’une rive à l’autre. C’est par là que nous passâmes au milieu des plus grands dangers, à peine soutenus par des lianes qui nous servaient de garde-fous et qui reliaient les deux bords. À la moindre hésitation, au moindre glissement, on était perdu. Nous mîmes deux jours à effectuer ce dangereux passage ; quant aux chevaux ils traversèrent à la nage, en aval dans une eau plus calme et furent trois jours pour arriver à Tenciz qui n’était qu’à une lieue de là. Ils venaient si fourbus de leur traversée de la montagne, qu’ils n’eussent pu faire un pas s’ils n’avaient été soutenus.

J’arrivai à ces hôtelleries de Tenciz la veille de la pâque de résurrection ; beaucoup de mes gens n’y arrivèrent que trois jours plus tard ; je parle de ceux qui avaient des chevaux et qui avaient été obligés de les attendre ; j’y avais été précédé de deux jours par mes hommes d’avant-garde. Ils avaient trouvé des Indiens dans les maisons de l’endroit et s’étaient emparés d’une vingtaine de personnes qui ne m’attendaient guère. Je leur demandai s’ils avaient des vivres : ils me répondirent qu’ils n’en avaient pas et qu’on n’en pourrait trouver nulle part ; ce qui nous jeta dans une affreuse inquiétude, attendu, qu’il y avait deux jours que nous ne mangions que des cœurs de palmiers et pas toujours en quantité suffisante, car nous n’avions plus la force de les couper. L’un des officiers de l’hôtellerie me dit qu’à une journée de marche en amont de l’endroit où nous avions passé la rivière, il y avait une population nombreuse faisant partie d’une province appelée Tahuycal et qu’il y avait abondance de maïs, cacao, poules, etc., et qu’il me donnerait un guide pour m’y conduire. J’y expédiai immédiatement un capitaine avec trente soldats et plus de mille Indiens qui trouvèrent, grâce à Dieu, quantité de maïs ; tous les habitants avaient fui. Nous pûmes enfin nous approvisionner, quoique avec beaucoup de peine, vu la distance.

De ces hôtelleries, j’envoyai un certain nombre d’arbalétriers sous la conduite d’un guide, étudier le chemin que nous avions à suivre pour arriver à la province d’Acuculin ; ils atteignirent une hôtellerie de cette province, à dix lieues de Tenciz et à six lieues de la ville principale qui, je l’ai dit, se nomme Acuculin et le cacique Acahuilgin. Ils y arrivèrent sans avoir été signalés et dans l’une des maisons s’emparèrent de six hommes et d’une femme ; ils revinrent me disant que le chemin qu’ils avaient parcouru était parfois difficile, mais qu’il leur avait semblé beau, comparé à celui par où nous venions de passer. Je m’informai auprès de ces Indiens, des Espagnols que j’allais rejoindre : parmi eux se trouvait un habitant de la province d’Acalan qui me dit être marchand et qu’il avait son magasin dans le village même où se trouvaient les Espagnols ; que ce village s’appelait Nito, point où se réunissaient une foule de marchands de toutes les provinces ; que ceux d’Acalan y occupaient un quartier spécial sous les ordres d’un frère de Apaspolon et que les chrétiens les avaient attaqués une nuit, s’étaient emparés de leur quartier et avaient enlevé toutes les marchandises qui étaient en quantité considérable. C’est qu’en effet il avait là des marchands de toutes les nations qui, depuis un an, avaient fui et s’en étaient allés dans d’autres provinces.

Pour lui et certains de ces amis d’Acalan, ils avaient demandé et obtenu de Acahuilgin cacique d’Acuculin, la permission de se fixer dans ses terres, avaient fondé un petit village en tel endroit qu’il leur avait désigné, où ils avaient établi des comptoirs ; il ajouta que le commerce était fort réduit depuis l’arrivée des Espagnols, parce qu’on devait passer par Nito et que personne n’osait plus y aller. Il s’engageait à m’y conduire ; mais avant d’y arriver, il nous faudrait traverser un bras de mer et d’ici là de grandes montagnes très difficiles, demandant dix journées de marche.

Je me réjouis beaucoup d’avoir rencontré un si bon guide et le comblai de prévenances. Les Indiens que je ramenais de Mazatcan et de Tayasal, lui dirent que je les avais toujours bien traités et que j’étais un ami d’Apaspolon son seigneur. Ces confidences parurent le rassurer et je le fis mettre en liberté, ainsi que ceux qu’on m’avait amenés avec lui ; je pus donc renvoyer les guides qui m’avaient suivi jusque-là ; ils me quittèrent fort satisfaits des récompenses dont je payai leurs services.

J’envoyai immédiatement quatre des Indiens d’Acuculin et deux autres des hôtelleries de Tenciz pour avertir le cacique d’Acuculin de mon arrivée et le prier de ne pas s’enfuir. Derrière eux j’envoyai d’autres hommes pour ouvrir la route ; deux jours après je partis parce que j’étais à court de vivres et quoique nous eussions bien besoin de nous reposer ; nos pauvres chevaux surtout, que nous menâmes par la bride. Le matin du jour suivant je constatai l’absence du guide qui s’était enfui : j’en eus d’autant plus de douleur que j’avais renvoyé les autres. Je poursuivis ma route et campai cinq lieues plus loin dans une forêt où nous eûmes à franchir de si terribles passages, qu’un de nos chevaux sain jusqu’alors resta fourbu. Le jour suivant nous fîmes six lieues et traversâmes deux rivières. On passa l’une, grâce à un grand arbre tombé qui atteignait d’un bord à l’autre ; quant aux chevaux, ils passèrent à la nage et nous perdîmes deux juments ; nous passâmes l’autre en canoas et les chevaux à la nage, et j’allai dormir dans un petit village composé de quinze maisons toutes neuves ; c’étaient celles que les marchands d’Acalan chassés de Nito avaient construites.

Je restai là deux jours pour rallier mes gens et mes bag et j’envoyai en avant deux compagnies de cavaliers et une de piétons pour nous attendre au village de Acuculin. Mes gens m’écrivirent qu’ils l’avaient trouvé désert ; deux Indiens seulement étaient restés dans une grande maison qui était la demeure de leur maître. Ils attendaient mon arrivée pour en avertir leur seigneur qui avait appris ma venue par les courriers que je lui avais envoyés de Tenciz, et qui désirait me voir ; il viendrait quand il me saurait dans le village. L’un des deux Indiens était donc allé le chercher, l’autre était resté près de mes hommes. On me disait encore, qu’un avait trouvé du cacao dans les plantations, mais point de maïs, que cependant il y avait d’assez bons pâturages pour les chevaux.

À mon arrivée à Acuculin, je demandai si le cacique était là, ou si son serviteur était revenu ? On me répondit que non. Je demandai à l’Indien qui était resté pourquoi son maître n’était pas venu ? Il me dit qu’il n’en savait rien et qu’il l’attendait comme moi ; peut-être, attendait-il la nouvelle de mon arrivée. Après deux jours d’attente vaine, j’interrogeai de nouveau cet homme qui n’en savait pas davantage ; seulement il me pria de le faire accompagner par quelques-uns de mes hommes et qu’il irait le chercher. Je lui en donnai dix, qu’il conduisit à plus de cinq lieues de là, jusqu’à un groupe de cabanes qui paraissaient abandonnées depuis peu. Pendant la nuit le guide s’enfuit et mes gens revinrent au village.

Me voilà donc sans guide, ce qui allait doubler notre désarroi. J’envoyai de tous côtés de petites troupes composées d’Espagnols et d’Indiens pour explorer le pays qu’ils parcoururent pendant huit jours sans pouvoir trouver trace d’Indiens, sinon quelques femmes qui ne nous servirent à rien ; elles ne connaissaient point les routes et ne purent nous rien apprendre ni du cacique, ni de la province. Une seule nous dit qu’elle connaissait un village à deux journées d’ici, qui s’appelait Chianteca et que là nous trouverions des gens qui pourraient nous donner des nouvelles des Espagnols de Nito, parce qu’il y avait dans le village beaucoup de marchands qui commerçaient avec toutes les provinces des environs. J’y envoyai du monde sur-le-champ, avec cette femme pour guide, et quoique situé à deux longues journées de Acuculin, les habitants avaient été avisés de ma venue et l’on ne put s’y procurer un guide.

N’ayant point de guide, et ne pouvant me servir de la boussole dans ces forêts les plus épaisses et les plus sauvages qui se puisse imaginer, ne connaissant d’autre chemin que celui que nous avions suivi jusqu’alors, notre situation devenait désespérée, quand, grâce à Dieu, nous rencontrâmes dans les bois un petit garçon de quinze ans, qui se chargea de nous conduire dans les fermes de Taniha, province où je devais passer d’après mes cartes. Il nous dit que ces fermes, se trouvaient à deux journées de là. Nous partîmes avec ce petit garçon et nous arrivâmes en deux jours à ces fermes où mes avant-gardes purent s’emparer d’un vieil Indien qui nous conduisit jusqu’aux villages de Taniha, qui se trouvaient aussi à deux journées plus loin. Dans les villages, nous saisîmes quatre Indiens qui me donnèrent des nouvelles certaines des Espagnols, nous disant qu’ils les avaient vus et qu’ils habitaient le village de Nito, village connu de tous les Indiens par suite de ses nombreuses relations commerciales. C’est dans les mêmes termes qu’on m’en avait parlé dans la province d’Acalan, comme j’en écrivis à Votre Majesté. On m’amena deux femmes de ce village de Nito, qu’habitaient les Espagnols ; elles me contèrent avoir assisté à la prise du village par les chrétiens, que l’attaque avait eu lieu la nuit, qu’elles avaient été faites prisonnières avec beaucoup d’autres et qu’elles avaient servi plusieurs de ces chrétiens dont elles me citèrent les noms.

Je ne saurais dire à Votre Majesté la joie que mes compagnons et moi éprouvèrent à ces nouvelles que nous donnèrent les habitants de Taniha ; nouvelles qui nous permettaient de prévoir la fin de l’étrange voyage où nous nous étions engagés ; car dans ces quatre dernières journées nous avions subi des fatigues sans nombre. Nous les passâmes au milieu des bois et des plus âpres montagnes, sans chemin tracé, où le peu de chevaux qui nous restaient s’estropièrent pour jamais. Un de mes cousins, Juan de Avalos, fut précipité du haut d’une montagne avec son cheval, eut le bras cassé et n’eût point survécu, s’il n’avait été préservé par sa cuirasse. Ce fut à grand’peine que nous pûmes le tirer de là. Je ne m’étendrai point sur les travaux et les privations dont nous avons souffert, de la faim surtout qui nous tourmentait, car en dehors de quelques porcs qui me suivaient depuis Mexico il y avait plus de huit jours, quand nous arrivâmes à Taniha, que nous n’avions mangé de pain. Nous n’avions que des tiges de palmes cuites avec la viande, sans un grain de sel qui nous manquait depuis longtemps, et des cœurs de palmiers.

Nous ne trouvâmes rien à manger dans ces villages de Taniha, car étant voisins des Espagnols, ils étaient depuis longtemps abandonnés par leurs habitants, qui redoutaient leurs attaques. Cependant, en nous sachant si près du but, nous oublions toutes nos peines passées prêts à souffrir vaillamment celles qui nous attendaient encore et la plus grande de toutes, la faim, car nous n’avions même plus de palmes en quantité suffisante, et ce nous était un grand travail que d’abattre ces gros palmiers ; il fallait toute une journée à deux hommes pour en abattre un seul, dont ils dévoraient la substance en une demi-heure.

Ces Indiens me donnèrent des nouvelles des Espagnols ; ils me dirent que pour arriver auprès d’eux, il y avait deux journées de mauvais chemin et que, avant Nito, se trouvait une grande rivière qu’on ne pouvait passer sans canoas, car elle était si large que personne ne pourrait la traverser à la nage. J’envoyai aussitôt quinze piétons avec l’un des guides pour examiner le chemin et la rivière ; je leur recommandai de s’emparer de quelques-uns de ces Espagnols, qui pussent me dire quels gens ils étaient ; si c’étaient ceux que j’avais envoyés avec Cristobal de Oli, ou ceux de Francisco de Las Casas, ou bien les Espagnols de Gil Gonzalez de Avila. Ils partirent et l’Indien les conduisit à la rivière où ils s’emparèrent de la canoa de certains marchands avec laquelle ils traversèrent la rivière et là se cachèrent pendant deux jours, jusqu’à ce qu’ils s’emparassent d’une canoa qui venait du village et chargée de quatre Espagnols qui s’en allaient à la pêche. Ils les prirent tous les quatre sans avoir été aperçus des villages et me les amenèrent. Ils médirent que les Espagnols de Nito étaient les hommes de Gil Gonzalez de Avila ; qu’ils étaient tous malades et presque morts de faim. J’expédiai aussitôt deux de mes serviteurs dans la canoa qui avait amené les Espagnols, avec une lettre pour les gens du village, les priant de m’envoyer tout ce qu’ils avaient de barques et canoas pour que je pusse passer.

J’arrivai au bord de la rivière avec toute ma troupe ; j’y restai trois jours, et j’y reçus la visite d’un Diego Nieto qui me dit être le chef de la justice ; il m’amenait une barque et une canoa dans lesquelles nous passâmes douze avec grand danger de nous noyer, car le vent soufflait en tempête ; enfin, grâce à Dieu, nous arrivâmes au port. Le lendemain je fis préparer une autre barque et chercher des canoas que j’amarrai deux par deux, et par ce moyen toute ma troupe, hommes et chevaux, passa en cinq ou six jours.

Les Espagnols que je rencontrai à Nito comptaient soixante hommes et vingt femmes que le capitaine Gil Gonzalez de Avila avait abandonnés. La vue de ces malheureux me fit pitié et leur joie de me voir ne se peut dire ; c’est que sans mon arrivée ils étaient perdus sans ressources. Ils étaient peu nombreux, sans armes et sans chevaux ; ils étaient tous malades, épuisés, mourant de faim ; ils n’avaient plus rien des provisions qu’ils avaient apportées des îles et fort peu de celles qu’ils avaient amassées lors de la prise du village. C’en était fait d’eux ; car ils étaient incapables de rien tenter du côté de la terre, et ils se trouvaient parqués dans un endroit dont ils ne pouvaient que difficilement sortir et dont ils ne s’étaient jamais écartés de plus d’une demi-lieue.

À la vue de tant de misère, je résolus de chercher quelque moyen de soutenir ces malheureux et de les mettre en état de regagner les îles, car entre eux tous il n’y en avait pas huit capables de rester en ce pays et d’y coloniser. J’envoyai donc aussitôt des partis de mes hommes de tous les côtés, les uns par mer avec deux barques et d’autres dans cinq à six canoas. La première sortie fut dirigée vers l’embouchure d’une rivière appelée Yasa qui est à dix lieues de Nito, où l’on m’avait dit que se trouvaient des villages bien approvisionnés. Mes hommes, après avoir atteint la rivière, en remontèrent le cours pendant six lieues et tombèrent au milieu de fermes et de champs cultivés ; mais les Indiens les avaient vus venir et transportèrent toutes leurs provisions dans de grandes métairies qui se trouvaient près de là ; puis avec leurs femmes et leurs enfants se réfugièrent dans les bois.

Quand les Espagnols arrivèrent près de ces métairies, ils eurent à subir de grandes averses et coururent s’abriter dans une grande maison, et comme ils étaient mouillés, ils se désarmèrent et se dévêtirent pour sécher leurs vêtements et se chauffer au feu qu’ils avaient allumé. Les Indiens les surprirent en cet état, en blessèrent un grand nombre, les mirent en fuite, les forcèrent de se rembarquer et de me revenir sans rien de plus que ce qu’ils avaient emporté. J’étais désolé de les voir blessés, dont quelques-uns très gravement ; ce qui me touchait le plus, c’était l’orgueil que les Indiens devaient concevoir de leur succès, et du désastre de l’expédition, qui n’apportait aucun secours à nos misères.

À l’instant même, j’envoyai un autre capitaine avec une plus forte escouade, tant Espagnols que Mexicains, et comme les barques et les canoas ne pouvaient les contenir tous, je les fis transporter en détail de l’autre côté du fleuve qui débouche près du village, avec ordre de longer la rive suivie par les barques qui leur serviraient à passer les anses et les rivières ; ils partirent et arrivèrent à l’embouchure du fleuve où trois de nos Espagnols avaient été blessés et revinrent sans nous l’apporter rien, que quatre Indiens qu’ils avaient surpris dans une canoa sur la côte de la mer. Je leur demandai pourquoi ils revenaient ainsi les mains vides ? ils me répondirent, qu’à la suite des pluies, le fleuve roulait des eaux si furieuses, qu’ils n’avaient pu le remonter plus d’une lieue ; espérant qu’il se calmerait, ils avaient attendu huit jours sans vivres et sans feu ; ils n’avaient vécu que de racines et de fruits sauvages qui en mirent quelques-uns en tel état, que je désespérais de les sauver.

