Lettres de Grèce et d’Italie (1893)/02

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Lyautey
Lettres de Grèce et d’Italie (1893)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 34-63).
LETTRES
DE GRÈCE ET D’ITALIE
(1893)

II [1]


VI


Athènes, le 4 juin.

Je suis ici depuis ce soir, à l’hôtel de la Grande-Bretagne, sur la place du Palais-Royal, avec un beau balcon, en face de l’Acropole, à peu près exactement sur une ligne qui joint l’Académie au Stade. Platon a dû, très souvent, passer non loin d’ici. En face de moi, coupant la vue, un rocher, massive, pyramide aux parois à pic, au sommet nettement tronqué. Comme le soleil se couche exactement derrière lui, ce rocher se détache comme un écran bleu sur l’horizon, sur les montagnes, sur la mer, sur le ciel, noyés, fondus dans la lumière. Sur ce rocher dont le regard ne se détache plus, les trois grands vestiges : les deux faces du Parthénon séparées par l’irréparable brèche, et l’Erechteion, dont je ne vois d’ici que les légères colonnes sans distinguer les Cariatides. Mais ces immortels témoins de la beauté antique et de la barbarie contemporaine ont pris, sous le soleil que, lui, on n’a pu leur enlever, la teinte de l’or, et ce sont de vrais feux qu’ils jettent à cette heure flamboyante.

Et autour de ce centre, qui fascine la vue comme il absorbe la pensée, rayonnent, avec leurs noms illustres, tous les détails du tableau. Les murs qui arrêtent de ce côté-ci le sommet de la pyramide, ce sont ceux mêmes que Thémistocle rétablit à la hâte, après Salamine, Platée et l’expulsion des Perses, employant comme matériaux les débris des temples brisés ; et ces taches blanches que je distingue si nettement dans la masse de la muraille, ce sont ces mêmes chapiteaux, ces mêmes fûts de colonnes. Cette haute croupe, à gauche, semblable au des puissant d’un taureau roux, c’est l’Hymette. A droite, cette échappée de mer, c’est la rade à l’Ouest du Pirée, les eaux de Salamine, — et il me suffirait de monter deux étages pour découvrir le promontoire d’où, voici deux mille quatre cents ans, Xerxès assis sur un trône d’argent assistait au désastre de sa flotte.

Ma foi, que les snobs nous traitent de pédants, mais quand on est amoureux d’histoire, d’art, et de cette mère des civilisations qui a révélé la beauté au monde, il est impossible de rester froid devant un paysage qu’on peut étiqueter de noms pareils.


VII


Athènes, le 5 juin.

A Antonin de Margerié'.

Tu sais que j’ai eu ton frère, depuis Constantinople, comme compagnon de voyage, pour trop peu de temps, hélas ! puisqu’après quelques heures de halte, il vient, sur ce même bateau, de repartir pour la France.

Il te dira « en quel état de grâce » nous avons abordé l’Acropole, où nous nous sommes faits, du Pirée, amener directement sans entrer dans Athènes.

Il te dira notre montée au Parthénon, assis comme un lion sur son piédestal royal, fauve au soleil couchant, avançant les Propylées jusqu’au bord du roc comme des pattes gigantesques et recevant en pleine face la lumière dans ses entre-colonnes ouverts et vivants comme des yeux et des naseaux.

Il te dira que, de là-haut, nous avons eu de tout le paysage la même impression d’une ruine immense endormie dans la lumière. Les montagnes en amphithéâtre sont âpres et nues, leurs flancs sont ouverts du marbre que les siècles en ont tiré. Athènes moderne est si bas, si voilé de poussière, qu’on n’y pense pas. — Il n’y a que l’Acropole et, autour de ce centre de lumière ‘et de vie, le cirque des montagnes aux noms augustes ouvert en demi-cercle, face à la mer.

Et du sol, des montagnes, des ruines, monte une buée lumineuse et chaude, où flottent la poussière des souvenirs, la pensée des grands morts, les germes qui, depuis trois mille ans, ont tout fécondé.

Et puis, aujourd’hui, l’odieux vent d’Athènes s’est levé, soufflant à travers les fermetures les mieux closes une poussière acre et sale, couvrant le ciel, jetant sur toutes choses un voile opaque et terne. L’extérieur est intenable. Espérant que les quartiers bas et abrités échappaient à la rafale, je me suis risqué au dehors et j’ai été pris dans le Stade par de tels tourbillons que j’ai dû rentrer. J’avais frappé au passage à la porte de l’Ecole d’Athènes, comptant y trouver un abri, et certain d’un accueil que j’escomptais depuis longtemps. Ils sont tous partis, directeur en tête, dispersés en cette saison à Delphes, à Samos, en Asie-Mineure. Restait la ressource des diplomates, — mais c’est que je les ai vus ce matin, et certes ils sont très aimables, accueillants, corrects, vêtus de complets très remarquables, mais ils ne m’ont pas caché que « la vieille Grèce les rasait, » et non, vraiment, ce n’est pas pour parler de Paris ou pour faire un poker que je suis venu ici. — Ils m’ont demandé si j’avais des nouvelles du Grand-Prix ! Ah ! non, alors ! À cette heure, j’évoque ton frère douloureusement ; que diable n’est-il resté ? Comme, avec lui, je prendrais patience, revivant les jours précédents et causant « vieille Grèce, » attendant que poussière et vent nous aient fait grâce I

Mais cette transformation subite du lumineux Athènes de l’arrivée m’explique pourquoi tant de touristes passant trop vite, sous cette poussière trop fréquente, rebelles d’ailleurs pour la plupart à l’auto-suggestion historique et artistique, ont emporté de l’Attique une déception.


Mardi, 6 juin.

J’oubliais hier que les musées me restaient à l’abri du vent, et, après t’avoir exhalé ma mauvaise humeur, je m’en suis heureusement souvenu ; j’y ai achevé ma journée et passé aujourd’hui ma matinée.

Ils sont charmants, les musées d’Athènes. Ce ne sont pas nos bazars hétérogènes ; ce ne sont pas ces salades russes où s’entremêlent Flamands et Italiens, Primitifs et Modernes, au hasard de la cimaise et de la vitrine, et où l’on a tant de peine à retrouver les « amis » parmi la foule des indifférents. Ici, tout est grec, sorti du sol qui toujours livre du nouveau et chaque année ménage au voyageur une joie nouvelle. Des salles vides attendent les hôtes souterrains que demain une fouille ressuscitera. Et ils sont bien compris, avec de grandes salles claires, les choses bien arrangées, dans l’ordre chronologique : on n’a qu’à se laisser faire. Ce n’est pas la splendide abondance de Rome ; très peu de statues entières, mais aucune de celles de Rome ne vaut ces rares chefs-d’œuvre. C’est ici vraiment que se fait l’initiation grecque ; le Louvre et Rome y préparent, mais combien insuffisants ! Ici, où nul art étranger ne vient fausser et distraire l’œil, où nulle restauration n’est intervenue, l’impression se dégage dans son intégrité. Rien de tourmenté ni d’inquiet, — une note unique de force, de sérénité, de beauté reposée et consciente.

Nous recauserons sur photographies (car, si défavorables aux peintures, elles sont au contraire si propices aux sculptures !) de la belle série des stèles funéraires, et, surtout, n’est-ce pas, des fragments des Panathénées. Ces rares monceaux, ici chez eux, au pied même de la frise qui les portait, sous leur lumière, entourés d’amis, font plus douloureusement sentir l’absence de tous ceux que l’Europe a volés, « les prisonniers, » comme on dit ici des marbres de Londres. Pourquoi en 1921, pour le centenaire de l’indépendance, n’organiserait-on pas une « agitation » pour restituer à ce peuple et à ce-pays, désormais constitués, ce patrimoine incontestable ? Londres rendrait le Parthénon, Munich rendrait Egine et nous tant de fragments qui, dans nos caves et sous nos brumes, ont perdu la chair vivante que, réellement, ils ont tous ici.