Je me trouvai dans une situation des plus tristes, car s’il ne m’était resté quelques porcs, que je distribuai par rations infimes et que nous mangions sans pain ni sel, nous étions perdus. Je fis demander par mon interprète, aux Indiens que mes gens avaient ramenés, s’ils ne connaissaient pas quelque part un village où nous aurions chance de trouver quelques vivres, leur promettant que s’ils voulaient m’y conduire, je leur donnerais non seulement la liberté, mais que je les comblerais de présents. L’un d’eux me dit qu’il était marchand, que les autres étaient ses esclaves, qu’il avait souvent parcouru la côte avec ses pirogues et qu’il connaissait un estuaire, qui d’ici près allait jusqu’à une grande rivière et où par gros temps, lorsque les barques ne pouvaient tenir la mer, tous les marchands allaient jeter l’ancre ; et que, sur les bords de cette rivière, il y avait de grands villages habités par des Indiens riches et largement approvisionnés. Ceux-ci nous conduiraient à d’autres villages où nous ferions ample moisson de tout ce qui nous était nécessaire. Il ajoutait que, pour me prouver qu’il ne me trompait pas, je n’avais qu’à l’emmener avec moi, enchaîné, pour le punir comme il me plairait, si tout n’était point ainsi qu’il me l’avait dit.

Je fis aussitôt préparer les barques et les canoas ; j’y embarquai tout ce que j’avais d’hommes valides et les envoyai sous la conduite de cet homme. Au bout de dix jours, mes gens revinrent comme ils étaient partis, disant que leur guide les avait menés dans des marais, où ni les barques, ni les canoas ne pouvaient naviguer ; qu’ils avaient fait ce qu’ils avaient pu pour passer et que cela leur avait été impossible. Je demandai à l’Indien comment il avait osé se moquer de moi ? il me répondit que non, mais que les gens avec lesquels je l’avais envoyé s’étaient refusés à pousser en avant ; qu’ils étaient déjà tout prêts d’atteindre le point de la côte où se jette le fleuve, puisque les Espagnols pourraient me dire avoir entendu le bruit des vagues : la mer se trouvait donc à proximité.

Je ne saurais dire ce que j’éprouvai en me voyant en si fâcheuse extrémité ; je faillis perdre tout espoir en songeant que tous, peut-être, nous étions condamnés à mourir de faim. Ce fut au milieu de ces affreuses circonstances, que Dieu Notre Seigneur, qui seul peut nous secourir et qui tant de fois a protégé de son égide l’instrument et le serviteur de Votre Majesté, nous envoya un navire qui venait des îles, sans soupçonner qu’il me trouverait dans ce malheureux village ; il amenait trente hommes sans compter son équipage, treize chevaux, soixante et tant de porcs, douze boucauts de viandes salées et trente charges de pain des îles. Nous rendîmes tous grâces a Dieu. J’achetai le navire et son chargement qui me coûta quatre mille piastres. J’avais déjà fait réparer une caravelle que les Espagnols de Nito considéraient comme perdue et je faisais construire un brigantin avec les débris d’autres navires. Quand le vaisseau des îles arriva, la caravelle était prête ; mais je ne sais, si nous eussions pu achever le brigantin sans l’aide des nouveaux venus parmi lesquels se trouvait un homme qui, sans être charpentier de son état, était des plus ingénieux. En allant à la découverte de côté et d’autre, nous tombâmes au milieu des montagnes les plus sauvages, sur un sentier qui conduisait à huit lieues de là à certain village appelé Leguela où nous trouvâmes force vivres ; mais le village était si loin et les chemins si détestables que nous ne pûmes en profiter.

J’appris des Indiens qu’on avait pris à Leguela, que Naco est un village où séjournèrent Francisco de Las Casas, Cristobal de Oli et Gil Gonzalez de Avila ; c’est là que mourut Cristobal de Oli, comme plus loin j’en dirai les détails qui me furent donnés par les Espagnols de Nito.

Je fis aussitôt ouvrir une route du côté de Naco où j’envoyai toute ma troupe, cavaliers et fantassins ; je ne gardai près de moi que les malades, mes serviteurs et quelques personnes qui demandèrent à rester pour s’embarquer avec moi. Je recommandai au capitaine de faire tous ses efforts pour pacifier cette province qui avait toujours été fort troublée depuis le séjour qu’y avaient fait les capitaines. Je lui donnai l’ordre d’envoyer aussitôt après son arrivée dix ou douze chevaux et autant d’arbalétriers à la baie de Saint-André qui est à vingt lieues du village. Je comptais en effet m’embarquer avec les malades et les gens de ma suite sur les navires que j’avais, et me rendre au port de Saint-André ; je les attendrai si j’arrivais le premier et s’ils arrivaient avant moi, ils devaient m’y attendre pour recevoir mes ordres.

Une fois mes hommes partis et le brigantin achevé, je voulus m’embarquer ; puis, je réfléchis que j’avais bien une assez grosse provision de viande, mais que je n’avais pas de pain ; que ce pourrait être une grande imprudence de m’embarquer avec tant de monde et en de telles conditions ; qu’il suffirait d’un vent contraire pour nous affamer. Sur ces entrefaites, le capitaine de mon nouveau navire me dit que lorsqu’ils vinrent à Nito pour la première fois, ils étaient deux cents hommes, qu’avaient amenés un grand brigantin et quatre autres navires : c’était toute la troupe de Gil Gonzalez de Avila. Or, avec les barques et les brigantins, ils avaient remonté la grande rivière et étaient tombés dans deux grands golfes d’eau douce : tout autour, il y avait beaucoup de villages, des cultures et des vivres ; ils avaient poussé jusqu’au fond de ces golfes, à quatorze lieues plus haut : puis ils avaient essayé de remonter la rivière, mais elle coulait si furieusement qu’en six jours ils n’avaient pu faire que quatre lieues, qu’elle s’enfonçait beaucoup plus loin, qu’ils n’avaient pu en percer le mystère, mais qu’il y avait par là des quantités de maïs. J’avais bien peu de gens sous la main pour y faire une expédition, me disait le capitaine ; car, lorsque les hommes d’Avila s’y rendirent, ils s’emparèrent tout d’abord d’un village par surprise ; mais les Indiens s’étant réunis, les avaient battus et les avaient forcés à s’embarquer après en avoir blessé plusieurs.

Jugeant qu’il y avait pour moi plus de danger à m’embarquer sans vivres qu’à aller en chercher chez les Indiens de la côte, j’abandonnai mon projet et résolus de remonter cette rivière. N’ayant en effet rien de mieux à entreprendre que de me procurer des vivres pour mes gens, il se pourrait faire que, grâce à Dieu, je découvrisse quelque nouvelle province que je réduirais au service de Votre Majesté. Je fis le dénombrement des hommes que je pourrais emmener ; j’en comptai quarante et pas tous bien solides, mais tous serviraient à la garde des navires, pendant que je ferai des expéditions avec les autres.

Je pris donc le brigantin, deux barques et quatre canoas, dans lesquels j’embarquai mes Espagnols et une cinquantaine de Mexicains qui étaient restés avec moi. Je laissai dans le village un commissaire chargé de distribuer des vivres et de soigner les malades que je laissais derrière moi. Je partis et remontai la rivière avec la plus grande difficulté ; en un jour et deux nuits, j’atteignis le premier des deux golfes qui a bien douze lieues de large, et où je ne vis aucune habitation, les bords en étant fort marécageux. Je naviguai tout un jour dans ce golfe, jusqu’à ce que je trouvasse l’embouchure de la rivière, dans laquelle j’entrai et par où j’atteignis l’autre golfe le lendemain. C’était la chose la plus belle du monde que cette grande nappe d’eau douce de plus de trente lieues, entourée de ces hautes et pittoresques montagnes qui lui faisaient un cadre merveilleux ; j’en longeai les bords jusqu’à la nuit, quand je découvris un sentier qui a une demi-lieue de là me conduisit à un village d’où j’avais été signalé, car il était désert et dépouillé de toutes choses. Dans les champs, nous trouvâmes beaucoup de maïs verts, nous en mangeâmes le soir et le matin, et voyant que nous ne pouvions nous procurer ce que nous cherchions, nous nous chargeâmes de maïs verts et regagnâmes nos barques sans avoir vu un seul Indien. Je traversai alors de l’autre côté du golfe, ce qui nous prit du temps et nous causa une grande fatigue. Nous y perdîmes une canoa dont nous sauvâmes l’équipage, sauf un Indien qui se noya.

Nous abordâmes très tard et ne pûmes débarquer que le lendemain de bonne heure. Avec les barques et les canoas, nous remontâmes un petit ruisseau tandis que le brigantin restait dans le golfe. Ayant découvert un sentier, je pris terre avec mes trente hommes et tous mes Indiens et renvoyai les barques et les canoas. Je suivis le sentier, qui, à un quart de lieue, nous conduisit dans un village abandonné depuis longtemps, car l’herbe poussait dans les maisons ; il était encore entouré de vergers d’arbres à fruits et de plantations de cacao. Je parcourus les environs à la recherche d’une route et j’en trouvai une qui paraissait n’avoir plus servi depuis bien longtemps ; n’en voyant pas d’autre, je m’y engageai, elle conduisait au milieu des bois, nous la suivîmes pendant près de cinq lieues et par des montées si rapides que le plus souvent nous allions à quatre pattes ; elle nous conduisit à des champs de maïs au milieu desquels se trouvait une cabane où nous nous emparâmes de trois Indiennes et d’un Indien le propriétaire du champ. Ceux-ci nous conduisirent à un autre champ de maïs où nous prîmes deux femmes, et, poursuivant, avec ces gens pour guides, nous arrivâmes à une grande exploitation agricole, où se trouvaient disséminées une quarantaine de cabanes toutes neuves ; mais les habitants avertis de notre présence avaient pris la fuite. Comme ils avaient été surpris, ils n’eurent pas le temps de tout emporter, et nous trouvâmes des poules, des pigeons, des faisans et des perdrix dans des cages, mais ni maïs sec ni sel.

Nous passâmes la nuit dans ces cabanes où nous soupâmes de maïs vert et de gibier ; il y avait à peine deux heures que nous étions installés quand arrivèrent deux Indiens du village, fort étonnés de trouver chez eux de tels hôtes : mes sentinelles me les amenèrent ; je leur demandai s’il y avait d’autres villages dans les environs ? ils me répondirent qu’il y en avait et qu’ils m’y conduiraient les jours suivants, parce qu’il fallait y arriver de nuit. Nous partîmes de bonne heure suivant un chemin pire encore que le premier ; car, outre qu’il était à peine tracé, il nous fallut, tout près de là, passer une de ces rivières qui toutes se précipitant de ces hautes montagnes, vont former ces golfes d’eau douce, puis ce grand fleuve qui va se jeter à la mer, comme je l’ai déjà dit à Votre Majesté. Nous fîmes sept lieues de cette manière sans rencontrer un village, et nous avions traversé quarante-cinq torrents furieux sans compter une infinité de petits ruisseaux. Nous rencontrâmes trois Indiennes chargées de maïs qui venaient du village où nous allions.

Ces femmes nous confirmèrent la bonne foi de notre guide : effectivement, au coucher du soleil, nous entendions un bruit de gens ; je demandai à ces femmes ce que c’était ? elles me répondirent que les Indiens célébraient une fête. Alors je fis silencieusement entourer le village de mes hommes qui se cachèrent dans le bois, je plaçai des sentinelles près des maisons et d’autres sur le chemin, pour qu’on s’emparât de tout individu qui en sortirait, et nous restâmes là toute la nuit par la plus effroyable pluie qui fut jamais, dévorés par les moustiques, nuit tellement obscure et orageuse que deux ou trois fois je résolus de me rendre au village sans pouvoir y réussir, et cependant j’en étais si rapproché que j’entendais les voix des habitants.

Nous fûmes donc obligés d’attendre le jour, et nous arrivâmes si bien à point que nous surprîmes toute la population endormie. J’avais donné l’ordre que personne n’entrât dans les maisons ou ne poussât un cri avant d’avoir entouré les principales maisons, celle du cacique et un grand hangar où les guides nous avaient dit que dormaient tous les guerriers. Notre bonne fortune voulut que nous tombassions d’abord sur le hangar où ils reposaient ; comme il faisait jour et qu’on y voyait parfaitement, l’un de mes soldats, en voyant tant d’Indiens avec leurs armes, crut bien faire, nous sachant si peu nombreux, de pousser notre cri de guerre : Santiago ! Santiago ! Les Indiens réveillés se saisirent de leurs armes, et comme le hangar n’était qu’un simple toit soutenu sur des piliers purent s’échapper à loisir parce que nous ne pouvions envelopper tout le hangar. Je puis assurer Votre Majesté que si cet homme n’avait pas donné l’alarme, il ne se serait pas échappé un seul de ces Indiens et que c’eût été la chose la plus extraordinaire. J’aurais certainement tiré le meilleur parti de cette aventure en mettant nos prisonniers en liberté, en leur expliquant la raison de ma venue chez eux, en les rassurant, et leur montrant que je ne leur voulais aucun mal : j’aurais pu m’en faire des amis. Ce fut tout le contraire.

Nous prîmes quinze hommes et une vingtaine de femmes ; on en tua une douzaine qui se défendirent, parmi lesquels le cacique, que les prisonniers me désignèrent parmi les morts. Nous ne trouvâmes rien dans ce village qui pût nous servir, le maïs vert n’étant pas un aliment dont nous avions besoin. Je restai deux jours dans ce village pour laisser reposer mes hommes, et demandai aux Indiens s’ils ne connaissaient point un autre village où je pourrais me procurer du maïs sec. Ils me répondirent qu’il y en avait un appelé Chacuyal on je trouverais toutes espèces de provisions. Je partis donc avec mes nouveaux guides dans la direction de ce village ; nous fîmes six grandes lieues de route exécrable coupée d’une infinité de ruisseaux, et j’arrivai au milieu d’immenses cultures, qui appartenaient au village où nous allions. Nous fîmes un détour d’au moins deux lieues dans les bois pour ne pas être signalés, et mes hommes d’avant-garde s’emparèrent de huit Indiens bûcherons et chasseurs qu’ils rencontrèrent dans la forêt. Comme la nuit arrivait, mes guides me conseillèrent de faire halte, car nous approchions du village. Je m’arrêtai et je stationnai dans le bois jusqu’à trois heures du matin et me remis en route ; nous traversâmes une rivière profonde, où nous avions de l’eau jusqu’au cou, et si rapide qu’il fallut nous masser les uns contre les autres pour ne pas être emportés. Heureusement, nous ne perdîmes pas un des nôtres.

La rivière franchie, les guides me dirent que le village était tout près : je fis arrêter mes hommes et m’en fus, avec deux compagnies, jusqu’en vue des maisons ; j’entendis même des gens parler et je compris qu’on ne se doutait pas de ma présence. Je retournai à mes hommes que je fis se reposer et je mis six d’entre eux à la garde du village de chaque côté du chemin, puis j’allai me reposer aussi au milieu de mes gens. À peine m’étais-je étendu sur un tas de paille, que l’une de mes sentinelles vint me dire qu’un grand nombre d’hommes armés arrivaient par le sentier et qu’ils allaient causant entre eux comme des gens tout à fait tranquilles. Je les aperçus et la distance qui les séparait du village étant fort courte, ils vinrent tomber sur mes sentinelles sur lesquels ils décochèrent une nuée de flèches, jetèrent l’alarme dans le village, et s’enfuirent en combattant.

Nous pénétrâmes à leur suite dans la ville, mais la nuit étant obscure, ils disparurent dans le dédale des maisons. Je défendis à mes gens de se débander, craignant qu’on ne nous eût dressé quelque embûche, et nous pénétrâmes en corps sur la grande place où se trouvaient les temples sur leurs pyramides avec, tout autour, les demeures des prêtres comme à Mexico. Cette vue nous épouvanta quelque peu, parce que depuis Acalan, nous n’avions rien vu de pareil. Plusieurs de mes hommes insistaient pour que nous abandonnions immédiatement le village avant qu’on s’aperçût de notre petit nombre et qu’on nous coupât la retraite ; le conseil était certainement bon, car tout ce que nous voyions ne pouvait que nous inspirer de justes raisons de crainte. Nous restâmes ainsi un bon moment sur cette grande place sans entendre la moindre rumeur, et je me disais que nous ne devions pas quitter la ville de cette manière ; les Indiens en effet auraient peur en nous voyant rester, tandis que nous voyant fuir, ils jugeraient de notre faiblesse, ce qui serait beaucoup plus dangereux. Il en fut ainsi, grâce à Dieu. Après être resté un moment sur cette place, je me retirai avec mes gens dans une des maisons des prêtres d’où j’envoyai quelques hommes à la découverte ; il n’y avait personne. Ils entrèrent dans une foule de maisons, car dans toutes il y avait de la lumière. Ils y trouvèrent des vivres et des provisions de toutes sortes et revinrent fort contents.