Et, en redescendant au musée central, c’est la copieuse série des petites terres cuites, les innombrables Tanagra, tout ce petit peuple familier et vivant avec qui l’on passerait des heures, — plus loin les objets usuels de la vie grecque : sensation de Pompéi, avec un recul plus grand encore.

Et, avec un bien autre recul, voici les trésors de Mycènes, les bijoux d’or, les armes damasquinées, sur lesquelles se développent des chasses et des combats d’or, avec une perfection de travail dont nous avons toujours la naïveté de nous étonner quand nous la découvrons au delà des limites de notre petit horizon historique.

Mais ce qui est tout à fait inédit pour qui n’est pas venu ici, c’est la révélation de l’art archaïque antérieur à Phidias, l’art des VIe et VIIe siècles que les toutes dernières années ont révélé. C’est la fameuse série des statues féminines de l’Acropole, dressées en cercle dans une seule salle, fixant le visiteur assis au centre avec ce singulier et mystérieux sourire qui est leur caractéristique. Oh ! l’étrange obsession ! Un élève de l’école d’Athènes, — l’érudition ne respecte rien, — m’assure que le sourire étant la plus facile des expressions à rendre en sculpture, l’inexpérience des Primitifs voulant malgré tout vivifier leur œuvre est la seule cause de ce « leitmotiv. » Je ne sais ce que vaut l’explication : je préférerais qu’elle fût autre et qu’il y eût quelque chose de voulu dans ce sourire hallucinant, sans rien de gai, qui me rappelle surtout ce soi-disant sourire des morts que nous avons, hélas ! tous vu.

J’ai déjeuné chez le Chargé d’Affaires de Russie, M. Bakhmetief, ami de beaucoup des miens. À la bonne heure, voilà un accueil, et quelqu’un, enfin avec qui causer ; il sait et aime ce pays avec passion, son chez-lui est encombré de souvenirs, d’aquarelles, de livres locaux, et il a choisi une maison à terrasse dans l’ancien quartier, loin des Légations et des hôtels, mais au pied de l’Acropole.


Mercredi, 7 juin.

Le vent est tombé, la belle sensation de l’arrivée est revenue, de matin, à l’aube, c’était la grande féerie. Dès 4 heures et demie, le soleil m’a éveillé, et, de mon lit, je voyais étinceler l’Acropole, pâmée dans la lumière sous l’étreinte de Phébus immortel, surgissant en face, derrière l’Hymette. (Toutes mes excuses, mais, vraiment, si un peu de mythologie est excusable, c’est ici.) Tu penses si j’ai été vite debout et ç’a été, toute la matinée, une lente promenade. Je l’ai commencée dans la vieille ville marchande, celle d’Adrien, — j’ai traversé les vestiges de l’Agora. — Au Céramique, je suis entré par la porte de la route sacrée, celle d’Eleusis, dans une rue de tombeaux encore debout, quelques-uns intacts : celui de Dexileos, mon collègue de l’an 400 avant J. -G., un des cinq chevaliers, chefs de cavalerie, tués à Coronée et qu’on voit, à cheval, luttant contre l’ennemi ; celui de Dionysos surmonté d’un taureau superbe. Je suis monté au Pnyx, la colline rocheuse où se tenait l’Assemblée du Peuple : la tribune la couronne encore, taillée à même le marbre du roc, la tribune de Démosthène. Sur un rocher l’Assemblée du Peuple ! Sur un rocher l’Aréopage, tribunal suprême ! Sur un rocher le Parthénon ! Les Romains ont mis leur forum dans un bas-fond, nous avons construit Notre-Dame au ras de l’eau : ici, pour les fonctions publiques, les hauts lieux, in altis. Ah ! le noble peuple ! De cette tribune, l’orateur avait en face de lui l’Acropole, les temples, Pallas Athèné ; l’hémicycle de ses auditeurs, la mer, la vaste baie, Salamine, les eaux libératrices, où les ancêtres avaient vaincu la barbarie et ouvert, avec le libre génie grec, toute l’implacable et progressive évolution de la pensée humaine. Puis j’ai gravi la hauteur du Mouséion, où, vers dix heures, blotti dans une niche du monument de Philoppapos, bien assis, bien accoudé, la tête appuyée aux débris d’un quadrige, j’ai regardé longtemps la lumière jouer sur les Propylées. Et ce vers, de Baudelaire, je crois, me chantait à l’oreille :


Oh ! qui rendra jamais ta grâce et ta beauté !


Et enfin, vers midi, une dernière halte dans la salle des Panathénées, devant l’éphèbe voilé et sombre qui conduit le taureau au sacrifice, devant le cavalier élégant et souple qui, se retournant à demi, retient son cheval en attendant le cortège. La noble vie ! le noble peuple !

J’ai déjeuné à l’hôtel ; j’avais dans le dos la table correcte des diplomates ; on parlait Grand Prix, tennis, potins de Paris.


Même jour, minuit.

J’ai dîné chez Bakhmetief, avec le ministre d’Angleterre, Egerton, ancien conseiller de l’ambassade de Paris, le secrétaire de la Légation russe, et deux Grecques, intelligentes et charmantes. La rupture de glace s’est vite faite sur le nom de mon ami R... qui a laissé ici un souvenir de choix, car il aimait, comprenait et parlait la Grèce, et ne se croyait pas tenu de professer un spleen de boulevardier exilé.

Le Grec d’Orient, que ton frère ne connaît que trop, est servile et corrompu. Celui-ci est plus intéressant. Lui ou ses pères ont fait le coup de feu pour l’indépendance et il n’a pas, comme les autres, le sang des Phanariotes tyranneaux et renégats. Aujourd’hui, ils sont ici sur un volcan, la crise politique et économique est imminente ; peut-être avant que cette lettre ne te parvienne, la banqueroute sera-t-elle déclarée. Les diplomates ne quittent pas leur poste : le change augmente démesurément. Mais qu’est-ce que cela ? rien ne les décourage, ils ont ici l’âme de la patrie chevillée au corps, et elles n’étaient vraiment pas banales, ce soir, ces femmes, emballées sur la « grande idée, » vraies Messéniennes, sûres du lendemain, puisque le Turc n’est plus là et que l’Acropole est libre. Sur la terrasse de Bakhmetief, comme je regardais l’Acropole, qui semblait phosphorescente, bien que la nuit fût sans lune : « Mais d’où vient donc cette lumière ? demandai-je. — Cette lumière, elle est en elle ! » me répliqua passionnément une des jolies bouches. Pas trop mal, n’est-ce pas ?

Et, mon Dieu, elles m’avaient tellement monté que je suis allé vers minuit, en habit et en escarpins, tout seul, évoquer les ombres au théâtre de Dionysos, le théâtre d’Eschyle et de Sophocle, mon vieux, adossé au roc, face à la mer dont on voit par-dessus la scène la trace d’argent. Les trois premiers rangs de sièges sont à peu près intacts ; le premier est formé de chaises de marbre réservées aux autorités dont la qualité est inscrite sur chacune d’elles en nobles caractères. Je me suis assis sans vergogne sur celle du Stratèges. Mais voici qu’au-dessus de ma tête, dans le mur de Cimon, une petite lumière brillait. Que ce pouvait-il être ? tant pis pour les escarpins ! M’aidant de la canne et des mains, j’ai escaladé le rocher et j’ai trouvé la petite lumière dans la grotte sacrée de la source d’Esculape où les Byzantins ont installé une chapelle et une image devant qui cette lampe brûle dans le flanc du vieux roc. Un gobelet était là, tout prêt, l’occasion était trop belle, je n’ai pu y résister et, après y avoir bu, j’ai fait au Dieu de la santé une libation.

Je pars demain pour Corinthe, Mycènes et le Péloponèse, seul avec un guide.


Jeudi, 8 juin.

Je ne suis pas parti. J’ai demandé à mon guide vingt-quatre heures de grâce, ne me résignant pas à quitter Athènes. Déjeuné chez Egerton avec son secrétaire de légation Lister déjà entrevu à Paris, et Bakhmetief. On a causé art, sorti de jolies aquarelles et de beaux bibelots sous une vérandah fleurie, face à l’Acropole, aussi loin que possible du snobisme et du Tout-Paris.

J’ai pourtant découvert un compatriote avec qui parler, un de nos secrétaires que les « carrière pur sang » ne m’avaient indiqué qu’en passant. J’ai dîné ce soir chez lui, après quatre heures passées en sa compagnie sur la route d’Eleusis. Nous y avions visité Daphni, la ruine franque et la chapelle funéraire des ducs d’Athènes au XIIIe siècle. Un coin de Provence, d’Ombrie. Une coupole florento-romane, des oliviers, « des pans de murs crénelés ; au fond, la mer et une montagne bleue qui pourrait s’appeler l’Apennin si elle ne s’appelait pas Salamine, — et, si l’on se retourne, on voit Athènes du point même où Chateaubriand l’a chantée.

Je reconnais que mon diplomate s’habille sans grand souci du « dernier cri » et est assez étranger au mouvement mondain, mais il sait sa Grèce sur le bout du doigt, en explique les affaires avec agrément et clarté, et j’ai trouvé chez lui des indigènes intéressants qu’il réunit habituellement. Nous sommes toujours en pleine crise, et tout à l’heure dans les rues on criait la démission des archontes, — pardon, je veux dire des ministres. — Je ne t’en écris pas, car les journaux te renseigneront mieux que moi, — mais, ce soir, ces gens bien informés me mettaient au vif des affaires que me paraît ignorer « le gratin » de nos diplomates. Ceux-ci ne quittent l’hôtel, la Légation, et leurs maisons, que pour aller au tennis, au théâtre des Variétés, et aussi parfois, je le reconnais, pour excursionner. Seulement, ils vont à Eleusis en garden-party, comme on va à Saint-Germain-en-Laye avec le coach et à Égine en yacht, comme on va à Puteaux souper chez Bennett.

Pourquoi trop souvent le Français « chic » se croit-il obligé d’être « nul. » Dès que, sortant de la banalité courante, on a l’imprudence d’effleurer devant lui les grande sujets, les leçons de l’histoire, les vues sur le monde, les problèmes dont la solution s’imposera demain, on est le « raseur. » Comme la peau de chagrin, l’horizon de nos vieilles classes dirigeantes se rétrécit chaque jour, alors que, dans des couches que vous ignorez, que j’ignorais naguère, et que ces deux dernières années m’ont révélées, s’élaborent des énergies laborieuses, fécondes et efficaces qui vont balayer tout cela et reprendre par des voies nouvelles la mission de notre race, — d’avant-garde.

Du moins, est-ce avec une joie intime qu’ici, comme à Bucarest, comme à Constantinople, je constate que tous ceux qui lisent et qui pensent connaissent et comprennent mon cher Vogué. Nos énergumènes de droite et de gauche les étonnent ; ils ne comprennent pas l’opinion de chez nous d’y chercher des guides. Dans les livres de Vogüé, et surtout dans son Exposition du Centenaire, ils ont si bien su voir la grande orientation, encore imprécise et hésitante, soit ! — comme tout ce qui est l’avenir, parbleu ! — mais si discernable pourtant et si consolante pour tous ceux qui ne voient le salut que dans l’effort commun, dans le pacte entre hier et demain, dans le mariage des deux Frances, dans le « concert de Notre-Dame et de la Tour Eiffel » et sont aussi rebelles aux inquisitions noires que rouges, aux révocations qu’aux contre-révocations d’Édits de Nantes.

Et aussi, comme on voit en causant avec tous ces étrangers, que cette condamnation des Lesseps a été un crime national ! — « l’ostracisme sans sa grandeur, » me disait hier quelqu’un en face de l’Agora, — et le fait est que la Cour d’Assises de Paris n’a pas du Pnyx les larges horizons, — mais je ne recommence- rai pas sur ce sujet mes tirades de l’hiver passé, — tu les connais, — à quoi bon, d’ailleurs ?


Nauplie, le 9 juin — soir.

C’est resté une ville d’Orient, du Levant. Je reviens du quai où est amarrée la flottille des barques grecques, et ce large quai court au pied d’un éboulis de vieilles fortifications, de maisons turques aux étages surplombants, de palmiers et d’eucalyptus. J’avais dîné dans un restaurant, sur la place ; mon drogman n’avait pu, malgré ma défense, se tenir de bavarder, car, pendant le diner, le major Schinas, de l’armée hellénique, m’a fait tenir sa carte en demandant à faire ma connaissance, et nous venons de passer la soirée à nous promener le long de la mer, sur le quai en fête où des gamins donnent gratuitement la représentation d’un guignol qui rappelle Karagheus de Constantinople. Avant dîner, j’avais escaladé le Mont Palamède : 1 200 marches dans le roc ; mais on est payé de la fatigue : la vieille forteresse vénitienne, encore enturbannée de ses créneaux et de ses mâchicoulis, est en nid d’aigle sur le roc, Nauplie, à vos pieds, sur un promontoire à pic, à demi détaché, rappelle Monaco. Le soleil se couche derrière les sommets neigeux de l’Achaïe, et au fond du golfe s’épanouit dans un hémicycle rose la riche plaine d’Argos. Ce serait en tout lieu un admirable paysage : il s’y ajoute ici, comme partout en ce pays, la magie des grands souvenirs. Traitez-moi encore de pédant, mais que voulez-vous, comment ne pas subir l’obsession de se sentir en pleine Fable avant l’Histoire ? Presque toutes ces villes dont je vois d’ici les débris ou simplement la place et dont les noms ont rempli notre enfance, leur rôle était déjà fini avant que l’Histoire commençât.

Cette double butte que je vois à ma gauche, c’était Argos, la première capitale de Danaos, il y a quelque quatre mille ans. Cette tache claire sur une autre butte, au pied de dures montagnes escarpées, c’est Mycènes, fondée par Persée, Mycènes d’Agamemnon et de Clytemnestre ; et, enfin, à ma droite, tout près, cette autre butte que de récents travaux ont éventrée, c’est Tirynthe, la ville des Cyclopes.

La chaîne des temps se renoue ; « sur la butte d’Argos, un château franc du moyen âge a remplacé l’Acropole ; ces murailles où je suis accoudé portent le lion vénitien de la Renaissance, et voici, près de moi, à demi dans l’herbe, trois vieux canons couverts de rouille où je lis la date de 1684.

Je suis venu d’Athènes en une journée de chemin de fer ; les stations s’appellent Eleusis, Mégare, Corinthe, Némée, Mycènes, Argos, Tirynthe ! Quelle amusante chose de lire ces noms, évocateurs de héros ou de penseurs sur les bâtiments administratifs, à côté des petits édicules très modernes, qui portent, aux deux angles, Ἀνδρών et Γυναικών.