Nous passâmes le reste de la nuit sur nos gardes et dès qu’il fit jour nous visitâmes la ville, qui était fort bien construite avec des rues bordées de maisons bien alignées et, dans toutes, du coton brut et du coton filé, des étoffes toutes prêtes et quantité de maïs sec, de haricots, de cacao, de tomates et de sel, des cages pleines de poules, de faisans et de perdrix, ainsi que de ces chiens comestibles qui sont un excellent manger, si bien que, si nous avions eu les navires à notre portée, j’aurais pu les bonder de provisions pour bien des jours. Mais pour en profiter il fallait emporter ces vivres à vingt lieues de là, et nous étions en tel état, que nous avions peine à nous porter nous-mêmes sans nous reposer quelques jours.

Je me fis amener l’un de ces Indiens que nous avions surpris à la chasse dans les bois et qui me paraissait être un habitant notable, et lui fis dire, par mon interprète, qu’il s’en allât de ma part à la recherche du cacique et des habitants de cette ville, avec mission de leur dire que je n’étais point venu pour leur causer ennui ni trouble, mais bien pour leur causer de choses qui les intéressaient au plus haut point : que je serais heureux de voir le cacique ou l’un de ses officiers pour lui expliquer les causes de ma venue ; que s’ils venaient, ils y auraient tout profit, que sinon, cela pourrait leur coûter cher. Je lui remis une lettre, chose qu’ils respectaient fort dans toutes ces contrées. La plupart de mes gens étaient opposés au départ de cet Indien, craignant qu’il n’éclairât les autres sur notre petit nombre ; car la ville étant fort peuplée, comme l’indiquaient les longues files de maisons, les habitants pourraient se liguer avec leurs voisins et nous attaquer.

Je savais bien qu’ils avaient raison, mais je cherchais un moyen d’enlever mes vivres, et j’espérais qu’ayant fait la paix avec ces Indiens, ils nous donneraient des gens pour emporter nos provisions ; car pour moi je voyais un moindre danger à une attaque des Indiens qu’à nous en retourner sans vivres et exposés à mourir de faim. C’est pour cela que j’expédiai mon Indien. Il devait revenir le lendemain, car il savait où trouver le cacique et ses gens. Le jour que nous l’attendions, deux Espagnols se promenant autour de la ville trouvèrent la lettre que je lui avais remise piquée sur un bâton au milieu du chemin ; nous comprîmes que nous n’aurions point de réponse. L’Indien, en effet, ne revint pas ; ni lui, ni personne.

Nous restâmes dix-huit jours dans cette ville, nous reposant et cherchant un moyen d’enlever les vivres ; je pensai que peut-être il serait bien de suivre la rivière qui passait au pied du village et qui sans doute allait rejoindre le fleuve qui se jetait dans ces golfes d’eau douce où j’avais laissé le brigantin, les barques et les canoas. Je m’en informai auprès de mes prisonniers qui nous dirent que cela était bien ainsi. Comme mon interprète ne comprenait pas très bien leur langage, au moyen de signes, nous finîmes par leur faire comprendre que deux d’entre eux accompagnassent dix Espagnols pour leur montrer l’embouchure de la rivière : ils me dirent que c’était tout près et qu’ils seraient de retour le jour même. La chose se passa comme ils avaient dit ; après une marche de deux lieues au travers de belles plantations de cacao et d’autres arbres fruitiers, ils atteignirent la grande rivière et m’affirmèrent que c’était bien celle-là qui allait se jeter dans des golfes où j’avais laissé le brigantin et les barques, rivière qui se nommait Apolochic. Je demandai combien par cette voie il faudrait de jours pour arriver au golfe ? ils me répondirent qu’on pouvait y arriver en cinq jours. J’envoyai sur l’heure deux Espagnols avec l’un des guides, qui s’engageait à les conduire au brigantin. Je leur donnai l’ordre d’amener le brigantin, les barques et les canoas à l’embouchure du fleuve dans le golfe et de s’efforcer de le remonter avec une barque et une canoa jusqu’à sa jonction avec la rivière.

Mes gens partis, je fis construire quatre grands radeaux de bois et roseaux, dont chacun pouvait porter quarante fanegas (3 500 livres) de maïs et dix hommes, sans compter les charges de haricots et de cacao. On mit huit jours à construire ces radeaux ; quand ils furent chargés, les Espagnols que j’avais envoyés vers le brigantin arrivèrent, ils me dirent qu’il y avait six jours qu’ils avaient commencé à remonter la rivière ; qu’ils n’avaient pas pu ramener la barque jusqu’ici et qu’ils l’avaient laissée à cinq lieues plus bas, sous la garde de dix Espagnols : qu’ils n’avaient pu davantage me ramener la canoa, parce qu’ils étaient trop fatigués de ramer, mais qu’elle n’était qu’à une lieue de là, cachée dans la forêt ; qu’en venant, ils avaient été attaqués par des Indiens, qu’ils les avaient battus ; mais qu’à la descente il fallait prendre garde, car ils se réuniraient probablement en masses pour nous attaquer de nouveau.

J’envoyai sur-le-champ des hommes pour me ramener la canoa et la fis charger des provisions que nous avions recueillies ; je mis sur les radeaux les hommes nécessaires pour les guider au moyen de longues gaffes, au milieu des troncs d’arbres qui encombraient le lit de la rivière, et pour les gens qui me restaient, je les confiai à un capitaine avec ordre de reprendre le chemin que nous avions suivi pour m’attendre au débarcadère du golfe s’ils arrivaient les premiers, tandis que c’est moi qui les attendrais si j’arrivais avant eux ; puis je m’embarquai dans la canoa avec deux arbalétriers qui me restaient, quoique cette route fût très dangereuse par suite de la violence du courant. Mais comme j’étais sûr que les Indiens m’attendraient au passage, je voulais être là moi-même pour veiller à la défense, et c’est en me recommandant à Dieu que je fis lâcher l’amarre. Nous filions avec une telle vitesse, qu’en trois heures nous atteignîmes l’endroit où se trouvait la barque, que nous chargeâmes de divers objets pour soulager les radeaux. Le courant était si violent, que jamais nous ne pûmes nous arrêter ; je me mis dans la barque et envoyai la canoa en avant pour éclairer la rivière, nous signaler les mauvais pas et nous avertir de la présence des Indiens.

Je restai dans la barque, en arrière, attendant que tous les radeaux eussent défilé, de manière à leur porter secours si besoin était, de haut en bas plutôt que de bas en haut. Au moment où le soleil allait se coucher, l’un des radeaux alla buter contre un chicot caché sous l’eau, qui l’ébranla violemment, mais la furie des eaux l’emporta en lui faisant perdre la moitié de son chargement. Vers les trois heures de la nuit, j’entendis à l’avant de grands cris poussés par des Indiens ; ne voulant pas laisser les radeaux en arrière, je restai où j’étais, puis les cris cessèrent et je n’entendis plus rien. Quelque temps après, les mêmes cris se firent entendre, mais plus près, pour cesser de nouveau. Je n’en pus connaître la cause parce que la canoa et les trois radeaux étaient en avant ; moi je filai de conserve avec le dernier radeau qui marchait moins vite et nous n’étions pas sur nos gardes, les hurlements avant cessé.

Je venais de quitter le couvert qui m’abritait, j’avais une fièvre brûlante et j’avais la tête appuyée sur le bord de la barque, lorsque tout à coup un furieux tourbillon auquel il était impossible de résister jeta le radeau et la barque sur la berge : et c’était de là, paraît-il, que s’élevaient les hurlements que nous avions entendus. Les Indiens, en effet, qui connaissaient la rivière dans ses moindres recoins, pour l’avoir pratiquée dès leur jeunesse, les Indiens qui nous épiaient, savaient bien que la violence du courant devait nous jeter en cet endroit, c’est là qu’ils nous attendirent, et lorsque la canoa et les radeaux qui couraient en avant avaient heurté la berge, ils avaient blessé presque tous les hommes a coups de flèches, mais sachant que nous devions arriver, ils ne donnèrent pas sur eux comme sur nous, car jamais la canoa ne put les éviter, entraînée qu’elle était par le courant.

Aussitôt que nous touchâmes la rive, ils poussèrent de grands cria et nous lancèrent une telle quantité de flèches et de pierres qu’ils nous blessèrent tous ; pour mon compte, je fus atteint à la tête que j’avais découverte, heureusement la berge était à pic, et grâce à cette circonstance nous pûmes leur échapper, car ceux qui voulurent sauter sur les barques et sur le radeau, ne purent arriver, et la plupart durent se noyer. Le courant était tellement rapide, qu’en une minute il nous emporta loin d’eux et nous naviguâmes tout le reste de la nuit sans plus entendre que quelques cris dont nous accueillaient de rares canoas et de petits groupes d’Indiens perchés sur les rives ; tous les bords de la rivière étaient en effet couverts de plantations de cacao et de magnifiques vergers. Le matin, nous n’étions plus qu’à cinq lieues de l’embouchure de la rivière dans le golfe où nous attendait le brigantin ; nous les rejoignîmes vers le milieu du jour ; de sorte que, en une nuit et un jour nous fîmes plus de vingt lieues sur cette rivière.

Quand nous voulûmes transporter à bord du brigantin le chargement des radeaux, nous nous aperçûmes que presque tout était mouillé. Voyant que si nous ne pouvions faire sécher nos provisions, tout serait perdu et notre travail vain, je fis charger sur le brigantin tout ce qui était sec ; je fis mettre dans les deux barques et les deux canoas ce qui était mouillé et les dépêchai en toute hâte au village pour que là-bas on l’y fît sécher, attendu que, sur les borda du golfe, il eût été impossible de le faire. Je leur mandai donc de faire toute diligence et de me renvoyer aussitôt les barques et les canoas parce que avec le brigantin et la canoa qui me restait, je ne pouvais transporter tous mes hommes.

Après le départ de ces deux barques, je mis à la voile et me rendis aux lieux où j’avais donné rendez-vous à mes Espagnols ; je les attendis trois jours après lesquels ils arrivèrent en bon état, sauf l’un d’eux qui avait mangé certaines racines et qui mourut subitement. Ils me ramenaient un Indien qu’ils avaient surpris dans le village où je les avais laissés ; cet homme avait une physionomie différente de ceux que nous connaissions et parlait une autre langue ; l’un de nos prisonniers la parlait aussi, de sorte que nous apprîmes qu’il habitait le village de Teculutlan. En entendant le nom de ce village il me sembla en avoir entendu parler : en arrivant à Nito je consultai mes notes et j’en trouvai la mention, ce qui me fit penser qu’il n’y avait pas, de là où j’étais, à la mer du Sud, où j’avais envoyé Pedro de Alvarado, plus de soixante-huit lieues. Ces notes me disaient que des Espagnols de la compagnie d’Alvarado avaient occupé ce village de Teculutlan ; l’Indien me confirma le fait, ce dont je me réjouis fort.

Tous mes gens arrivés, les barques ne revenant pas, nous consommions le peu de provisions sèches qui nous restaient. J’empilai tout le monde sur le brigantin où nous avions peine à tenir, avec l’intention de gagner le premier village où nous avions mis pied à terre, où les maïs que nous avions laissés fort avancés devaient être murs, depuis plus de vingt-cinq jours que nous étions passés ; en effet, nous devions les trouver à point. Sur ces entrefaites les barques arrivèrent et se joignirent à nous. Nous débarquâmes tous ensemble, Espagnols, Indiens amis et plus de quarante Indiens nos prisonniers, et fûmes aux champs de mais qui était mûr, sec et que nous n’avions qu’à récolter en paix, n’y ayant personne pour les défendre. Chacun de nous fit trois voyages. Je chargeai donc le brigantin et les barques avec lesquels je me rendis au village.

Je laissai là mes gens occupés au transport du maïs et leur renvoyai les deux barques avec une autre, venant d’un navire qui s’était récemment perdu sur la côte en allant à la Nouvelle-Espagne ; j’y joignis quatre canoas, de sorte que mes hommes revinrent m’apportant beaucoup de maïs. Ce fut un heureux résultat de notre expédition qui nous paya de nos fatigues ; car nous étions sans ressources, condamnés à mourir de faim.

Je fis immédiatement charger ces provisions sur les navires et m’y embarquai avec tous les gens qui survivaient de la troupe de Gil Gonzalez de Avila et je misa la voile[3]… le jour du mois de… et me rendis à la baie de Saint-André, après avoir débarqué sur une pointe les hommes valides qui pouvaient marcher et deux chevaux pour qu’ils se rendissent par terre au port de la baie, où je devais attendre ma troupe de Naco ; car avec le navire surchargé nous courions les plus grands risques ; je faisais du reste suivre mes gens d’une barque pour les aider à traverser les rivières. J’arrivai au port où les hommes venant de Naco m’attendaient depuis deux jours.

J’appris d’eux que leurs camarades étaient en bonne santé, qu’ils avaient du maïs en abondance et toutes sortes de fruits, mais ni viande ni sel, dont ils n’avaient pas goûté depuis deux mois.

Je restai dans ce port vingt jours, m’occupant de l’organisation de la troupe que j’avais à Naco et cherchant un emplacement pour y établir une colonie, car c’est le port le meilleur et le plus sûr de toute la côte depuis l’île des Perles jusqu’à la Floride. Je trouvai ce que je cherchais près de certains ruisseaux, et non loin de là on recueillit d’assez beaux échantillons d’or. C’est en raison de ces avantages, d’un port sûr et commode, environné de campagnes fertiles et très peuplées que je voulus y établir une colonie pour le service de Votre Majesté. J’envoyai donc à Naco demander quels seraient ceux de mes gens qui voudraient venir s’y établir ; comme la contrée est riche, il s’en trouva cinquante qui acceptèrent et d’autres encore qui étaient venus en ma compagnie. Je fondai donc là, au nom de Votre Majesté, une ville que j’appelai Nativité de Notre-Dame, parce que ce fut ce jour-là que l’on commença à en tracer le plan. Je nommai les alcades et les corregidors, leur laissai des religieux et des ornements d’église avec le nécessaire pour célébrer la messe ; je leur laissai des maîtres et ouvriers mécaniciens, un forgeron avec une bonne forge, un calfat, un tailleur et un barbier. Il y avait parmi ces colons vingt cavaliers et des arbalétriers à qui je laissai de la poudre et quelques pièces d’artillerie.

Quand j’arrivai à ce village, j’appris des Espagnols venant de Naco, que tous les Indiens de cette ville et autres environnantes étaient soulevés et s’étaient réfugiés dans les montagnes et dans les bois, qu’ils ne voulaient point se calmer et qu’on avait beau s’efforcer de les pacifier, la terreur que leur avaient inspirée les mauvais traitements de Gil Gonzalez et de Cristobal de Oli les retenait au loin. J’écrivis au capitaine qui commandait à Naco de s’arranger coûte que coûte pour m’envoyer quelques-uns de ces Indiens. Il m’envoya certaines personnes qu’il avait prises dans l’une de ses expéditions.

Je m’efforçai de rassurer ces malheureux, à qui je fis parler par les seigneurs mexicains faisant partie de ma suite. Ceux-ci leur dirent qui j’étais, ce que j’avais fait dans leur pays, quels bons traitements recevaient de moi tous ceux qui étaient devenus mes amis, comment ils étaient défendus dans leurs biens, avec leurs femmes et leurs enfants ; les dommages que recevaient au contraire les rebelles au service de Votre Majesté et autres discours qui les rassurèrent.

Cependant, me disaient-ils, ils craignaient encore que cela ne fût pas bien vrai, car les capitaines qui m’avaient précédé leur en avaient dit autant et les avaient trompés ; ils avaient enlevé les femmes qu’on leur avait données pour faire leur pain, ainsi que les hommes qu’on leur avait prêtés pour porter leurs bagages et ils croyaient qu’il en serait toujours ainsi. Cependant ils donnèrent plus de crédit à ce que leur dirent les seigneurs de Mexico et mon interprète indienne, qu’ils voyaient en ma compagnie libres et satisfaits. Ils se rassurèrent donc quelque peu, je les renvoyai pour qu’ils s’efforçassent de nous ramener les caciques et nous des villages ; ils y réussirent, car peu de jours après le capitaine m’écrivait, que plusieurs Indiens des villages environnants étaient venus faire leur soumission, et principalement ceux de la dépendance de Naco qu’habitaient mes hommes ; à savoir, Quimiotlan, Sula et Tholoma, villes dont la moins importante compte plus de deux mille maisons, sans parler des hameaux et villages qui en dépendent. Ils avaient assuré que toute la contrée serait apaisée, parce que je leur avais envoyé des messagers qui leur avaient dit pourquoi j’étais venu chez eus et tout ce que les Mexicains leur avaient conté à mon sujet ; qu’on désirait que j’allasse à Naco, ce qui rassurerait tout le monde. Je l’aurais fait avec plaisir, mais il me fallait de toute nécessité marcher en avant pour le règlement choses dont je vais parler à Votre Majesté dans le paragraphe suivant.