Pendant la moitié du trajet, d’Eleusis à Corinthe, la ligne est en corniche, surplombant la mer et suivant lentement les replis du roc. Il fait radieux et, de ce balcon mouvant, j’ai sous mes pieds la belle eau bleue, frangée de vert au bord, transparente et profonde. Mais est-ce la mer ? Salamine, Egine, les petites îles qui les entourent, les lointains de côtés, à des plans divers et délicieusement teintés, tendent un écran sur l’horizon et donnent l’illusion d’un lac. Et les souvenirs bouillonnent : c’est la bataille de Salamine, qu’on suit heure par heure, livre en main : c’est un précipice que le train franchit avec précaution sur un pont de fer du dernier modèle, mais la banalité de cette vision se transforme quand on vous rappelle que c’est de là que le brigand Scirron, tué par Thésée, précipitait les voyageurs ; le beau rocher qui s’élève, isolé, à six cents mètres au-dessus des deux golfes, c’est l’Acrocorinthe, et la tache de verdure que j’y distingue, c’est la fontaine où Bellérophon captura Pégase. Cette vallée qui s’enfonce, rieuse, sous les lauriers-roses, c’est Némée, et l’« Indicateur » perd toute sécheresse à évoquer de telles légendes.


A Eleusis, on nous gare une demi-heure pour laisser passer l’Impératrice Frédéric qui vient voir sa fille. Un train spécial, des wagons-salons, des aides-de-camp du roi en uniforme, et dans la voiture principale, une femme en noir qui, à l’appel de la station, s’accoude à la glace, et dont le regard se perd vers Salamine. Et nous sommes à mi-chemin de Thèbes et de Corinthe, entre lesquelles tint la vie d’Œdipe. Evoque-t-elle les légendaires tragédies royales, la vaillante et douloureuse héroïne de tragédies presque égales ? Songe-t-elle, cette victime du destin, qu’elle aussi, Eschyle l’eût chantée ?


Je voyage avec un colonel autrichien, M. H..., chef d’une mission topographique qui, depuis cinq ans, lève la carte de Grèce : il est accompagné d’un sous-lieutenant d’artillerie, Platon Chrysantopoulos, aimable et prévenant, qui m’envie de voyager, mais que la dépréciation du drachme, qui fait d’eux tous des pauvres hors de leur pays, retient au logis. Ils descendent à Argos, où les attend tout un corps d’officiers.


Notre légation m’a obligeamment fourni un drogman nommé D..., qui, me libérant de tous soins matériels, me permet de regarder et de rêver. C’est un marchand de vins de Santorin, jeune, débrouillard, mais trop expansif : il a tenu à m’informer avec insistance qu’il était catholique. En ce pays orthodoxe, je m’en étonne, mais il m’explique qu’ils sont nombreux aux Cyclades, descendants de familles italiennes, épaves des conquêtes du Moyen Age, fait sonner très haut l’antiquité de sa famille et de son blason, et étale son mépris des Grecs de race et de religion.


Nauplie, 10 juin, 6 heures du matin.

En prenant mon café au lait, devant l’hôtel, sur la place de Nauplie, une place d’Italie, intime, ensoleillée et fraîche encore de la nuit. De beaux platanes : à gauche, les cinq coupoles d’une vieille mosquée abandonnée ; à droite, la caserne, vieil édifice sur arceaux, aux murs en bossage, qui parait être un vieux couvent. La cour de la caserne, c’est la place et tout se passe en famille, les officiers prennent leur café sous les platanes ; ceux qui sont de service se lèvent, rentrent et ressortent ; tous les quarts d’heure, un clairon lance des sonneries, la main dans la poche, très nonchalant. Je ne pense pas qu’il les sonne pour son plaisir et pourtant elles ne semblent intéresser personne et je n’en vois sortir ni un exercice ni un rassemblement. Ils ont tous l’air d’être là pour s’amuser, et, mêlés aux officiers, aux soldats, aux employés en costume banal, se promènent les gens du pays en costume national avec ce joli pas, très jeté en avant, très rythmé, qui m’a frappé dès mon entrée dans le Péloponèse, et qui s’accorde si bien avec les jambes bien moulées dans la haute guêtre blanche, sous le petit jupon de ballerine à plis empesés, la fustanelle, au genou une jarretière bleue, aux pieds des babouches rouges à pompons de laine.


Au même endroit, 10 heures du matin.

Ah ! la jolie matinée ! D... a voulu me mener à l’église catholique et chez le curé, et en faisant sa joie, j’ai fait la mienne. Au sommet d’une rue levantine, étroite, resserrée encore par les auvents des boutiques, escaladant les flancs du roc, une vieille mosquée devenue l’église San Spirito et la cure ; et l’une et l’autre mêlées font un enchevêtrement de coupoles, d’escaliers, de terrasses, de petits cloîtres étages, grimpant les uns sur les autres et regardant le beau golfe bleu. Le curé est tout vieux, avec une grande barbe blanche. C’est « don Giorgio Sargolagos, parrocco della chiesa cattolica di Nauplia. » il me prend les mains, si joyeux, si convaincu que, de par le monde, catholique est synonyme de Français, et ii m’entraîne dans son église, où le souvenir de la France est partout. C’est au-dessus de l’autel, une grande copie d’une Sainte Famille du Louvre, portant sur le cadre : « Don de la France, 1843, » seulement la dévotion orientale a crevé la toile pour couronner les têtes d’or et de pierreries. C’est à droite de l’autel cette inscription : « A la mémoire du Général Baron Fabvier, mort au service de la France, grand-croix de l’Ordre impérial de la Légion d’honneur, grand-croix de l’Ordre Royal du Sauveur, décoré de la médaille Hellénique, philhellène français, décédé à Paris, le 15 septembre 1855. Gloire à ses mânes immortelles. »

Et à gauche de l’autel une inscription pareille à la mémoire du colonel Auguste Touret, autre philhellène français, Commandant de la Place d’Athènes, décédé au Pirée.

Et de l’église, je passe à la cure où Don Giorgio me montre tout d’abord des médailles à l’effigie de tous les Rois de France, rangées dans une vitrine. Il me parle de ses 60 paroissiens comme d’une colonie de 60 Français. Et après le désastre de nos armes, dans la déchéance de notre commerce, dans l’affaissement de notre expansion économique, le catholicisme seul nous maintient de par le monde les positions acquises. Gambetta l’avait bien compris et nos radicaux actuels manquent vraiment par trop d’extériorité en préparant, le cœur léger, la disparition de cette clientèle séculaire.

Mais trêve de politique, nous voici sur la terrasse de Don Giorgio, un délicieux cloître voûté en ogives : des traverses fleuries de lauriers relient les colonnettes, les arceaux s’ouvrent sur la rade, sur Argos et les montagnes roses, et Don Giorgio m’offre un verre de quinquina et un bouquet de fleurs.

Mais voici que mon nouvel ami, le commandant Schinas m’attend pour aller à Tirynthe et à Mycènes.


Le même jour, 4 heures du soir, devant un café d’Argos, entre un vieux pope et un palikare en fustanelle.

Donc le major Schinas m’attendait en voiture. Il était, l’an passé, député de Volo, et se représente cette année : j’avais entendu prononcer son nom à Athènes à propos d’un discours dont il avait écrasé, il y a deux ans, la politique financière de M. Tricoupis. Tu juges s’il me va cet officier — député. D’abord, c’est très « vieille Athènes, » et puis, n’est-ce pas, ça me fait penser à un tas de choses que tu devines, — et il faut croire que ce n’en est pas un plus mauvais officier, puisqu’on vient de le nommer professeur à l’Ecole du Génie. En tout cas, il a voyagé, il est érudit, informé, curieux, aimable ; Hellène enragé naturellement ; sa mère était une Botzaris, morte récemment, qui n’avait jamais quitté le costume national, et, chez lui-même, sous le pantalon et le veston noir, le grand pas rythmé évoque la haute guêtre et la fustanelle. Sa bête noire, c’est Tricoupis, qui me paraît décidément être, pour le moment du moins, celle de toute la Grèce. Il a incontestablement une fichue presse.

Et, tandis que nous parlons politique, la voiture route entre les grenadiers, les grands aloès, les cactus, les cyprès et les mûriers : la route est bordée de petits cafés joyeux : les vérandahs sont ornées de branches de laurier tressées : nous traversons la plaine riche et fertile, et l’épaisseur des terres végétales rappelle les plus belles parties de la Métidja.


A Tirynthe, station dans la vieille Acropole aux murs cyclopéens, — je te renvoie aux guides.


Et la voiture reprend sa course à travers la plaine vivante de travailleurs. Au premier village rencontré, je demande à visiter une maison de paysan. En voici justement une, avenante, blanche et bleue : trois pièces : une cuisine où est le métier à tisser des femmes ; la chambre où les propriétaires couchent sur la terre battue, mais où un divan propre est réservé pour l’hôte étranger ; l’étable. — « Kalimère [2], » — bonjour, — dis-je à la jeune femme qui me reçoit. Elle m’offre le verre d’eau de l’Évangile et je la remercie d’un a Eucharisto. » Elle sourit, me tend la main et va cueillir deux roses qu’elle m’offre en me souhaitant « Kalotaxidi, » — bon voyage.

Car la paix sociale règne ici. On me l’avait dit à Athènes, tout ce que je vois par cette campagne le prouve : le pays est pauvre, mais il n’y a pas de misérables : on ne rencontre pas un mendiant. La division verticale des partis politiques existe aiguë, la division horizontale des classes y est inconnue. « Kalimère, » dit mon Schinas, à tous les travailleurs qu’il croise. « Kalimère, » répondent-ils, cordiaux, confiants, et regardant clair. Mon hôte me raconte que l’an passé, près de la Bourboule, visitant avec des amis quelque curiosité du pays, il fut très frappé de l’air narquois et revêche de nos paysans, qui en deux heures, dit-il, ne leur offrirent pas un banc. Nous ne savons que trop combien l’abîme est profond ! Mais à qui la faute ? On ne rencontre pas dans la plaine d’Argos de mail-coach insolents proclamant au son de leurs trompettes ridicules le gaspillage du rude travail qui les paye et le sait. Je ne vois chez personne, ni chez mes élégantes Grecques d’Athènes, ni chez Schinas, la hideuse morgue qui intercepte tout contact, cause les irrémédiables blessures et creuse les haines que l’aumône condescendante ne fait qu’aviver.


À Mycènes. — Nous gravissons sous le soleil de midi, ce « nid de pirates » accroché aux flancs du mont Zara, au débouché des défilés qui joignent le Péloponèse à la Corinthie Si près de la plaine fertile et riante, c’est plus sauvage, plus déchiré, plus désolé, plus brûlé, que les repaires de l’Atlas. Ici encore je te ferai grâce des descriptions que tu trouveras dans tous les guides. La « Porte des Lions » se détache fièrement sur le fond lointain et rose du rocher. Nous recauserons sur images de ces monolithes stupéfiants, hissés, — par quels moyens ? — au sommet des voûtes et des portes.

Le commandant Schinas avait mis dans la voiture un excellent déjeuner auquel nous avons fait joyeusement honneur, servis par son ordonnance, installés sous la porte même, sur le grand seuil d’un seul bloc. Sous cette porte ils sont passés, sur ce seuil ils ont marché, voici plus de trois mille ans, les chefs s’appelant ou non Agamemnon, qu’importe ? Ils étincelaient sous les baudriers d’or, les cuirasses d’or, les anneaux et les bracelets d’or, les armes de bronze où courent des chasses d’or qu’il y a quatre jours je voyais à Athènes, que j’aurais pu toucher et qui sortent d’ici, de ce vaste tombeau béant qui est là, derrière ce mur. Ils passèrent sous cette porte, ils foulèrent ce seuil, quel que fût leur nom, pour aller à ce fond de golfe que je vois et où les barques attendaient, la proue vers Troie,

Et le vin de Santorin remplit nos verres. L’heure et le lieu sont propices aux divagations : l’histoire sort vivante de ses profondeurs, et dans le grand silence, les trois buttes se mettent à parler ; Argos, Tirynthe, Mycènes, couronnées de forteresses dont les ruines rivales se menacent encore. Ce qu’elles disent, c’est la théorie des cycles successifs et symétriques de l’évolution humaine, c’est la fatalité de cette rotation, éternellement pareille. Voici d’abord ce Moyen âge grec préhistorique qui va du XVe siècle peut-être au VIe, Argos luttant contre Mycènes et Tirynthe et finissant par les détruire, — Louis le Gros contre Montlhéry et Coucy, — cette féodalité précédant l’autre de vingt siècles, comme elle guerrière, rapace, cruelle et fastueuse, aboutissant à la grande renaissance artistique, à la floraison des VIe et Ve siècles, — et l’écho répond XIVe et XVe, — puis avec l’avènement des démocraties, à l’émancipation, à l’épanouissement cérébral du IVe, — n’est-ce pas le XVIIIe que je veux dire ? — les audaces philosophiques, la pensée libérée, Socrate, Aristote, — Diderot, d’Alembert, — la recherche illimitée, la lutte et les représailles des vieilles intolérances, — et voilà cette civilisation surchauffée, proie toute prête des peuples simples qui grandissent en silence, des Macédoniens et des Romains, — et l’écho répond des Slaves et des Américains. Et j’entends d’ici triompher certains petits amis : « La voilà votre pensée humaine, votre idéologie, la bonne, la saine force brutale les broie, et ils en meurent vos peuples, intellectuels ! » Eh bien ! oui, ils en meurent en tant que peuples, et puis après ? Les empires peuvent s’écrouler, qu’importe ? La semaille est faite des idées qui demeurent, et c’est l’essentiel. Je les trouve très éloquentes ces trois buttes de Tirynthe, de Mycènes et d’Argos, les brutales forteresses dont il ne reste après tout que des pierres, de l’or et des armes. Mais plus éloquentes encore ces autres ruines, si réconfortantes pour les esprits irrémédiablement émancipés, celles dont il n’est sorti que de la beauté et de la pensée. Je me rappelle ce que vous me disiez, il y a quatre jours, Parthénon, Académie, prison de Socrate, ce que me dirait Nazareth, et c’est vous que j’aime, — et non ces corps de garde, — éternelles génératrices dont la fécondité peut dédaigner l’ironie des clubmen, des palefreniers, des caporaux et des mandarins de tout poil et de tout habit… Dieu, que de bêtises on peut écrire devant un café d’Argos entre un vieux pope et un Palikare en fustanelle !…


11 heures du soir.

Je ferme ma lettre à Tripolis à 600 mètres d’altitude, dans un cirque de montagnes neigeuses, et il y fait très froid. Ce n’est plus la chaleur de la plaine d’Argos, propice aux élucubrations.