Lorsque j’arrivai au village de Nito, César invaincu, j’y trouvai les gens de Gil Gonzalez désorganisés et perdus. Ils m’apprirent que Francisco de Las Casas que j’avais envoyé pour me donner des nouvelles de Cristobal de Oli, comme j’en ai déjà fait mention à Voter Majesté, avait laissé à soixante lieues plus loin, en un port que les pilotes appellent Honduras, divers Espagnols, dont quelques-uns s’étaient établis dans le pays ; aussitôt que j’arrivai dans ce village et port de Saint-André, où je fondai, au nom de Votre Majesté, la ville de Nativité de Notre-Dame, pendant que j’y séjournais pour procéder à l’organisation de la municipalité et pendant que j’envoyais mes ordres au capitaine de Naco touchant la pacification de la province, j’envoyai le navire que j’avais acheté, à ce port de Honduras dans le but de s’informer des gens qui l’habitaient et de m’en rapporter des nouvelles. Je venais de terminer l’organisation de ma colonie, quand le navire revint, me ramenant le procureur du village et l’un des conseillers municipaux qui me supplièrent de me rendre chez eux pour les sauver d’une ruine certaine ; ils me dirent que Francisco de Las Casas les avait abandonnés, et qu’un des alcades nommé par lui, s’était enfui en leur emmenant cent dix hommes : de plus, il avait enlevé aux cent cinquante qui restaient, leurs armes, les ferrures et tout ce qu’ils possédaient, de sorte qu’ils craignaient chaque jour, ou de mourir de la main des Indiens, ou de mourir affamés, ne pouvant aller à la recherche des vivres.

Un navire était bien arrivé de l’île Espagnola, navire sous le commandement du bachelier Pedro Moreno, qui avait nettement refusé de les ravitailler comme on m’en expliquerait tous les détails au village. Je me rembarquai donc sur ces navires avec les plaignants et mes malades, dont quelques-uns avaient succombé ; je voulais d’abord les emmener d’ici, pour les envoyer plus tard dans les îles et à la Nouvelle-Espagne. Je pris avec moi quelques-uns de mes serviteurs et j’expédiai par la côte, où il y avait une bonne route, vingt chevaux et dix arbalétriers. La traversée me prit neuf jours par suite de gros temps. Lorsque nous eûmes jeté l’ancre dans ce port de Honduras, je sautai dans une barque avec deux religieux de l’ordre de Saint-François qui m’accompagnaient partout et une dizaine de mes serviteurs avec lesquels nous arrivâmes à terre. Toute la population était là qui m’attendait ; la plupart se jetèrent à l’eau pour me transporter de la barque au rivage, montrant une grande joie ; nous nous rendîmes au village et à l’église, où, après avoir remercié Dieu, ils me prièrent de m’asseoir, pour que je pusse écouter toutes leurs doléances, craignant que je leur en voulusse à la suite de faux rapports ; ils tenaient donc à les rectifier, après quoi je pourrais les juger en toute conscience. Je fis donc comme ils me le demandaient ; la relation que me fit un ecclésiastique à qui l’on avait donné la parole, fut la suivante :

« Vous savez, Seigneur, comment, tous tant que nous étions ici, avec Cristobal de Oli, avons été envoyés de la Nouvelle-Espagne pour coloniser cette province au nom de Sa Majesté avec ordre d’obéir à ce Cristobal de Oli, comme à vous-même ; c’est ainsi que nous partîmes, nous rendant à l’île de Cuba pour y prendre des vivres et des chevaux qui nous manquaient. Arrivés à la Havane qui est le port de l’île, Oli se lia avec Diego Velazquez et les officiers de Sa Majesté qui résident dans l’île ; ceux-ci lui donnèrent quelques hommes, et, nos provisions chargées à bord par les bons soins de votre serviteur Alonzo de Contreras, nous poursuivîmes notre voyage. Je laisse de côté divers incidents de la traversée et j’arrive à cette côte qui se trouve à quatorze lieues du port de Caballos ; nous débarquâmes, le capitaine Cristobal de Oli prit possession de la contrée par Votre Grâce, au nom de Sa Majesté, y fonda, une ville avec alcades et conseillers municipaux que vous aviez nommés, et publia certains décrets au nom de Votre Grâce comme son lieutenant. Mais au bout de quelques jours il se joignit aux amis de Diego Velazquez qui nous avaient accompagnés et prit certaines mesures en contradiction avec les ordres de Votre Grâce.

« Quoique bien des choses nous parussent mal, nous n’osions point le contredire, car il nous menaçait de la pendaison. Nous fûmes donc forcés d’acquiescer à tout ce qu’il voulait ; vos parents eux-mêmes et vos serviteurs furent obligés de faire comme nous.

« Sur ces entrefaites, il apprit que des gens appartenant à Gil Gonzalez de Avila devaient passer de votre côté ; il fit immédiatement dresser une embuscade au gué d’une rivière qu’ils devaient traverser, pour s’en emparer ; on les attendit quelques jours, et comme ils ne venaient pas, il laissa une forte escouade avec un maître de camp et revint au village, où il fit préparer deux caravelles qu’il chargea de munition et d’artillerie, pour aller attaquer le village que Gil Gonzalez avait fondé un peu plus au nord. L’expédition était prête, lorsque Francisco de Las Casas arriva avec deux navires. Sachant qui il était, Oli fit décharger toutes ses pièces contre ses deux vaisseaux et quoique Las Casas déployât une bannière de paix et fît crier par hommes qu’il appartenait à Votre Grâce, il n’en fit pas moins tirer une douzaine de boulets, dont l’un traversa de part en part la coque de l’un des navires.

« En présence d’une hostilité si évidente, Francisco de Las Casas mit ses barques à la mer avec leurs équipages et commença le feu contre les deux caravelles dont il s’empara. Les gens s’enfuirent à terre et les navires étant aux mains de Las Casas, Cristobal de Oli lui fit des ouvertures de paix, non pour l’observer, mais pour lui permettre d’attendre les hommes qu’il avait laissés en embuscade attendant les gens d’Avila. Francisco de Las Casas, croyant à sa bonne foi, fit tout ce qu’il voulut ; mais Oli continua de traiter sans rien conclure jusqu’à ce que soufflât une tempête, et comme il n’y avait pas de port, les navires de Francisco de Las Casas furent jetés à la côte ; trente hommes se noyèrent et toute la cargaison fut perdue. Lui et les autres échappèrent tous nus et en si piteux état qu’ils ne pouvaient tenir debout. Cristobal de Oli les fit tous prisonniers, et avant qu’ils entrassent dans le village il les fit tous jurer sur l’évangile qu’ils le tiendraient pour leur capitaine et lui obéiraient en toutes choses.

« En ce moment nous reçûmes la nouvelle que son maître de camp s’était emparé de cinquante-sept hommes qui passaient sous les ordres d’un alcade de Gil Gonzalez de Avila et qu’il les avait laissé partir, eux s’en allant d’un côté, lui d’un autre. Oli était furieux ; il s’en alla au village de Naco qu’il avait déjà visité, il emmenait avec lui Francisco de Las Casas et quelques-uns des siens ; il laissa les autres dans la ville avec un de ses lieutenants et un alcade. Plusieurs fois déjà Las Casas l’avait prié en présence de nous tous de le laisser aller rejoindre Votre Grâce, pour lui rendre compte de ce qui lui était arrivé, ou qu’il les fît garder a vue, car il ferait ce qu’il pourrait pour lui échapper.

« Quelques jours après, Oli apprit que le capitaine Gil Gonzalez de Avila se trouvait avec peu de monde dans un port appelé Thomola ; il y envoya des troupes qui tombèrent sur eux la nuit et s’emparèrent d’Avila et de ses gens. On les amena prisonniers ; Oli les garda longtemps sans vouloir leur rendre la liberté, quoique tous la lui eussent demandée bien des fois. Il fit aussi jurer obéissance à la troupe de Gonzalez de Avila, comme il l’avait fait à celle de Las Casas.

« Plusieurs fois Gil Gonzalez et Las Casas avaient averti Oli devant nous tous, qu’il eût à les mettre en liberté, ou qu’il prît garde à eux, et qu’ils le tueraient quelque jour ; jamais il n’y consentit. Enfin, ne pouvant supporter une pareille tyrannie, il arriva que tous les trois causant une nuit de choses diverses et entourés de gens, Las Casas saisit Oli par la barbe et armé d’un couteau de bureau avec lequel il se curait les ongles, il le lui enfonça dans le corps en criant : « Il est temps de ne plus souffrir ce tyran. » Gil Gonzalez et d’autres serviteurs se précipitèrent aux côtés de Las Casas, s’emparèrent des armes des gardes qu’ils blessèrent et tirent prisonniers, dont le capitaine de la garde, le sous-lieutenant, le maître de camp et d’autres, sans qu’il y eût un seul homme de tué. Cristobal de Oli profita du tumulte pour fuir et se cacher.

« En deux heures, les capitaines pacifièrent la colonie et s’emparèrent des derniers partisans de Oli, ils firent en même temps publier que quiconque lui donnerait asile serait puni de mort. Ils découvrirent peu après et le mirent sous bonne garde. Le lendemain matin, on instruisit son procès et les deux capitaines le condamnèrent à mort. Il fut aussitôt décapité. Les habitants de la ville manifestèrent leur joie de recouvrer leur liberté. On fit alors publier que ceux qui désiraient rester colons, voulussent bien le dire et que ceux qui désiraient quitter la ville le dissent aussi. Cent dix hommes répondirent qu’ils resteraient et tous les autres préférèrent accompagner Francisco de Las Casas et Gil Gonzalez qui devaient aller vous retrouver. Il y avait, parmi ceux-là, vingt cavaliers.

« Nous fûmes de ceux qui restèrent dans cette ville ; Francisco de Las Casas nous donna aussitôt tout ce dont nous avions besoin ; il nous désigna un capitaine commandant et nous assembla sur cette côte où il nous engagea à y fonder une ville sous le patronage de Votre Grâce et au nom de Sa Majesté ; il nomma les alcades et les regidors, les notaires, l’alguazil, et les conseillers municipaux et nous demanda de nommer cette ville Trujillo. Il nous promit et engagea sa parole de chevalier, de faire tout son possible pour que Votre Grâce nous pourvoie, dans le plus bref délai, de gens, d’armes, de chevaux, de provisions et de tout ce qu’il nous fallait pour pacifier cette province. Il nous donna deux interprètes, une Indienne et un chrétien, qui parlaient plusieurs langues. Nous nous séparâmes de lui, bien décidés à faire ce qu’il nous avait recommandé et pour que vous en soyez rapidement instruit, il dépêcha un brigantin, la mer étant la voie la plus courte, de manière que Votre Grâce s’occuperait plus tôt de nous.

« Arrivés au port de San Andres, ou Caballos, nous trouvâmes une caravelle qui arrivait des îles : l’endroit où nous étions ne nous paraissant point propice à coloniser, on nous avait parlé du port où nous sommes ; nous prêtâmes la caravelle pour porter les bagages où on les empila tous, puis le capitaine s’y embarqua avec quarante hommes ; les cavaliers et le peste de la troupe devaient prendre le chemin de terre, n’ayant guère que leurs chemises pour avancer plus légers et plus alertes au cas qu’il leur arrivât quelque chose. Le capitaine remit ses pouvoirs à l’alcade que voici, à qui nous devions obéir en son lieu et place, car l’autre alcade s’en allait avec la caravelle. Nous nous séparâmes les uns des autres, pour nous retrouver dan ce port.

« En route, nous eûmes quelques rencontres avec les Indiens qui nous tuèrent deux Espagnols et quelques-uns de nos porteurs. Nous arrivâmes au port, très fatigués, nos chevaux déferrés, mais fort contents, espérant trouver le capitaine, nos bagages et nos armes ; nous ne trouvâmes rien. Nous éprouvâmes une douleur affreuse de nous voir ainsi presque nus, sans armes et sans fers pour nos chevaux, que le capitaine avait emportés dans la caravelle, et nous ne savions plus que devenir.

« Nous résolûmes néanmoins d’attendre les secours de Votre Grâce en qui nous avions foi entière, et nous jetâmes les fondations de notre ville après avoir pris possession de la terre au nom de Sa Majesté, ainsi que le constate un acte notarié. Cinq ou six jours après, nous vîmes arriver dans ce port, une caravelle qui jeta l’ancre à deux lieues d’ici. L’alguazil s’y rendit aussitôt dans une canoa pour savoir d’où elle venait. Il revint nous dire qu’elle arrivait de l’île Espagnola envoyée par les juges et sous les ordres du bachelier Pedro Moreno, pour s’informer des faits et gestes de Cristobal de Oli et de Gil Gonzalez, et qu’elle était chargée d’armes et de vivres appartenant à Sa Majesté.

« Nous eûmes tous la plus grande joie à cette nouvelle, et nous rendîmes grâce à Dieu, pensant qu’on envoyait à notre secours. L’alcade, les regidors et quelques-uns de nous, s’empressèrent de se rendre auprès de la caravelle pour conter nos malheurs au capitaine et le prier de nous secourir ; mais quand nous arrivâmes, il posa des hommes armés pour empêcher qu’aucun de nous ne pénétrât dans son bateau, et sur nos instances voulut bien consentir à laisser monter à son bord cinq des nôtres désarmés. Ceux-ci lui dirent comment nous étions venus fonder une ville au nom de Sa Majesté, qu’une caravelle sous les ordres de notre capitaine était partie, emportant tout ce que nous possédions ; que nous étions dans le plus extrême besoin de vivres, d’armes, de fers pour nos chevaux et de vêtements pour nous, et que puisque Dieu l’avait envoyé dans nos parages, que le chargement de sa caravelle appartenait à Sa Majesté, que nous le prions et le supplions de nous secourir.

« Il nous répondit qu’il ne venait point pour nous secourir et qu’il ne nous donnerait rien, que nous ne payions en or, ou en esclaves. Deux marchands qui se trouvaient sur la caravelle et un sieur Gaspar Troché, habitant de l’île San Juan, lui dirent de nous donner tout ce que nous lui demandions, et qu’ils s’engageaient à le lui payer, là où il l’exigerait, jusqu’à la somme de cinq ou six mille piastres ; qu’il savait bien qu’ils étaient bons pour cette somme ; qu’ils s’engageaient ainsi pour le service de Sa Majesté et qu’ils étaient sûrs que Votre Grâce les rembourserait. Malgré cette garantie, il ne voulut rien nous donner et, nous souhaitant un meilleur sort, nous prévint qu’il allait partir. Il nous jeta hors de sa caravelle en même temps qu’un sieur Juan Ruano, qui avait été le principal instigateur de la trahison de Cristobal de Oli. Celui-ci prit à part l’alcade, le régidor et quelques-uns de nous pour nous engager à faire ce qu’il nous conseillerait, et que le bachelier nous accorderait tout ce dont nous aurions besoin.

« Il s’engageait même à ce que les juges de l’île Espagnola nous tinssent quittes, de ce que l’on nous aurait donné ; qu’il retournerait à l’île Espagnola et qu’il saurait amener les juges à nous fournir hommes, chevaux, armes, provisions et tout ce dont nous avions besoin ; que le bachelier reviendrait promptement avec le chargement en question et avec pouvoir des juges d’être notre capitaine. Et, comme nous lui demandions ce que nous avions à faire : il nous dit, qu’avant toutes choses, il nous fallait déposer tous nos officiers, alcades, regidors, trésoriers, caissiers et commissaires et demander au bachelier qu’il nous donnât pour gouverneur, lui, Juan Ruano ; l’assurer que nous étions prêts à prendre les ordres de ces juges, et non plus ceux de Votre Grâce ; que nous fassions une pétition à cet effet, et que nous jurions d’obéir à Juan Ruano, notre gouverneur, et que si quelque gens ou mandataire de Votre Grâce arrivait parmi nous, que nous lui refusions obéissance ; et que s’il insistait, nous le recevions les armes à la main.

« Nous lui répondîmes que cela ne pouvait se faire ; que nous avions juré fidélité à Sa Majesté au nom de Votre Grâce, notre capitaine et gouverneur, et que nous ne ferions rien autre. Juan Ruano nous exhortait à l’écouter plutôt que de nous laisser mourir de faim ; que d’autre façon, le bachelier ne nous donnerait pas un verre d’eau ; qu’il nous fallait bien y réfléchir ; qu’il allait s’en aller et que nous étions perdus. Après nous être consultés, nous résolûmes, poussés par l’extrême nécessité où nous étions, de faire ce qu’on nous demandait, pour ne pas mourir de faim et que les Indiens ne nous tuassent point, n’ayant pas d’armes pour nous défendre.

« Nous répondîmes donc au sieur Ruano que nous étions prêts à faire ce qu’il nous demanderait. Il s’en retourna à la caravelle, d’où le bachelier débarqua bientôt avec des hommes armés. Ruano nous fit alors faire une requête par laquelle nous le demandions pour notre capitaine, requête que nous signâmes tous. Les alcades, le trésorier, le comptable et le commissaire, tous les officiers durent résilier leurs offices ; il changea le nom de la ville et l’appela Ascension puis, par acte notarié, nous passâmes du pouvoir de Sa Majesté au pouvoir des juges. Il nous donna immédiatement ce que nous lui demandions, s’empara de quelques Indiens qu’on mit aux fers comme esclaves et les emmena. Il ne voulut pas qu’il fût parlé du cinquième dû à Sa Majesté et déclara que pour les droits royaux il n’y aurait ni trésorier, ni comptable, ni commissaire, mais que le sieur Ruano qu’il nous laissait comme capitaine se chargerait de cette besogne sans livre de caisse, ni contrôle. Il partit donc nous laissant Ruano pour capitaine, avec promesse de revenir bientôt, armé de nouveaux pouvoirs auxquels personne ne saurait résister.

« Après son départ, comprenant combien nous avions eu tort et à quels scandales nous nous préparions pour l’avenir, nous renvoyâmes ledit Ruano dans les îles, tous nos officiers reprirent leurs emplois, nous sommes revenus à l’obéissance que nous devons à Votre Grâce et à Sa Majesté, et nous vous prions, Seigneur, de vouloir bien nous pardonner l’affaire de Cristobal de Oli où la nécessité nous entraîna comme dans celle-ci. »

Je leur répondis que je leur pardonnais l’affairé de Cristobal de Oli, au nom de Votre Majesté, et que je ne saurais leur en vouloir de la faiblesse qu’ils avaient montrée en si dure occurrence ; mais qu’ils ne retombassent plus dans les mêmes fautes, que ne pardonnerait point Sa Majesté et qui seraient sévèrement punies. Pour bien leur prouver que j’oubliais les choses passées et que je ne voulais pas m’en souvenir, je leur dis que, en nom de Votre Majesté, je les aiderais et les favoriserais de tout mon pouvoir et qu’en votre nom royal je confirmais dans leurs emplois, tous les officiers, alcades et conseillers municipaux que Francisco de Las Casas avait nommés en mon nom. Ce dont ils se réjouirent ainsi que de l’assurance qu’on ne leur reprocherait plus leur faute.

Comme ils me certifiaient que ce bachelier Moreno devait revenir sous peu avec beaucoup de monde et des dépêches des juges, de l’île Espagnola, je n’osais pas quitter le port pour m’en aller dans l’intérieur. J’avais cependant des nouvelles de certains villages situés à six ou sept lieues de là, avec lesquels des habitants de cette ville avaient eu diverses rencontres au sujet des vivres qu’ils voulaient se procurer ; ils me disaient que s’ils avaient eu des interprètes pour s’entendre avec ces Indiens, ils auraient pu traiter avec eux, car ils semblaient manifester de la bonne volonté. On les avait cependant fort maltraités en s’emparant de femmes et d’enfants que le bachelier avait mis au fer et emmenés dans un navire. Cette nouvelle affaire m’irrita profondément pour les conséquences fâcheuses qu’elle pouvait avoir.

J’écrivis donc à ces juges d’Espagnola, leur donnant tous les détails de ce qu’avait fait le bachelier en cette ville ; j’envoyai en même temps un mandat d’arrêt, au nom de Votre Majesté, pour qu’on s’emparât du coupable et qu’on me l’envoyât sous bonne garde ; j’exigeai qu’on me renvoyât tous les Indiens que le bachelier avait emmenés comme esclaves, en quoi il avait agi contre tout droit et toute justice, ainsi que le prouvait le rapport que j’envoyais. Je ne sais ce que les juges feront, mais je ferai connaître leur réponse à Votre Majesté.

Deux jours après mon arrivée dans cette ville de Trujillo, j’envoyai un Espagnol interprète avec trois Indiens de Mexico dans les villages en question ; je rappelai bien à l’Espagnol et aux Mexicains ce qu’ils auraient à dire aux caciques et aux habitants de ces villages ; ils devaient leur apprendre qui j’étais, devant être connu d’eux par les récits des marchands. Les premiers de ces villages où ils s’arrêtèrent s’appelaient, l’un, Chapagua et, l’autre, Papayeca, situés à sept lieues de Trujillo et à deux lieues l’un de l’autre.

Ce sont deux grands centres de population, car Papayeca compte dix-huit villages sous sa dépendance et Chapagua dix.

Notre Seigneur voulut que tout se passât pour le mieux des intérêts de Votre Majesté ; les Indiens écoutèrent mes envoyés avec la plus grande attention et ils m’envoyèrent quelques-uns des leurs pour s’assurer de la vérité de ce qu’on leur avait dit. Je les reçus fort bien, leur fis divers présents et les entretins au moyen de mon interprète habituel, la langue de Mexico étant à peu près la même que la leur, sauf quelques différences de prononciation ; je leur confirmai tout ce qu’on leur avait dit de ma part et ajoutai diverses choses pour les mieux rassurer, les priant d’engager leurs caciques à venir me voir ; ils me quittèrent très satisfaits.

Au bout de cinq jours, je reçus de la part des Indiens de Chapagua un gros personnage appelé Montamal, chef de l’un des villages de la seigneurie de Chapagua appelé Telica : il en vint un autre, envoyé par les gens de Papayeca, cacique d’un village appelé Cecoatl et accompagné de quelques-uns de ses Indiens ; ils m’apportèrent des provisions en maïs, poules et fruits divers. Ils venaient, disaient-ils, de la part de leurs maîtres pour que je leur apprisse la cause de ma venue dans leur pays et mes intentions à leurs égards ; pour eux, ils n’étaient pas venus me voir, de crainte qu’on ne les enlevât sur les navires, comme il était arrivé aux premiers qui s’étaient rendus auprès des chrétiens.

Je leur répondis que j’en étais désolé, mais que dorénavant on ne leur ferait plus aucun mal, et que j’avais envoyé chercher les gens qu’on leur avait enlevés, pour les leur rendre. Plaise à Dieu que ces licenciés ne me fassent point mentir, car je crains fort qu’ils ne gardent ces Indiens. Ils apporteront, cela est certain, mille lenteurs dans le procès du bachelier Moreno qui ne dut agir que conformément aux instructions de ces juges.

En réponse à ces envoyés qui me demandaient la raison de ma venue dans leur pays, je leur dis qu’ils avaient dû savoir comment, il y avait huit années déjà, j’étais arrivé dans le royaume de Culua, où Muteczuma, seigneur de la grande ville de Mexico et de toute la contrée, sachant que j’étais envoyé par Votre Majesté à qui tout l’univers doit obéissance, m’avait fort bien accueilli et s’était déclaré le vassal de Votre Majesté, ainsi que l’avaient fait tous les autres seigneurs du pays. Je leur racontai ce qu’ils avaient fait pour moi et comment j’étais chargé de visiter et d’étudier toutes leurs provinces sans en excepter aucune : que j’avais mission d’y fonder des villages de chrétiens pour enseigner aux Indiens un nouveau genre de vie, non seulement en ce qui touchait à leurs personnes et à leurs biens, mais plus encore pour ce qui touchait au salut de leurs âmes. Voilà quelle était la véritable raison de ma présence et que loin d’en souffrir aucun dommage, ils en tireraient le plus grand profit. Je leur dis que tous ceux qui se conformeraient aux ordres royaux de Votre Majesté, seraient comblés de faveurs, et que pour les rebelles, ils seraient châtiés sans merci. J’ajoutai encore bien d’autres choses que, pour ne pas être prolixe, je tairai à Votre Majesté.

Je donnai à ces gens diverses bagatelles d’Espagne qui ne sont rien pour nous et qu’ils tiennent en haute valeur ; ils s’en allèrent tous fort satisfaits. Ils revinrent aussitôt, m’apportant des vivres avec un grand nombre d’Indiens pour préparer l’emplacement du village qui était une haute colline. Quoique les caciques ne vinssent pas me voir, j’eus l’air de n’y attacher aucune importance et je les priai d’envoyer des courriers dans tous les villages voisins pour leur communiquer ce que j’avais dit, et les engager à me donner des hommes pour travailler à la construction de la ville, ce qu’ils s’empressèrent de faire. Il en vint de quinze à seize villages, gens notables qui tous s’offraient comme sujets de Votre Majesté et m’amenaient de leurs gens pour couper les bois et aplanir l’emplacement de la colonie ; ils apportaient aussi des vivres qui nous permirent d’attendre l’arrivée des navires que j’avais envoyés dans les îles.

En même temps, j’expédiai mes trois navires avec un autre que j’avais acheté, sur lesquels j’embarquai tous les malades qui avaient survécu. J’envoyai l’un dans les ports de la Nouvelle-Espagne avec lettres très détaillées aux officiers de Votre Majesté à qui j’avais légué mes pouvoirs, ainsi qu’à toutes les autorités, leur disant ce que j’avais fait et la nécessité où j’étais de rester encore quelque temps dans ces provinces éloignées. Je leur recommandai instamment de surveiller les intérêts que je leur avais confiés, leur donnant mon avis sur une foule de choses. Je donnai ordre à ce navire de passer par l’île de Cozumel et qu’il rapatriât des Espagnols qu’un tel Valenzuela, qui s’était révolté et avait dépouillé le premier village que fonda Cristobal de Oli, avait abandonnés dans l’île ; on me dit qu’ils étaient là plus de soixante. L’autre navire, celui que j’achetai le dernier dans l’île de Cuba, fut envoyé à la ville de la Trinité pour y prendre de la viande, des chevaux et des hommes et revenir ici le plus vite possible. J’en envoyai un autre à la Jamaïque avec même commission ; quant au brigantin que j’avais fait construire, je l’expédiai à l’île Espagnola avec un de mes serviteurs porteur d’une lettre adressée à Votre Majesté, et d’une autre pour les licenciés qui habitent cette ville.

Selon ce que j’appris, pas un de ces navires ne fit le voyage que je lui avais commandé ; celui qui devait se rendre à la Trinité dans l’île de Cuba, s’en fut toucher à Guaniguanico, d’où mes gens eurent à faire cinquante lieues par terre pour aller jusqu’à la Havane chercher son chargement, et comme celui-ci revint le premier, il m’annonça que le navire de la Nouvelle-Espagne avait recueilli les gens de Cozumel, puis, qu’il avait été donner par le travers de Cuba sur la pointe appelée San Anton, ou de Los Corrientes, où il s’était perdu corps et biens. Là, périrent un de mes cousins Juan de Avalos qu’on avait choisi comme capitaine, les deux Franciscains qui m’avaient toujours suivi, et trente et tant de personnes dont on me donna la liste ; quant à ceux qui avaient pu gagner la côte, ils avaient erré dans les bois sans savoir où ils se trouvaient, et presque tous étaient morts de faim ; de sorte que, de plus de quatre-vingts personnes, une quinzaine seulement échappèrent, qui par bonheur vinrent tomber à Guaniguanico où mon navire se trouvait à l’ancre. Il y avait près de là une grande exploitation agricole appartenant à un habitant de la Havane, qui contenait beaucoup de vivres et où mon navire put opérer son chargement. Ce fut là que les survivants purent refaire leurs forces. Dieu sait combien je fus affligé de ce naufrage qui, outre des parents, des amis et des serviteurs, m’enlevait des corselets, des escopettes, des arbalètes et des munitions qui se trouvaient sur le navire ; mais ce que je regrettai le plus, fut ma correspondance et je vais dire pourquoi à Votre Majesté.

L’autre navire qui allait à la Jamaïque et celui qui devait aller à l’île Espagnola jetèrent l’ancre à la Trinité dans l’île de Cuba ; ils y rencontrèrent le licencié Alonzo de Zuazo que j’avais laissé procureur général dans le gouvernement de la Nouvelle-Espagne et ils rencontrèrent un navire que les juges de l’île Espagnola envoyaient à la Nouvelle-Espagne pour y répandre la nouvelle de ma mort. En apprenant que je vivais, ce navire changea sa route, car il avait dans son chargement trente-deux chevaux, divers objets pour la cavalerie, et des provisions qu’il pensa vendre beaucoup mieux, là où j’étais. Zuazo m’écrivit par ce navire, comment en la Nouvelle Espagne, tout n’était que troubles, confusions, disputes entre les officiers qui avaient fait courir le bruit de ma mort ; qu’ils avaient choisi deux d’entre eux comme gouverneurs, qu’ils s’étaient fait prêter serment comme tels et qu’ils s’étaient emparés du licencié Zuazo. Ils avaient enlevé la justice aux deux officiers que j’en avais chargés, avaient mis au pillage ma maison que j’avais laissée sous la garde de Rodrigo de Paz, sans parler d’autres abus dont je fais le sujet d’une lettre à Votre Majesté et que je ne rapporterai pas ici.

Votre Majesté peut se figurer ce que j’éprouvai en apprenant ces nouvelles ; c’était une belle récompense pour mes services, que de mettre à sac ma maison, encore que je fusse mort ! Mes persécuteurs invoquaient pour excuse que je devais à Votre Majesté plus de soixante mille piastres d’or ; ils savent pertinemment que je ne les dois pas et qu’on m’en doit, au contraire, plus de cent cinquante mille que j’ai dépensés et je peux le dire, bien dépensés, au service de Votre Majesté. Je pensais donc à régler cette affaire et je crus qu’il fallait m’embarquer sur ce navire, me rendre à Mexico et châtier les coupables. Puis, je pensai à cet autre capitaine que le gouverneur Pedro Arias avait envoyé au Nicaragua, et qui s’était aussi révolté comme je le raconterai plus longuement à Votre Majesté. D’un autre côté, j’hésitai à abandonner cette province dans les circonstances fâcheuses où elle se trouvait ; c’était s’exposer à perdre une possession qui, à mon avis, vaudrait celle de Mexico. J’ai en effet des renseignements sur de grandes et riches contrées, gouvernées par de puissants seigneurs, avec grand état de cour et notamment le royaume de Eneitalapan, en autre langue, Xucutaco, dont on m’a parlé depuis six ans ; j’étais venu à sa recherche et je suis sûr qu’il n’est pas à plus de huit ou dix journées de cette ville de Trujillo, ce qui ne ferait que cinquante ou soixante lieues.

D’après ce que l’on en dit, et quand on en retrancherait la moitié, ce royaume dépasserait celui de Mexico en richesse et l’égalerait pour la grandeur de ses villes, la multitude de ses habitants et l’ordre qui le gouverne.

Dans cette grande incertitude, je me souvins que rien ne réussit si l’on n’a pour guide la main du Tout-Puissant ; et je fis dire des messes, faire des processions et autres cérémonies, suppliant Dieu de vouloir bien m’éclairer. Après quelques jours de réflexion et de prière, je crus qu’il valait mieux remettre toutes ces choses pour aller apaiser les troubles de Mexico. Je laissai dans cette ville de Trujillo trente-cinq chevaux, cinquante fantassins et pour lieutenant-gouverneur, un de mes cousins appelé Hernando de Saavedra, frère de Juan de Avalos, qui mourut dans le navire qui vint en cette ville, et après lui avoir donné mes ordres touchant l’administration de la colonie, après avoir conféré avec les principaux personnages indiens des environs qui étaient venus me voir, je m’embarquai avec les gens de ma maison et mandai à mes hommes de Naco, de prendre par terre, le chemin que suivit Francisco de Las Casas, qui conduit à la mer du Sud, pour aller à la rencontre de Pedro de Alvarado ; parce que c’était la route la plus sûre et que, du reste, ces hommes étaient des vétérans qui passeraient où ils voudraient. J’envoyai aussi des instructions aux habitants de la ville Nativité de Notre-Dame.