Mon trop expansif drogman a encore bavardé, de sorte qu’il m’a fallu subir le diner du Lieutenant-Colonel commandant la place : un énorme nez, une énorme moustache et deux yeux fixes ; c’est tout ce qu’on en distingue. On dirait un masque. Il ne sait pas un mot de français, j’ai bien oublié mon grec, et il passe son diner à me toaster par interprète à la France, à la revanche de 1870, au général Dodds ! Je réponds sur le même ton et je finis en lui exprimant le vœu de voir avant de mourir les Grecs à Constantinople, sans avoir d’ailleurs la moindre envie de contribuer si peu que ce soit à cette solution de la question d’Orient.


Dimanche, 11 juin, 10 heures du matin.

La voiture attend, pour Sparte. Par cette lumineuse matinée dominicale, elle est charmante, la grande place de Tripolis, où d’une table de café, à l’ombre d’un platane, entre mon colonel et un commandant qui parle le français, je regarde circuler la ville et la campagne. Presque pas de vestons. Sauf quelques employés, sauf un neveu de M. Constantopoulo qui parle politique à un groupe de campagnards, tout le monde est en fustanelle, la belle fustanelle des dimanches, avec un gilet bleu et la jolie veste grise brodée à grandes manches, l’une passée, l’autre au vent : les vieux ont encore les épaisses ceintures en cuir bleu ou rouge brodées d’or et d’argent, que les jeunes ont simplifiées. Et ils vont, viennent, lents, avec toujours ce beau pas, étendu et rythmé, et ils causent avec des gestes larges et des regards circulaires. Ils sont toujours à l’Agora, ces Grecs. L’œil est réjoui, — je fais le tour des boutiques, j’achète une paire de babouches, — puis de bonnes poignées de main, des Kalimère, des Eucharisto, des Kalotaxidi avec mes officiers et je boucle ma valise, — pour Sparte.


Sparte, 11 juin, 11 heures soir.

Voir, assis sur un débris de ce qui fut Sparte, le soleil se coucher derrière le Taygète, nimbé de neige, eh bien ! mon vieux, c’est très chic !

C’est une de ces impressions qui restent à jamais sur la rétine ce débouché de Broulia, deux heures avant l’arrivée, au dernier tournant de la route. A ses pieds un val alpin du revers italien, un thalweg vert et fleuri semé de jardins et de maisons, c’est Sparte : un ruban d’argent sinueux, c’est l’Eurotas ; au pied d’une grande muraille à pic, déchirée, noire, dentelée, aux cimes de neige, c’est le Taygète ; et, au seuil de la plaine, détaché de la grande masse noire, un mamelon couronné de créneaux clairs, c’est Mistra, la ville franque et féodale.

Un docteur télégraphiquement aposté par le tutélaire Schinas m’attendait, accompagné de l’Ephore des Antiquités qui m’a promené de 6 heures à 8 heures dans la vieille Sparte, et un petit officier sorti naguère de notre Saint-Cyr est venu renforcer cet État-major. Ce coup de théâtre du tournant de Broulia, cet accueil et cette soirée ont emporté dans un rayon de sympathie et d’admiration le mauvais souvenir de la route, cinq longues heures mornes, chaudes, cahotées, à travers ces montagnes lourdes et monotones.

C’était pourtant l’Arcadie, je rencontrais pourtant des bergers menant leurs chèvres, mais j’avais beau m’auto-suggestionner sur ces deux noms accolés, pas moyen de poétiser ces gens sales et vulgaires cheminant parmi cette campagne poussiéreuse et nue.


Mais ce soir, ma chambre est la dernière de Sparte à l’Ouest, son balcon s’ouvre sur le Taygète, le grand Taygète, sous la nuit étoilée, la grande nuit radieuse et étoilée. — Bonsoir…

… Je me résigne, après des heures de rêve, à me coucher ; sur la table l’hôtelier a mis un livre : l’Iliade ou Thucydide ? je l’ouvre et je lis : οἱ ἱππόται τοῦ στερήματος, ὑπὸ Παύλου Φέβαλ. (Les Chevaliers du désespoir, par Paul Féval.) — Ah, zut !

Lundi, 12 juin, 6 heures soir.

De ce même tournant de Broulia, où mes chevaux reposent une demi-heure, après avoir monté la route en lacets, et où, hier à trois heures, me sont apparus Sparte et le Taygète. La voiture est dételée, guides, chevaux et cochers s’abreuvent au bouchon. Je suis installé sur la banquette de devant, ma valise me servant de table, les yeux au Sud, sur la vallée, sur le Taygète ; — sur la vallée où le soleil tombant jette une grande lumière, sur le Taygète où la neige étincelle. Tout autour de la voiture tourne un pope déguenillé et crasseux, il m’agace d’abord et puis il prend dans ses bras deux si gentils enfants de trois et quatre ans, il les embrasse avec une si vraie tendresse que sa guenille s’éclaire et je l’aime.


Je ne distingue plus Sparte que me cache, — pour toujours probablement, — le dernier tournant de la route, mais je vois en plein Mistra dont la lorgnette me rend tous les détails. Mistra ! Ah ! dépêchons-nous d’en jouir, tandis qu’il n’est pas encore banal. Quand, dans quelques années, sera construit le chemin de fer de Sparte, il n’y aura pas un Anglais qui ne s’offre annuellement ce déplacement : un funiculaire hissera les misses aux 450 mètres de la Tour de la citadelle : il y aura un bar et des sandwichs au Palais de Villehardouin et l’entrepreneur de cette exploitation paiera une robe neuve au vieux pappas, qui, ce matin, sur la terrasse de ce cloître exquis suspendu sur la vallée, me faisait offrir des raisins confits par sa jolie fille, tandis qu’il manipulait des vers à soie.

Mais tu ne te doutes certainement pas de ce que c’est que Mistra. Nous ne pensons qu’aux Grecs en Grèce et nous ne voyons qu’à travers un brouillard l’Empire franc des Croisés. Or il y a eu là pendant deux siècles toute une poussée de vie, une superposition étrange de deux civilisations, de deux mondes, et de cette domination des ducs d’Athènes, des princes de Morée, des marquis de Nauplie est née une vigoureuse et originale floraison où le roman et le gothique se sont greffés sur le byzantin, l’Occident naissant sur le vieil Orient. Et voilà comment tant de sommets du Péloponèse sont encore couronnés de châteaux francs, dont Mistra est le plus étonnant spécimen. Jusqu’ici, l’école d’Athènes a méprisé tout ce moyen âge, mais voici qu’on s’en émeut et que l’étude en commence. Avant mon départ de Paris, M. Gaston Paris m’avait dit : « Surtout allez à Mistra. » Hélas ! en eussé-je eu le temps que la science m’eût manqué pour tirer parti de cette richesse d’inscriptions, de fresques, de fragments encore inexplorés qui attendent leur Rossi.

En bon dilettante, c’est en ignorant que j’ai joui, mais combien ! de cette extraordinaire vision d’un burg des Niebelungen en plein Péloponèse.