Je m’embarquai par un beau temps et nous levâmes l’ancre, mais le vont tomba et nous ne pûmes sortir. Le lendemain matin, on vint m’avertir qu’il y avait eu quelques troubles dans la ville et qu’on n’attendait que mon départ pour provoquer une nouvelle révolte. Le temps continuant à être défavorable, je me fis mettre à terre, fis une enquête et punis les coupables, ce qui calma aussitôt l’effervescence. Je restai deux jours au port et la brise s’étant élevée, je me réembarquai et nous mîmes à la voile. À deux lieues de là, comme nous doublions la pointe du golfe de Trujillo, nous brisâmes notre grande vergue, de sorte qu’il nous fallut revenir pour la réparer. Ce travail demanda trois jours, après lesquels nous repartîmes par un beau temps ; nous nous trouvions à cinquante lieues de là, quand nous reçûmes un coup de vent du Nord qui nous brisa le mât de misaine, de sorte que nous ne pûmes qu’à grand’peine regagner le port. En arrivant, nous rendîmes grâce à Dieu de nous avoir sauvés ; nous étions tous si fatigués qu’il nous fallut plusieurs jours pour nous refaire. Pendant que la tempête s’apaisait et que l’on réparait le navire, je restai à terre, où réfléchissant que j’étais parti trois fois par beau temps, et que trois fois j’avais été obligé de revenir, je crus que Dieu ne voulait pas que j’abandonnasse ainsi cette province ; je le pensais d’autant mieux, que certains Indiens, pacifiques jusqu’alors, commençaient à s’agiter ; je me recommandai de nouveau à Dieu, je fis dire des messes et faire des processions et je crus bien faire d’envoyer à la Nouvelle-Espagne ce même navire qui devait m’y emmener ; il y porterait mon pouvoir pour Francisco de Las Casas, mon cousin, et des lettres pour les officiers de Votre Majesté, leur reprochant leur conduite ; j’y joignis quelques-uns des principaux personnages mexicains qui m’avaient accompagné, afin qu’ils pussent affirmer que je n’étais pas mort comme on l’avait publié ; je pensai que cette nouvelle remettrait toutes choses en état. Je ne m’occupai point d’autres affaires, dont je me serais préoccupé si j’avais alors connu le naufrage du premier navire que j’avais expédié, à qui j’avais confié toutes mes instructions, que je croyais aux mains de ceux à qui je les avais adressées ; principalement en ce qui regardait les navires de la mer du Sud.

Après avoir expédié ce navire pour la Nouvelle-Espagne, étant très fatigué de ma dernière sortie en mer, je me trouvai hors d’état d’entreprendre une expédition dans l’intérieur ; je tenais de plus à être là, pour recevoir les navires qui pourraient arriver et m’occuper de choses pressantes. J’envoyai donc à ma place un lieutenant avec trente chevaux et autant de piétons qui pénétrèrent à trente-cinq lieues de là dans une délicieuse vallée, couverte de grands villages, riches en toutes espèces de productions. Cette grande vallée serait propre à l’élevage des bestiaux et à la culture de toutes les plantes d’Espagne.

Mes hommes n’eurent aucune difficulté avec les gens de cette province, ils s’entretinrent avec eux au moyen des interprètes et des Indiens qui étaient déjà de nos amis, de sorte que plus de vingt caciques des principaux villages vinrent me trouver, pour se déclarer sujets et vassaux de Votre Altesse, prêts à se conformer à ses ordres, ainsi qu’ils l’ont fait jusqu’à ce jour. À partir de ce moment jusqu’à l’époque de mon départ, j’ai toujours eu un grand nombre d’entre eux dans ma compagnie, les uns venant, les autres allant, m’apportant des vivres et faisant tout ce que je leur demandais. Plaise à Dieu de nous les conserver et que tout s’arrange au mieux des intérêts de Votre Majesté : j’espère qu’un si beau commencement ne saurait avoir une mauvaise fin, que par la faute des gouvernants.

La province de Papayeca et celle de Chapagua qui les premières s’offrirent comme vassales de Votre Majesté et nos amies, furent les premières à s’émouvoir ; à mon retour, elles craignirent quelques représailles de ma part ; je les rassurai. Elles m’envoyèrent quelques personnages, mais jamais les caciques ne vinrent eux-mêmes, et ils enlevèrent toujours de leurs villages leurs femmes, leurs enfants et leurs biens, quoique plusieurs d’entre eux se missent à notre service. Je les engageai à repeupler leurs villages, ils s’y refusèrent toujours, en me disant : demain, demain. Je fis donc en sorte de m’emparer de ces caciques, qui étaient trois, Thicohuytl, Mendereto et Poto. Une fois entre mes mains, je leur fixai une date au delà de laquelle, s’ils n’avaient point abandonné les montagnes et repeuplé leurs villages, ils seraient traités en rebelles, les villages furent aussitôt repeuplés : je libérai les caciques, et depuis lors ils vivent en paix et se tiennent à nos ordres.

Ceux de Papayeca ne voulurent jamais se rendre près de moi, leurs seigneurs du moins, ils vivaient dans les bois laissant leurs villages déserts. Je les sommai plusieurs fois de revenir, ils s’y refusèrent toujours. J’envoyai donc un détachement de cavalerie et de gens de pied accompagnés d’Indiens de nos amis qui surprirent une nuit l’un de ces caciques qui sont deux. Celui-ci se nommait Pizacura ; quand je lui demandai pourquoi il se conduisait de cette manière, il me répondit qu’il n’avait fait qu’obéir à l’autre cacique nommé Mazatl et qui était son chef ; mais que si je voulais le mettre en liberté, il me livrerait son collègue et que je n’aurais qu’à le pendre pour que tout rentrât dans l’ordre, parce que étant le seul maître, il en ferait son affaire.

On le mit en liberté, ce qui nous causa de plus grands ennuis comme nous le verrons ci-après. Certains Indiens de nos amis épièrent Mazatl et conduisirent de mes Espagnols à sa retraite où il fut pris. On lui répéta ce que son collègue avait dit de lui et on le somma d’avoir à repeupler ses villages en un temps voulu ; il ne voulut jamais y consentir. On instruisit son procès, il fut condamné à mort et exécuté. Ce fut un grand exemple pour les autres, car divers villages abandonnés se repeuplèrent aussitôt et il n’y en a pas de plus tranquille. Papayeca seul n’a jamais voulu se rendre.

Après que j’eus rendu la liberté à Pizacura, on instruisit son procès et nous fîmes la guerre à Papayeca où nous enlevâmes plus de cent Indiennes et Indiens qui furent marqués comme esclaves, Pizacura fut du nombre. Je ne le condamnai pas à mort, je résolus de le garder près de moi avec d’autres gens notables que je voulais emmener à Mexico, afin qu’ils vissent les choses de la Nouvelle-Espagne, comment en traitait les Indiens et le service auquel ils étaient astreints, pour que chez lui il organisât les choses de la même manière. Mais il mourut ; quant aux autres, ils vivent et je les renverrai chez eux à la première occasion. La prise de Pizacura et d’un jeune cacique que nous gardâmes en prison, ainsi que le châtiment de l’esclavage appliqué aux cent Indiens prisonniers, assurèrent la tranquillité de la province et quand je partis, je laissai tous les villages repeuplés, tranquilles et répartis entre mes Espagnols, qu’ils servaient avec le plus grand zèle.

Sur ces entrefaites, il nous arriva un capitaine, avec une vingtaine d’hommes de ceux que j’avais envoyés à Naco avec Gonzalo de Sandoval et de la compagnie de Francisco Fernandez, que Pedro de Avila, gouverneur de Votre Majesté, avait envoyés dans la province de Nicaragua : ils m’annoncèrent qu’un lieutenant de ce même Francisco Fernandez était arrivé au village de Naco avec une quarantaine d’hommes, tant cavaliers que fantassins, qui venaient au port de la baie de Saint-André rejoindre le bachelier Pedro Moreno, que les juges résidant à l’île Espagnola avaient envoyé dans ces parages, comme je l’ai raconté à Votre Majesté. Il paraît que ce Moreno avait écrit à Francisco Fernandez, l’engageant à secouer le joug du gouverneur, comme il l’avait déjà fait pour les gens que laissèrent Gil Gonzalez de Avila et Francisco de Las Casas : et ce lieutenant venait l’entretenir de la part de Francisco Fernandez, afin de s’entendre avec lui pour renoncer à l’obéissance qu’il devait au gouverneur et accepter celle des juges de l’île Espagnola.

Je renvoyai ces hommes sur-le-champ ; j’écrivis à Francisco Fernandez, à la troupe qu’il commandait et tout particulièrement à certains de ses officiers que je connaissais, leur reprochant leur malhonnêteté, leur signalant la mauvaise voie où ils s’engageaient et comment ce bachelier les avait trompés ; les assurant combien Votre Majesté serait irritée d’une telle conduite, ajoutant tout ce que je pouvais imaginer pour les faire revenir sur un tel projet. Ils me donnèrent pour excuse, que Pedro Arias de Avila était si loin deux, qu’ils avaient toutes les peines du monde à se pourvoir des choses d’Espagne, qui leur manquaient fréquemment ; qu’ils pouvaient s’approvisionner beaucoup plus facilement dans les ports que j’avais fondés au nom de Votre Majesté ; que le bachelier leur avait écrit que toute la contrée avait été colonisée par les juges de l’île Espagnola et qu’il serait bientôt de retour avec du monde, des armes et des provisions.

Je leur écrivis que j’avais envoyé des ordres pour qu’on leur donnât, dans mes villages, tout ce dont ils auraient besoin, mais qu’ils traitassent les Indiens avec la plus grande bienveillance ; que nous étions tous vassaux et sujets de Votre Majesté, à condition qu’ils restassent sous les ordres de leur gouverneur, comme ils s’y étaient obligés, et non autrement. Comme ils m’assurèrent que, pour le moment, la chose dont ils avaient plus besoin c’était des fers pour leurs chevaux et des outils pour la recherche des mines, je leur fis cadeau de deux mules chargées de fers et d’outils, puis je les renvoyai. Lorsqu’ils furent arrivés près de Fernando de Sandoval, je leur en envoyai encore deux, chargées de ces mêmes outils m’appartenant.

Ces gens-là expédiés, je reçus des envoyés de la province de Huilacho, située à soixante-cinq lieues de Trujillo, dont j’avais déjà quelques habitants près de moi venus pour se déclarer sujets de Votre Majesté ; ceux-ci venaient se plaindre que leur village avait été envahi par vingt cavaliers, quarante fantassins et une foule d’Indiens qui les suivaient comme alliés, dont ils avaient souffert mille maux.

Ces gens leur prenaient leurs femmes, leurs enfants, leurs biens et ils venaient me prier de m’intéresser en leur faveur, puisqu’ils étaient mes amis et que je m’étais engager à les défendre contre quiconque les molesterait. Je reçus ce même jour de Fernando de Sandoval, mon cousin, que j’avais envoyé comme lieutenant pour pacifier la province de Papayeca, deux hommes appartenant à la troupe dont les Indiens venaient se plaindre ; ils venaient à la recherche de cette ville de Trujillo qu’on leur avait dit être proche et que le pays était sûr. J’appris qu’ils appartenaient au corps de Francisco Fernandez qui les avait envoyés à Trujillo et qu’ils marchaient sous les ordres d’un capitaine appelé Gabriel de Rojas.

Je renvoyai ces hommes avec les Indiens qui étaient venus se plaindre, sous la conduite d’un alguazil porteur d’une lettre à Gabriel de Rojas lui enjoignant de quitter ladite province et de rendre aux habitants, les Indiens, les Indiennes et toutes choses dont il les avait dépouillés ; j’ajoutai que s’il avait besoin de quoi que ce fût, j’étais prêt à le lui fournir si je l’avais à ma disposition.

En recevant cet ordre, Rojas l’exécuta sur-le-champ, ce dont les naturels se déclarèrent très satisfaits, encore que, l’alguazil parti, on leur avait encore enlevé quelques personnes. Je profitai de l’occasion de ce capitaine pour écrire de nouveau à Francisco Fernandez pour lui offrir tout ce dont il aurait besoin, pensant ainsi servir les intérêts de Votre Majesté et lui recommandant l’obéissance à son général. Je ne sais trop ce qui survint plus tard ; j’appris cependant de l’alguazil et de ceux qui l’avaient accompagné, que Rojas avait reçu de son capitaine Francisco Fernandez une lettre qui le rappelait en toute hâte, lui disant que la discorde avait éclaté dans sa troupe et que deux de ses lieutenants s’étaient révoltés, dont l’un se nommait Soto et l’autre Andrès Garabito. Ils s’étaient insurgés, disait-on, parce qu’ils avaient appris que lui-même voulait se révolter contre son général. De quelque manière que tourne la chose, il ne peut en résulter qu’un grand mal pour les Espagnols, comme pour les Indiens. Votre Majesté jugera quel châtiment ont mérité les auteurs de ces troubles.

Je voulais partir pour le Nicaragua pensant apaiser ces mutineries : pendant que je m’y préparais et qu’on m’ouvrait un passage dans un défilé fort difficile, j’appris l’arrivée dans le port, du navire que j’avais envoyé dans la Nouvelle-Espagne ; il avait à bord un de mes cousins, moine de l’ordre de Saint-François, qui se nomme Fray Diego Altamirano et qui me raconta ce que me confirmaient de nombreuses lettres, les agitations, les troubles et les scandales qui éclataient journellement entre les officiers de Votre Majesté, que j’avais nommés avant mon départ, et me rappela l’obligation pressante où j’étais de venir remédier à ce triste état de choses. Je renonçai donc à mon voyage au Nicaragua et à la côte de la mer du Sud, où cependant j’aurais pu rendre à Votre Majesté les plus grands services, dans les riches provinces que je devais traverser. J’aurais raffermi chez celles qui sont en paix le zèle à servir Votre Majesté, je veux parler des provinces de Utatlan et Guatemala où Pedro de Alvarado a séjourné si longtemps, et qui depuis certains mauvais traitements mal appliqués n’ont jamais été soumis

Les Indiens de ces provinces ont fait et font beaucoup de mal aux Espagnols et à leurs alliés ; la région fort montueuse est très peuplée ; les habitants y sont hardis et belliqueux ; ils ont inventé de fort ingénieux moyens d’attaque et de défense, creusant des trous, dressant des pièges et semant les routes de pointes pour les chevaux, dont ils nous tuèrent un grand nombre. De sorte que, malgré la guerre incessante que leur a faite Pedro de Alvarado avec plus de deux cents chevaux, cinq cents piétons, cinq mille et quelquefois plus de dix mille Indiens alliés, il n’a jamais pu les amener au service de Votre Majesté.

Loin de là, ils se fortifient chaque jour davantage et s’adjoignent de nouveaux guerriers. Je crois cependant que si j’étais là, par douceur ou par violence j’en ferais des amis.

J’en ai fait autant dans d’autres provinces qui se révoltèrent à la suite de mauvais traitements ; j’y avais envoyé plus de cent cavaliers et trois cents fantassins avec de l’artillerie et des milliers d’Indiens alliés ; ces troupes ne purent rien contre des habitants exaspérés, ils nous tuèrent douze Espagnols, nombre d’Indiens et la province resta dans le même état qu’auparavant. Je m’y rendis, me faisant précéder d’un courrier ; dès qu’ils apprirent ma venue, sans un instant d’hésitation, les principaux personnages vinrent au-devant de moi. C’était dans la province de Coatlan : ils me racontèrent les causes de leur soulèvement qui étaient des plus justes, car l’Espagnol au service duquel ils étaient affectés, avait fait brûler vifs, huit des notables dont cinq moururent à l’instant et les autres peu de jours après ; et quand ils avaient demandé justice, on la leur avait refusée. Pour moi, j’entrai dans leur peine et les consolai de manière qu’ils se tinrent satisfaits, et qu’aujourd’hui ils vivent en paix et servent avec le même zèle qu’auparavant. D’autres villages de la province de Goatzacoalco qui se trouvaient dans les mêmes conditions firent de même ; en apprenant mon arrivée chez eux ils s’apaisèrent subitement.

Seigneur Très Catholique, j’ai déjà parlé à Votre Majesté de certaines petites îles qui se trouvent situées en face de ce port de Honduras et qu’on appelle Guanajos. Quelques-unes sont désertes par suite d’invasions espagnoles ayant pour but d’en enlever les habitants ; quelques autres ont encore quelques Indiens. J’appris tout récemment que dans l’île de Cuba et à la Jamaïque, on préparait une nouvelle expédition contre ces îles afin d’en enlever le reste des habitants. Voulant m’opposer à cet acte de brigandage, je dépêchai une caravelle à la recherche de l’expédition dont je sommai les chefs, au nom de Votre Majesté, de s’abstenir de toutes violence contre les naturels de ces îles que je comptais amener au service de Votre Majesté, et avec lesquels j’étais en relations par l’entremise de plusieurs de leurs concitoyens qui étaient venus s’établir en terre ferme.

Ma caravelle rencontra dans l’une de ces îles appelée Huitila une des caravelles de l’expédition dont le capitaine se nommait Rodrigo de Merlo. Mon capitaine sut me l’amener avec les Indiens dont il s’était emparés. Je fis reporter tous ces gens dans les îles où on les avait pris et je ne procédai point contre le capitaine qui était porteur d’une licence du gouverneur de Cuba, autorisé lui-même par les juges de l’île Espagnola. Je renvoyai donc ces gens sans autre dommage que la perte des Indiens qu’ils avaient enlevés. Le capitaine et les hommes de son équipage, trouvant le pays à leur convenance, restèrent à la côte où ils s’établirent.

Les Indiens de ces îles ayant eu connaissance du service que je leur avais rendu et sachant comment leurs camarades étaient traités sur la terre ferme, vinrent m’en remercier en se mettant au service de Votre Majesté, et me demandèrent ce que j’exigeais d’eux. Je leur conseillai, au nom de Votre Majesté, de bien cultiver leurs terres ; c’était ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Ils me quittèrent emportant une lettre de moi, qui devait leur servir de garantie contre une future expédition. Ils me demandèrent, pour plus de sûreté, de les faire accompagner chacun par un Espagnol ; le peu de gens que j’avais avec moi, m’empêcha d’accéder à leur désir, mais je chargeai le lieutenant Fernando de Saavedra de leur en envoyer plus tard.

Je m’embarquai aussitôt dans le navire qui m’avait apporté des nouvelles de Mexico, et dans les deux autres je mis des gens de ma suite, en tout, une vingtaine de personnes avec nos chevaux, les autres préférèrent rester dans le pays et les autres m’attendaient dans l’intérieur, pensant que je prendrais la voie de terre. Je mandai à ceux-là de venir me rejoindre en leur expliquant la cause de mon départ. Ils ne sont pas arrivés, mais j’ai de leurs nouvelles.

Après avoir laissé mes ordres dans toutes ces villes que j’avais fondées au nom de Votre Majesté, fort peiné de n’avoir pu les organiser comme je l’eusse désiré, je me mis en route le 25 du mois d’avril avec mes trois navires et j’eus si beau temps qu’en quatre jours, je me trouvai à cent cinquante lieues du port de Chalchicuela, où nous fûmes surpris par un Nord qui nous empêcha de pousser plus avant. J’espérais qu’il se calmerait ; nous mîmes à la cape pendant un jour et une nuit, mais il souffla si bien, qu’il endommageait mes navires et que je fus forcé de me diriger vers l’île de Cuba. J’arrivai en six jours au port de la Havane où je débarquai, fêté par les habitants de la ville, dont plusieurs étaient de mes amis, du temps que je vivais dans l’île. Comme mes navires avaient été fort maltraités par l’ouragan, il fallut les réparer, ce qui me retint dix jours et, pour hâter les choses, j’achetai un navire tout neuf pour remplacer le mien qui faisait eau de toutes parts.

Le lendemain de mon arrivée, nous eûmes un navire venant de la Nouvelle-Espagne ; le jour suivant il en vint un second, et le jour d’après un troisième. Je sus par eux que le pays était tranquille et sûr, depuis la mort du facteur et du commissaire, et que s’il y avait eu quelques légers troubles, les instigateurs en avaient été punis. Je me réjouis d’autant plus de cette nouvelle, que je craignais que mon retard ne fut cause de quelque désastre. De la Havane, j’écrivis à Votre Majesté une lettre et je partis le 16 mai, emmenant avec moi trente personnes de la ville qui m’accompagnèrent sans qu’on le sût. En huit jours, j’arrivais au port de Chalchicuela, où je ne pus entrer à cause du mauvais temps ; je filai à deux lieues plus loin, et à la tombée de la nuit, dans une des barques de mon navire je pus gagner la côte d’où, sans avoir été remarqué de personne, je m’en allai à pied à la ville de Médellin qui se trouvait à quatre lieues de là.

Je me rendis aussitôt à l’église pour remercier Dieu ; le bruit de mon arrivée s’était répandu et les habitants se pressèrent autour de moi. Cette même nuit j’expédiai des lettres à Mexico et dans toutes les villes de la Nouvelle-Espagne. Je restai onze jours à Médellin pour me reposer des fatigues du voyage et j’y reçus la visite de tous les chefs de village et d’une foule de gens qui se réjouissaient de mon arrivée. Je partis de Médellin pour Mexico ; je restai quinze jours en route acclamé par des milliers d’Indiens dont quelques-uns venaient de plus de quatre-vingts lieues, et tous avaient établi des courriers pour les avertir de l’heure de mon passage et s’y trouver. Ils vinrent donc en grand nombre et tous pleuraient avec moi, me contant en paroles vives et touchantes ce qu’ils avaient souffert pendant mon absence ; et ce qu’ils me disaient des traitements affreux qu’ils avaient subis aurait arraché des larmes au cœur le plus endurci. Il me serait difficile de rapporter à Votre Majesté tout ce que me confièrent ces malheureux, j’en pourrais cependant noter le principal que je réserve pour l’avenir.

J’arrivai à Mexico où les Espagnols et les Indiens se réunirent pour me faire l’accueil le plus touchant : le trésorier et le comptable de Votre Majesté vinrent au-devant de moi avec un nombreux cortège de gens, de chevaux et de soldats, et je m’en allai droit au couvent San Francisco pour rendre grâce à Dieu de m’avoir sauvé de tant de périls pour me rendre au repos et à la tranquillité. Je restai six jours chez les moines où je remplis toutes mes dévotions.

Deux jours avant que je quittasse le couvent, je reçus un courrier de Médellin qui m’apprenait l’arrivée de navires où se trouvait, disait-on, un perquisiteur ou juge envoyé par Votre Majesté, sans pouvoir m’en dire davantage. Je crus que Votre Majesté, connaissant l’état de trouble dans lequel les officiers que j’avais nommés à mon départ, avaient laissé la Nouvelle-Espagne, et ne sachant rien de mon arrivée, avait voulu y remédier, ce dont je rendis grâce à Dieu. En effet j’eusse été désolé d’être juge en cette affaire, car, ayant été injurié et vilipendé par ces tyranneaux, tout ce que j’aurais pu faire contre eux eût été attribué au parti pris et à la passion, ce que j’abhorre le plus : quoique en tous cas, je ne saurais être assez partial pour des fauteurs, qui mériteraient le châtiment le plus exemplaire. Au reçu de cette nouvelle, je dépêchai un courrier avec ordre au commandant de Médellin et au procureur général de recevoir avec les plus grands égards ce juge envoyé par Votre Majesté, de mettre à sa disposition ma maison de Médellin et de prendre soin de sa personne et de sa compagnie ; je sus depuis qu’il refusa ces bons services.

Le jour suivant, fête de Saint-Jean, comme j’envoyais ma lettre, au milieu d’une course de taureaux en l’honneur de cette fête, je reçus une autre lettre du juge et une autre de Votre Majesté, qui m’annonçaient le but de son voyage et comment Votre Majesté avait bien voulu, en considération de mes services, me nommer gouverneur de la Nouvelle-Espagne. Je m’en réjouis au-delà de toute expression, tant pour l’immense faveur que veut bien me faire Votre Majesté Sacrée en reconnaissant mes services, que pour l’affabilité avec laquelle Votre Altesse daigne me faire savoir son intention royale de me récompenser. Pour l’une et l’autre faveur, je baise cent mille fois les pieds royaux de Votre Majesté Catholique et je prie Notre Seigneur qu’il lui plaise m’accorder telle faveur, que je puisse en mettre la meilleure part au service de Votre Majesté Catholique qui jugerait par là de mon désir de lui plaire ; car cette appréciation de Votre Altesse me serait la plus précieuse des récompenses.

Dans la lettre que Luis Ponce, juge de résidence, m’écrivait, il me disait le jour de son départ pour Mexico ; mais comme il y a deux chemins, il ne me disait pas lequel des deux il prendrait. J’envoyai donc des gens sur les deux routes afin qu’il fût bien traité, servi et accompagné. Ce juge s’en vint à si rapides journées, que, quelque hâte que je misse à envoyer du monde au-devant de lui, mes gens le rencontrèrent à environ vingt lieues de Mexico. Quoiqu’il parût accueillir mes envoyés avec beaucoup de plaisir, il ne voulut recevoir d’eux aucun service. Quoi qu’il m’en coûtât de ne pas le recevoir par suite de la rapidité de sa marche, je me réjouis néanmoins de sa présence tant il paraissait un homme équitable et prêt à user de ses pouvoirs dans la mesure la plus juste. Il arriva à deux lieues de la ville et je fis tout préparer pour le recevoir le lendemain ; mais il m’envoya dire de ne point me déranger, et qu’il resterait là jusqu’à l’heure du dîner, mais que je voulusse bien lui envoyer un chapelain pour dire la messe. Je le lui envoyai.

Je craignis qu’il ne voulût échapper à notre empressement, et je me tins prêt ; mais quoi que je fisse, il partit de si matin, que je le rencontrai dans la ville, où je l’accompagnai au couvent de San Francisco ; là, nous entendîmes la messe. La messe finie, je lui demandai qu’il voulût bien nous montrer ses pouvoirs, puisque le conseil municipal se trouvait près de moi ainsi que le trésorier et les comptables. Il s’y refusa, disant qu’il nous les présenterait un autre jour. Il nous réunit en effet dans l’église cathédrale, le conseil municipal et tous les officiers de Votre Majesté. Là, il nous les présenta ; moi et tous les officiers présents, les reçûmes avec la plus grande révérence, les baisant et les élevant au-dessus de notre tête, comme il était dû aux ordonnances de notre Seigneur et Roi, jurant de nous y conformer en tout et pour tout comme Votre Majesté nous le commandait, après quoi on lui remit tous les insignes de son haut pouvoir. Une fois toutes les formalités accomplies devant notaire public, comme il convenait au personnage que nous envoyait Votre Majesté Catholique, il fut proclamé sur la grande place de Mexico ma résidence.

Ce procureur général fut dix-sept jours sans m’adresser une seule question, puis il tomba malade, ainsi que tous ceux qui étaient venus avec lui. Luis Ponce mourut de cette maladie et trente des personnes qui l’avaient accompagné moururent aussi, parmi lesquelles deux religieux de l’ordre de Saint-Dominique. Il en reste beaucoup d’autres en danger de mort par suite de cette peste qu’ils apportèrent avec eux. Cette maladie s’attaqua même aux gens de Mexico, dont deux moururent, sans compter nombre d’autres qui n’en sont pas encore remis.

Luis Ponce étant mort, nous lui fîmes les funérailles qui convenaient au personnage que nous avait envoyé Votre Majesté. Alors le conseil municipal de Mexico et les procureurs de toutes les villes qui se trouvaient à Mexico me prièrent et me firent même sommation, au nom de Votre Majesté Catholique, que j’eusse à me charger du gouvernement et de la justice, emplois que j’exerçais précédemment par mandat de Votre Majesté, me représentant toutes les difficultés que pourrait soulever mon refus ; je refusai comme il appert du procès-verbal que j’en ai fait dresser ; ils revinrent à la charge, insistant sur d’autres inconvénients que ne manquerait pas de provoquer mon refus, et jusqu’à ce jour je m’en suis défendu, encore qu’ils pussent avoir raison.

Mais désirant avant tout que Votre Majesté soit bien convaincue de mon désintéressement comme de ma fidélité, vertus sans lesquelles les biens de ce monde n’auraient à mes yeux aucune valeur, j’ai plaidé de tout mon pouvoir pour que la charge fût confiée à Marcos de Aguilar, que le licencié Luis Ponce avait pour alcade principal, et je l’ai prié et je l’ai sommé d’avoir à l’accepter et d’en remplir l’office. Il s’y est refusé, disant qu’il n’y avait aucun titre, ce qui me peine plus que je ne saurais dire, parce que je désire avant tout que Votre Majesté connaisse exactement mes mérites et mes faiblesses ; car j’ai la conviction que j’ai mérité de Votre Majesté les plus insignes faveurs, non pour les qualités qu’à pu révéler ma petite personnalité, mais pour le dévouement absolu que j’ai si longtemps montré pour Votre Grandeur. Je supplie donc humblement que Votre Altesse ne permette pas qu’il y ait le moindre doute à cet égard et qu’elle reconnaisse hautement le bon et le mauvais de mes agissements, et comme il s’agit d’honneur, et que pour atteindre à cette gloire je me suis exposé à tant de fatigues et à tant de périls, je demande qu’il plaise à Dieu et à Votre Majesté, qu’il ne soit point permis à des langues mauvaises et jalouses de m’en pouvoir dépouiller. Je ne demande donc à Votre Majesté Sacrée d’autre récompense de mes services que d’en reconnaître la valeur, ne voulant point vivre sans l’estime de Votre Majesté.

Ainsi que je l’ai compris, Prince Très Catholique, depuis que je me suis occupé de la conquête de la Nouvelle-Espagne j’ai eu des rivaux et des ennemis puissants ; mais leur mauvaise foi et leurs calomnies n’ont pu prévaloir sur ma fidélité et les services que j’ai rendus ; désespérant de me renverser, ils ont eu recours à deux moyens qui ont, à ce qu’il me semble, altéré quelque peu le jugement de Votre Majesté à mon sujet et refroidi la bienveillance que Votre Grandeur montrait à me récompenser de mes services.

Le premier, c’était de m’accuser devant Votre Puissance, du crime de lèse-Majesté, disant que je n’obéissais pas à ses commandements royaux ; que je n’occupais point cette contrée en votre nom puissant, mais sous forme de tyrannie indicible, en donnant des raisons dépravées et diaboliques. J’ose dire que si on examinait mes œuvres, le jugement porté par des juges impartiaux serait absolument le contraire ; car jusqu’à ce jour, il ne s’est point vu et tant que je vivrai, il ne se verra jamais, que devant moi, ou à ma connaissance, une lettre, ordre ou mandement de Votre Majesté, qui ne soit obéi et exécuté sur l’heure, et c’est en quoi se voit la malice de mes calomniateurs.

Car si j’avais eu les intentions qu’ils me prêtent, je ne serais point allé à six cents lieues de cette ville, au milieu des forêts désertes et sur les routes les plus dangereuses, pour laisser ma conquête aux mains des officiers de Votre Majesté, que je devais croire les plus à même de veiller aux intérêts de Votre Altesse, quoique à leurs œuvres je visse que je m’étais trompé sur leur compte.

L’autre moyen consistait à dire que je me suis emparé personnellement de cette contrée, de la plus grande partie au moins, et de ses habitants, dont j’accapare le travail, avec lequel je me suis procuré des sommes énormes d’or et d’argent que j’ai thésaurisées ; que j’ai gaspillé soixante mille piastres du trésor de Votre Majesté, que je n’ai point envoyé autant d’or à Votre Excellence qu’il lui en revenait de ses rentes et que je le déliens pour mille raisons que je ne saurais dire. Ils auront évidemment donné couleur à cette calomnie, qui ne peut m’atteindre et dont la fausseté sera reconnue. Quant à posséder une grande partie de la contrée, j’avoue en avoir tiré des sommes considérables ; mais toutes considérables qu’elles soient, elles ne m’empêchent point d’être pauvre et d’être endetté de plus de cinq cent mille piastres d’or, sans avoir un maravédis pour les payer. Car, si j’en ai reçu beaucoup, j’en ai dépensé davantage, non pas à me faire des rentes ni à me constituer des majorats, mais à étendre le patrimoine royal de Votre Altesse, en gagnant et conquérant, au milieu des plus grands dangers et périls pour ma personne, des royaumes et des seigneuries pour Votre Excellence. Rien n’a pu apaiser maudits, ni réduire au silence leurs langues de vipère.

Si l’on consulte mes livres, on trouvera plus de trois cent mille piastres d’or m’appartenant, dépensées pour ces conquêtes ; ma bourse épuisée, je pris les soixante mille piastres d’or de Notre Majesté que je ne gaspillai pas en vaines dépenses, mais qui me servirent à payer des dettes contractées pour les frais de la conquête, et si ces dépenses furent utiles, on n’a qu’à s’en rapporter aux faits. Ceux qui prétendent que je n’envoie pas de rente à Votre Majesté mentent impudemment ; car depuis le peu de temps que je suis dans cette contrée, je puis affirmer que j’ai envoyé à Votre Majesté plus de richesse ou de valeur qu’elle n’en a reçue des îles et de la terre ferme, depuis plus de trente ans qu’elles ont été découvertes et colonisées, conquêtes qui coûtèrent aux Rois Catholiques vos ancêtres beaucoup de frais et de dépenses.

J’ai non seulement remis à Votre Majesté toute la part qui lui revenait ; j’y ai ajouté du mien et du bien de mes compagnons, sans compter ce que nous avons dépensé pour son royal service, et dont j’envoyai copie. En envoyant à Votre Majesté ma première lettre, par Alonzo Porto-Carrero et Francisco de Montejo, non seulement j’envoyai le cinquième des sommes amassées, appartenant à Votre Majesté, mais tout ce que nous pûmes réunir, parce qu’il me parut juste de vous envoyer de cette ville, où Muteczuma son empereur vivait encore, les prémices de notre conquête et le cinquième de l’or en lingots, qui se monta à trente et tant de milliers de castellanos, auxquels nous ajoutâmes, chacun ayant refusé sa part, tous les bijoux, dont la valeur dépassait cinq cent mille piastres d’or. L’un et l’autre furent perdus, c’est vrai, quand les Mexicains nous chassèrent de leur ville, lors du mouvement occasionné par l’arrivée de Narvaez, disgrâce encourue par mes péchés peut-être, non par ma négligence.