Donc, ce matin, sur un petit cheval blanc que m’avait prêté l’officier sorti de Saint-Cyr, avec une bride de maroquin et un croissant d’argent et d’ivoire sur le poitrail, à quatre heures et demie sonnant, avant le jour, je prenais le chemin de Mistra. Plein d’allégresse sur ce gentil cheval, parmi les oliviers et les grenadiers en fleurs, le long des sources qui courent en chantant à l’Eurotas, tout seul, mais joyeux de cette aube et de cet Eden, je suis arrivé à cinq heures à l’entrée d’un vieux pont franc en dos d’âne. Les arbres s’ouvrent et à moins de cent pas se dresse, presqu’à pic, le vieux burg féodal. Te rappelles-tu ces vieux retables de nos musées, où des villes d’or se dressent en pyramide ? C’est cela. Un cône de 400 mètres de haut sur lequel s’échafaude, de la base au faîte, un fouillis fantastique de tours crénelées, de campaniles romans, de pignons, de coupoles, grimpés les uns sur les autres, où des ogives s’ouvrent, où des mâchicoulis surplombent, où des fenêtres trilobées font des taches d’ombre, et tout cela escalade le rocher, l’enlace et cette architecture d’orfèvrerie du Moyen âge semble ciselée pour porter au sommet, comme une couronne, la citadelle crénelée, donjonnée, flanquée de tours. Au premier coup tout semble intact. Le burg endormi va-t-il se réveiller ? Mais non, l’on approche, et ce n’est qu’un squelette, les pignons n’ont plus de toits, les poternes n’ont plus de portes, les ogives s’ouvrent dans le vide.

Le guide dit que « c’est Pompéi du Moyen âge, » et, pour une fois, le guide a tout dit.

Dans ce millier de maisons, rien ne vit plus, sauf, près de l’entrée, à Hagios-Dimitrios, où le vieux pappas manipule des vers à soie, tandis que sa jolie fille offre du raisin confit au voyageur dans le cloitre en terrasse qui fait balcon sur la vallée : sauf à mi-côte, où, dans les débris du couvent de la basilique, deux vieilles nonnes grecques rabougries gardent les ossements princiers qui émergent des caveaux effondrés : sauf là-haut, tout là-haut, sous la poterne de la citadelle où niche la masure du petit chevrier, mon guide, parmi les pas dangereux de la tour culminante.

Et, à midi, quand, depuis si longtemps, j’oublie l’heure qui passe, l’angélus sonne ; c’est bien vieux jeu, bien Lamartine, bien 1830, n’est-ce pas ? Eh bien ! non, pas ici, et c’est tout à fait bien, au contraire, de voir dans le campanile à jour battre cette cloche, seule vivante dans le vieux burg endormi.

J’y suis resté six heures, et sais-tu ce que je pensais ? C’est que ce serait un beau rêve de se réunir à trois ou quatre amis de choix et de venir, par un beau mois de juin comme celui-ci, à l’un de ces moments où l’on est excédé du régiment, des bureaux, du monde, — il n’en manque pas. — Eh quoi ? de Paris à Brindisi, quarante heures, de Brindisi à Patras, trente-six heures, de Patras ici, vingt heures, — quatre jours au total, — y rester huit ou quinze jours, et alors, vive la vie ! Chacun apporterait son lit de camp, un tub et une couverture, et l’on vivrait très bien dans l’aile libre du cloître du vieux pappas, avec quelques boîtes de conserves et les provisions fraîches que Sparte fournirait. La montagne est si belle, les gorges bleues pleines de lauriers-roses sont si engageantes, il y a des mules et des chevaux à discrétion. Pourquoi pas ?


Quand je suis redescendu à midi, j’ai eu la surprise de trouver au seuil du vieux pont franc, sous un grand platane, près d’une source, l’aimable docteur et l’officier sortant de Saint-Cyr, qui m’attendaient pour déjeuner. C’était très gentil, mais ce n’était plus la même chose. Loin les rêves ! — Ils ont passé trois ans à Paris, l’un au collège et à Saint-Cyr, l’autre au Quartier Latin ; ils en parlent avec concupiscence, et comme j’avançais qu’on s’en fatigue à la longue : « Oh ! vous, se sont-ils récriés, vous êtes blasé sur Paris, comme nous, les Grecs, sur les antiquités ! » Et l’un me parlait l’argot de Saint-Cyr, l’autre évoquait le boul’Mich. Mais voici que, pour boire le Champagne, ils tirent d’une gaine ancienne, en maroquin brodé d’or, très usée, portée en sautoir, une tasse en vieil argent, d’un curieux et charmant travail ; et, comme je demande où l’on peut en trouver de semblables, le Saint-Cyrien me répond que c’est une relique des familles klephtes, transmise par héritage, la tasse où son grand-père, un Klephte de l’Indépendance, buvait au torrent quand il courait la montagne, chassant le Turc ; et je le trouve tout à coup tout autre, ce petit sous-lieutenant qui parle argot et regrette Paris, en buvant le Champagne dans sa tasse klephte.


J’ai demandé à mon cocher de faire reposer ses chevaux une demi-heure de plus pour t’écrire tout ceci. Ça m’amuse tant ; cela me reporte à dix ans en arrière, aux temps de l’Algérie et de l’Italie, et je trouve une telle joie à maintenir avec toi cette communication quotidienne ; mais il me faut un mot de réponse à Rome. Nous devons faire une halte encore pour relayer avant d’arriver à Tripolis ; j’y trouverai bien une lampe fumeuse pour griffonner quelque chose.


11 heures du soir.

Je l’ai trouvée, la lampe fumeuse, et sans métaphore, dans un pauvre misérable khani ‘auberge), à je ne sais quel tournant de montagne, à deux heures de Tripolis : un âtre ouvert emplit la pièce de fumée ; terre battue et murs en boue ; recoins sordides où animaux et gens fraternisent ; dans une poterie de forme antique, un lumignon nage dans l’huile ; mais ils s’empressent, les braves gens : l’homme en fustanelle accroche la lampe à un clou, au-dessus de ma valise-table ; la femme me fait durcir des œufs, et il y a deux amours de petits enfants : Pavlos, qui a deux ans et demi, a d’abord de moi une peur bleue, et puis je l’apprivoise avec des rondelles de Marquis, et le voici maintenant blotti sur mon banc, sous mon épaule, à me regarder écrire en grignotant, et je suis en joie de cette caresse d’enfant dans ce khani perdu ; la fillette de huit ans, Ellen, fixe sur le petit frère des yeux protecteurs et satisfaits.


Ce voyage est charmant : la seule ombre, c’est mon drogman ; un brave garçon dégourdi, empressé, économe, mais quel bavard ! quel raseur ! « Trop de zèle ! » m’avait-on dit de lui à Athènes en me le donnant. Ah ! oui, par exemple, ignorant comme une carpe, il s’obstine à tout m’expliquer ; mes « absorptions » l’horripilent ; il ne comprend pas qu’on ne cause pas II professe à propos de tout un catholicisme encombrant dont il m’assomme. Vanitas vanitatum ! bêle-t-il devant le tombeau des Atrides, et il se met à larmoyer. Je lui demande : « Dans la religion grecque, sonne-t-on à midi l’angélus ? » Il n’écoute pas, n’entend que le dernier mot et continue, les yeux au ciel : «... Nuntiavit Mariæ..., etc., » jusqu’à la fin, sans que je puisse l’arrêter. Le pire, c’est que, marchand de vin de Santorin, il ne voit dans notre tournée qu’une occasion de placer sa marchandise, et à peine ai-je lié conversation avec quelqu’un d’intéressant qu’il sort un flacon de sa poche, fait goûter, offre une pièce ; j’ai l’air de ne voyager que pour faire valoir son article ; c’est fort désobligeant.

Une heure avant moi, en cette auberge, est passé, sous escorte de gendarmes, prévenu d’un méfait anodin, un gars célèbre pour avoir tué, il y a six ans, à Sparte, l’amant de sa sœur. Il l’avait tiré du lit de la demoiselle, collé au mur, et, après cinq minutes de grâce pour lui permettre de faire un acte de contrition, lui avait réglé son compte avec deux balles dans la poitrine. Ici, ils trouvent cela très bien. D’après tout ce que j’entends, ils ne badinent pas avec les mœurs en Péloponèse. Famille, autorité paternelle, sainteté du mariage sont des réalités, et, ce matin, mon docteur et mon Saint-Cyrien se lamentaient sur la situation ingrate du célibataire. « Pas de femmes ! » c’est la consigne.