Plus tard, quand je conquis le pays et que je le mis sous le joug de Votre Majesté, on ne fit pas moins ; on commença par prélever le cinquième de l’or en lingots pour Votre Majesté ; quant aux bijoux de non moindre valeur que les premiers, mes compagnons et moi demandâmes de nouveau qu’ils fussent attribués à Votre Altesse. Je les expédiai sans retard avec trente-trois mille piastres d’or en barre sous la garde de Julian Alderete, qui à cette époque était trésorier de Votre Majesté ; les Français l’en dépouillèrent. Ce ne fut pas ma faute, mais bien celle des officiers qui négligèrent d’envoyer une flotte aux Açores, comme ils devaient pour une affaire de cette importance.

À l’époque où je partis de Mexico pour le golfe de Las Higueras, j’envoyai de même à Votre Excellence soixante mille piastres d’or par Diego Docampo et Francisco de Montejo ; si je n’en envoyai pas davantage, c’était pour me conformer aux représentations des officiers de Votre Majesté Catliolique qui prétendaient que l’envoi d’aussi grosses sommes était contraire aux instructions de Votre Majesté touchant l’expédition de l’or. Mais je passai outre, connaissant les besoins de Votre Majesté ; j’envoyai donc à Votre Grandeur, sous la garde de Diego de Soto, l’un de mes serviteurs, tout ce que je pus réunir et dont faisait partie cette couleuvrine en argent qui me coûta, métal, façon et frais divers, plus de trente-cinq mille piastres d’or ; j’y joignis des bijoux en or et pierres précieuses, non pour leur valeur qui était grande pour moi, mais parce que les Français avaient enlevé les premiers, que j’étais désolé que Votre Majesté Sacrée ne les eût point vus et que Votre Majesté put au moins, par ces échantillons, apprécier le mérite de ceux qu’on nous avait dérobés. Si donc j’ai mis tant de zèle à servir les intérêts de Votre Majesté Catholique, il me semble étrange qu’on ait voulu lui faire croire que je gardais pour moi le bien de Votre Altesse. Mes officiers m’ont dit aussi avoir envoyé une certaine quantité d’or pendant mon absence, de sorte que les envois n’ont jamais cessé toutes les fois qu’il y avait opportunité à le faire.

On vous a dit aussi, Très Puissant Seigneur, que je me faisais deux cents millions de rente[4] provenant des terres qui m’ont été attribuées, et comme je n’ai jamais eu d’autre désir que d’exposer à Votre Majesté quel dévouement j’apporte à son service, et de lui prouver que je lui ai toujours dit et lui dirai toujours la vérité, et ne pouvant rien faire qui en soit une preuve plus flagrante que l’abandon à Votre Majesté de cette rente si considérable, guidé en cela par plusieurs raisons et tout particulièrement par celle qui pourrait anéantir les soupçons que Votre Majesté a pu concevoir à mon égard et qui sont publiquement connus ; je supplie donc à ce propos Votre Majesté de vouloir bien accepter pour son service tout ce que je possède ici et qu’elle ne me laisse que la dixième partie de ces deux cents millions dont Votre Altesse garderait cent quatre-vingts.

Je continuerai à servir Votre Majesté de telle sorte que personne ne pourra le faire plus efficacement que moi, pas plus qu’on puisse jamais faire oublier mes services passés. En ce qui concerne ces pays, j’ose dire que Votre Majesté sera loyalement servie, parce qu’en qualité de témoin oculaire, je saurai dire à Votre Altesse ce qui sera le plus convenable à ses intérêts, et ce qu’il sera bon d’ordonner pour que Votre Majesté ne soit pas trompée par de faux rapports. Je puis certifier à Votre Majesté Sacrée que le service que je pourrai lui rendre ne sera pas des moindres, en lui disant ce qu’il faut faire pour conserver cette colonie, et amener les habitants à la connaissance de Notre Sainte Foi ; pour que Votre Majesté ait à perpétuité des revenus grandissants, au lieu de les voir diminuer connue il arrive à ceux des îles et de la terre ferme, faute de bonne administration et de rapports véridiques adressés aux Rois Catholiques pères et aïeux de Votre Excellence, par des officiers occupés de leurs intérêts privés. C’est ce qu’ont fait jusqu’à ce jour les administrateurs de ces contrées, à Leurs Altesses et à Votre Majesté, les trompant sur le véritable état des choses et persévérant dans cette voie, ce qui n’a pu qu’augmenter chaque jour les abus et les difficultés.

Il y a deux choses qui me font désirer que Votre Majesté m’accorde l’insigne faveur de m’appeler près d’elle : la première de pouvoir la convaincre de la loyauté et de la fidélité que j’ai apportées à son service, parce que je mets l’estime de Votre Majesté au-dessus de tous les biens de ce monde ; car pour mériter ce titre de serviteur de Votre Majesté et de sa couronne impériale et royale, je me suis exposé aux plus grands périls et me suis livré aux travaux les plus pénibles, non pour l’amour de l’or dont j’ai possédé beaucoup pour un simple gentilhomme, car je l’aurais dépensé et sacrifié à une seule fin : approcher mon souverain maître. Mes péchés ne l’ont point permis jusqu’à ce jour, et il me serait encore impossible de combler cette ambition, si Votre Majesté ne daignait m’accorder la grâce que je lui demande. Pour que Votre Excellence ne puisse penser que je sois trop audacieux à lui demander une telle faveur, j’oserais lui rappeler que j’ai exercé dans ces pays la charge de gouverneur, au nom de Votre Majesté ; que j’ai par toutes ces contrées étendu les Domaines et Royales Seigneuries de Votre Majesté, réduisant à son joug tant de provinces toutes semées de tant et de si nobles villes et villages ; que j’ai enlevé les habitants à leurs pratiques idolâtres pour les amener à la connaissance de Notre Sainte Foi Catholique, de telle manière que s’il n’y a pas de révolte chez ceux que blesse la nouvelle croyance et si le zèle ne se ralentit pas, nous aurons bientôt une église de la Nouvelle-Espagne où Dieu Notre Seigneur sera servi et adoré avec plus de ferveur qu’en nulle autre part au monde. J’ajoute que quand bien même Votre Majesté m’accorderait dans ces royaumes un revenu de dix millions, ce qui ne serait pas une mince faveur, je sacrifierai le tout au noble désir d’être admis en Votre Royale Présence, de manière que Votre Grandeur puisse être bien convaincue de ma loyauté et de mon ardent désir de la servir.

La seconde chose serait qu’il me fût permis d’éclairer Votre Majesté Catholique sur les intérêts du continent et des îles, afin qu’on y pratiquât les réformes que demande le service de Dieu et de Votre Majesté, parce qu’elle ajouterait une plus grande loi en ce que je lui dirais de vive voix, qu’en une lettre venue de loin. Cette dernière ne serait attribuée, comme on l’a fait jusqu’alors, qu’au désir de sauvegarder mes intérêts plutôt qu’au zèle de servir ceux de Sa Majesté ; c’est pourquoi je désire avec une passion que je ne saurais dire la permission d’aller baiser les pieds de Votre Majesté.

Si Votre Majesté ne jugeait pas à propos de m’accorder la faveur que je lui demande, de me maintenir en ces royaumes et de me permettre de la servir comme j’en ai l’ambition, ou si Votre Grandeur me faisait la grâce de me laisser dans ces contrées en la position que j’y occupe, je supplierais Votre Majesté de m’accorder le droit de propriété perpétuelle pour mes biens et le droit de les céder à mes héritiers, que je ne sois pas un jour obligé de tendre la main dans les contrées que j’ai conquises ; en quoi je recevrais une faveur signalée.

Que Votre Majesté daigne m’accorder cette permission d’aller jusqu’à ses pieds combler le désir qui me dévore. J’ai toute confiance en mes bons services et en l’équité de Votre Majesté Sacrée qui, connaissant la pureté d’intention qui a guidé tous mes actes, ne permettra pas que je vive pauvre. L’arrivée du procureur général me fournissait l’occasion de satisfaire mon désir et je m’y préparais quand deux choses m’arrêtèrent : la première, c’est que je me trouvais sans argent pour nos dépenses de voyage et cela par suite du pillage de ma maison, comme j’en ai déjà informé Votre Majesté ; l’autre, c’est la crainte que mon absence ne jette le trouble et ne provoque quelque soulèvement parmi les Indiens et même parmi les Espagnols, le passé me faisant juger de l’avenir.

Seigneur Très Catholique, au moment où je rédigeai cette relation pour Votre Majesté Sacrée, je reçus un messager de la mer du Sud m’apportant une lettre qui m’apprenait l’arrivée à Tehuantepec d’un navire dont le capitaine m’écrivait aussi, lettre que j’envoie à Votre Majesté et qui me semble prouver que ledit navire appartiendrait à la flotte que Votre Majesté expédia aux îles Moluques sous le commandement du capitaine Loaiza. Comme Votre Majesté trouvera, dans la lettre du capitaine, les détails de son voyage je n’en dirai rien à Votre Grandeur ; je conterai simplement à Votre Majesté ce que j’ai fait pour lui. Au reçu de la lettre je dépêchai un homme de confiance auprès de ce capitaine, pour que, au cas où il voulût repartir, ou lui fournit tout ce dont il aurait besoin pour son voyage ; lui demandant de m’informer de la route qu’il comptait prendre, de façon que j’en puisse adresser un rapport complet à Notre Majesté, qui par cette voie recevra bien plus rapidement de ses nouvelles ; j’envoyai de même un pilote pour conduire ce vaisseau à Zacatula pour y être réparé en cas de besoin.

J’ai, dans ce port, trois navires prêts à partir à la découverte le long des côtes et pour y travailler de leur mieux au service de Votre Majesté ; aussitôt que j’aurai reçu des nouvelles de ce navire, je les enverrai à Votre Majesté afin qu’elle soit à cet égard informée de toutes choses.

Mes navires de la mer du Sud sont, comme je l’ai dit à Votre Majesté, sur le point de commencer leur voyage, car je me suis préoccupé de leur départ aussitôt mon arrivée à Mexico, et ils auraient déjà mis à la voile, si je n’avais attendu des armes, de l’artillerie et des munitions qui me viennent d’Espagne et que je leur destinais. Je compte sur l’aide de Dieu pour que la nouvelle campagne que je vais entreprendre tourne à la plus grande gloire de Votre Majesté. Car, si je ne découvre pas le détroit, je me rejetterai sur les îles des Épices, de manière que Votre Majesté connaisse chaque année, ce qui se passe par toute la terre ; et si Votre Majesté voulait bien m’accorder les grâces que je lui ai demandées dans un chapitre précédant, je la supplierais de me les accorder en faveur de cette nouvelle expédition où je m’engage à découvrir toutes les îles des Épices ; des Moluques à Malacca et à la Chine, je ferai en sorte que Votre Majesté n’ait plus à se procurer des épices par voie d’achat comme elle le fait du roi de Portugal, mais qu’elle possède dorénavant ces îles en toute propriété, comme je veux que leurs habitants la considèrent comme leur roi et seigneur naturel.

Je m’engagerais donc, en ce cas, à envoyer dans ces parages, telle flotte, ou bien à m’y rendre en personne, pour subjuguer le pays, le peupler, y construire des forteresses armées, de telle sorte que nous puissions les défendre contre les souverains de ces régions comme contre les autres ; Votre Majesté ne m’accordera ce que je lui demande, que la chose faite, et si je ne réussis point, que Votre Majesté m’inflige le châtiment que mériterait quiconque aurait trompé son roi.

Depuis mon retour, j’ai également envoyé par terre et par mer pour coloniser la rivière de Tabasco, qu’on appelle le Grijalva, et conquérir les provinces environnantes pour la plus grande gloire de Dieu et de Votre Majesté ; car les navires qui vont et viennent sur cette côte ont le plus grand intérêt à la voir se peupler, parce que plusieurs y ont été jetés dont les passagers et les équipages ont été massacrés par les habitants insoumis.

J’ai aussi envoyé dans le pays des Zapotecs trois compagnies, pour qu’on y pénètre de trois côtés à la fois, afin de le soumettre le plus rapidement possible et arrêter les déprédations que les habitants exercent chez nos alliés indiens ; la conquête de cette province nous sera d’autant plus profitable qu’elle contient les mines les plus riches de la Nouvelle-Espagne et qu’elle deviendra l’un des plus beaux fleurons de la couronne de Votre Majesté.

J’organise en ce moment un fort parti de gens pour aller coloniser le fleuve de las Palmas sur la côte nord près de la Floride, car j’ai reçu les meilleurs renseignements sur la fertilité de la terre et l’emplacement d’un port ; je crois enfin que Dieu et Votre Majesté ne seront pas moins bien servis par cette expédition que par les précédentes, tant sont bonnes les nouvelles venues de cette côte.

Entre la côte nord et la province de Michoacan se trouve une certaine race d’Indiens appelés Chichimecs ; ce sont gens barbares et moins intelligents que ceux des autres provinces. J’envoie chez eux soixante chevaux et deux cents fantassins accompagnés de quelques milliers de nos alliés, pour étudier les ressources de la province. Si on leur trouve les aptitudes de vivre en société comme les autres et qu’on puisse les amener à la connaissance de notre Sainte Foi et à reconnaître l’autorité de Votre Majesté, mes gens sont autorisés à fonder une ville dans l’endroit qui leur plaira le mieux. S’ils se montrent réfractaires et nous refusent obéissance, je manderai qu’on leur fasse la guerre et qu’on les réduise en esclavage pour qu’il n’y ait sur cette terre aucune non-valeur, ni gens dispensés d’obéir à Votre Majesté. Faire de ces Indiens sauvages des esclaves, ce sera rendre aux Espagnols un service signalé, car on les emploiera dans les mines d’or, sans parler de ceux que notre voisin pourra convertir.

J’ai appris que certaines parties de cette province avaient des villages et de grandes villes et que les Indiens y vivaient comme les gens des autres provinces, et que même plusieurs de leurs villages avaient été visités par des Espagnols. Nous peuplerons la contrée, car il y a de bonnes nouvelles de riches mines d’argent.

Très Puissant Seigneur, quand je partis de Mexico pour le golfe des Higueras, deux mois avant le départ d’un de mes capitaines pour la ville de Coliman, qui se trouve sur la mer du Sud, à cent quatre lieues de Mexico, je lui avais donné l’ordre de longer la côte sud jusqu’à cent cinquante ou deux cents lieues de là, pour étudier les ressources du pays et me trouver un port. Ce capitaine parcourut la contrée pendant environ cent trente lieues et me dit avoir découvert plusieurs ports sur la côte, dont nous avions le plus grand besoin, en même temps que nombre de grands villages peuplés d’Indiens, excellents guerriers, avec lesquels il eut plusieurs rencontres ; il n’alla pas plus avant faute d’hommes, et il me parlait d’une grande rivière que les naturels lui disaient être située à dix journées de l’endroit où il était arrivé et dont on lui raconta les choses les plus extraordinaires. Je lui envoyai des renforts, afin qu’il pût pénétrer jusqu’à cette rivière dont la largeur annonce un très grand fleuve ; lorsqu’il reviendra, j’en adresserai un rapport à Votre Majesté.

Tous les chefs de ces expéditions sont prêts à partir, moins un seul. Plaise à Dieu Notre Seigneur de les bien conduire ; pour moi, encore que Votre Majesté méconnaisse mes efforts, je ne cesserai point de la servir. Il est impossible qu’avec le temps elle ignore mes services ; et quand bien même il en serait ainsi, je serais heureux d’avoir fait ce que je devais, de savoir que j’ai satisfait tout le monde autour de moi et que chacun reconnaît la grandeur de mes œuvres et la loyauté avec laquelle je les ai accomplies ; je n’ambitionne pas d’autre noblesse pour mes enfants.

César Invincible, que Dieu Notre Seigneur conserve la vie et accroisse la prospérité des puissants royaumes de Votre Majesté Sacrée autant que Votre Majesté peut le souhaiter. De la ville de Mexico, le 3 septembre de l’année 1526.


  1. Cortes emmenait plus de trois mille hommes, des musiciens, des pages, des femmes, des bouffons, un train de satrape.
  2. Tout ce que Cortes appelle villages sont des villes et de grandes villes.
  3. Les deux petits passages manquent dans le texte.
  4. C’est probablement de deux cents millions de maravédis que Cortes veut parler ; or le maravédis valait à peu près deux centimes.