Je me trouve voyager dans les traces de Paul Bourget, qui était ici il y a quelques semaines : personne ne l’a lu, mais tout le monde sait que c’est un très grand homme. On ne parle que de lui et de Madame. A chaque auberge, on montre la chambre où il logeait. Il a trouvé ceci bien, cela mal, a été content, pas content ; il a accepté à diner chez l’archevêque de Sparte, refusé chez un autre. — Qu’a-t-il pensé ? Qu’écrira-t-il ?


On rattelle les chevaux ; Pavlos est endormi sur mon bras. Quel dommage de le réveiller ! Petit ami d’une heure, qu’oncques ne reverrai. Je ferme ma lettre ; elle partira de Corinthe.


VIII


Entre Corinthe et Patras, le 13 juin.

Le train court le long du golfe, entre une plage de vignes dont les ceps bordent la mer et de hautes falaises rouges qui portaient voici 3 000 ans les plus vénérables forteresses : les vieilles cités achéennes confédérées sous Agamemnon : Sicyone, devenue depuis la ville des grands sculpteurs, de Polyctète, de Lysippe, — Œgire où fut décidée en conseil la guerre de Troie, — Gégion. Il n’en reste pas un débris, et, au contraire, cette plage est si riante, si fertile, si riche de vignes, ces pentes boisées d’oliviers, de platanes, au pied de falaises, sont si européennes, et aussi les villages coquets et bien bâtis, les travailleurs dans les champs, les vignes si soignées, qu’on se croit à 500 lieues de l’Attique brûlé et rose, désolé et magnifique. Pour ce que je suis venu faire ici, je préfère l’Attique ; je ne pense pas que ce soit l’avis du marchand de raisins et de l’ingénieur qui sont dans mon compartiment, et c’est leur droit.

De l’autre côté du golfe, ou pour mieux dire du lac, la rive ne porte pas des noms moins augustes : le Cithéron, l’Hélicon, le Parnasse, Delphes. Seulement elle est sauvage, sombre, inhospitalière, et les hautes cimes où ont vécu les dieux baignent leurs pieds dans la mer. Le Parnasse est moucheté de neige.

Il faudra revenir à Delphes dans trois ou quatre ans : l’Ecole française y commence des fouilles dont on attend beaucoup : ce qu’on trouvera sera installé sur place comme à Olympie, mais on ne fait que débuter et, malgré le plaisir que j’aurais à y aller causer avec les premiers pionniers, je me réserve d’y revenir quand il y aura quelque chose à voir.


Ce matin, à Corinthe, je suis allé visiter le canal qui va être livré : l’eau y passera dans quelques semaines. Néron l’avait entamé avec une pioche d’or : avec une pioche d’or aussi, dix-huit siècles plus tard, le roi Georges inaugura les travaux. Sur son utilité pratique, les jugements divergent et la majorité est défavorable. Voici quelles paraissent être les objections capitales : le gain, qui ne sera que de quelques heures pour la marine à vapeur actuelle, ne compensera pas la charge du droit de passage et pourtant ce droit de passage à la fois élevé et faible ne garantira même pas les intérêts de l’entreprise, défalcation faite des travaux d’entretien indispensables. Les grands bateaux, les seuls intéressés à gagner du temps (qu’importe aux caboteurs et petits transports qui ne sont jamais pressés ?) ne s’y risqueront pas, parce que profondeur et largeur ont été calculées trop juste. Enfin le plus grave serait que le canal ne tiendra probablement pas, d’abord parce qu’il est creusé dans un sol léger, friable, à couches argileuses obliques et glissantes, que les revêtements et le plafond seraient insuffisants à maintenir, et ensuite parce qu’en ce pays le tremblement de terre est chronique. Zante s’est effondré, il y a quelques semaines, il y a eu hier une secousse à Athènes : Corinthe a été vingt-cinq fois détruite de fond en comble : un de ces jours, la Morée ira rejoindre l’Attique par-dessus le canal au grand dommage des gens qui y passeront ce jour-là. Je ne fais ici que reproduire ce que j’entends, sous toutes réserves bien entendu. Du reste, ce malheureux pays me semble la proie des expérimentateurs. Tous ses travaux publics, chemins de fer, tramways, routes, sont livrés à des commissions d’ingénieurs européens de nationalités variées : il y a une commission française, des compagnies belges et allemandes, le cadastre est aux Autrichiens ; et à tous, le gouvernement donne des appointements fabuleux en or, 50 000 francs à des gens qui en gagneraient chez nous 6 000, et ils en valent ici 80 000 avec la prime de l’or. Or, la compétence, la conscience et l’honorabilité de ces compagnies n’apparaissent pas toujours incontestables. En ce qui concerne celle de chez nous, je n’ai entendu qu’hommages à sa probité, mais doublés d’un fort scepticisme sur sa capacité. Dans le métro souterrain d’Athènes, qui est son œuvre, qui est fini et qui a coûté fort cher, on n’a pas encore osé engager un wagon de peur de voir tout s’effondrer.

Et il en est ainsi de toutes choses. La politique Tricoupis depuis dix ans a été de faire grand, matériel militaire et maritime, travaux publics, en payant les étrangers au poids de l’or et en le jetant à pleines mains. Le résultat, c’est qu’il n’y a plus dans le pays un louis d’or, que le papier grec, seule monnaie en usagé, est déprécié des 2/3 et que pour 100 francs d’or on vous rend 155 francs de papier. Les malheureux salariés de l’État, qui reçoivent, il est vrai très régulièrement, leurs appointements, mais les reçoivent en papier, ne peuvent plus voyager ni acheter un objet de provenance européenne. Un officier me le disait l’autre jour : « Je voudrais bien aller à Paris : comment faire ? Mon traitement, mes revenus y perdent plus d’un tiers de leur valeur, et c’est encore à peine si je trouve à les changer. » Ces jours derniers, la crise était aiguë parce qu’il s’agissait de payer le 15 juin le coupon de la dette publique et qu’il n’y avait plus un sou de métal dans les caisses. Acculés à la banqueroute, ils ont, il y a trois jours, signé une convention avec une maison anglaise, qui assure le paiement immédiat, moyennant le droit de perception des principaux impôts, tabac, raisins, etc.. J’entends les uns se réjouir et voir là le salut, les autres se lamenter et juger la convention désastreuse. Il est bien entendu que je ne suis ici qu’un reporter d’interview et que je ne conclus pas.

Mais ce que je me permets d’attester après ces dix jours, sans crainte de beaucoup me tromper, c’est que ce peuple a de très grandes qualités. Il est sobre et ignore la débauche : ceux qui l’aiment le moins sont forcés d’en convenir, et il y a déjà là deux beaux facteurs de fécondité pour la race et de garantie pour sa vigueur. Je t’ai déjà dit combien visiblement la paix sociale règne ici, cela me frappe et me touche de plus en plus. Elle est faite d’ailleurs à dose égale de la cordialité familière des « dirigeants » et de la fierté des « dirigés. » Le plus humble des paysans entre chez les Ministres à toute heure, sans frapper, est toujours reçu et va au-devant du shake hand qui ne se dérobe du reste jamais, mais cette égalité tout extérieure une fois affirmée, l’homme du peuple témoigne franchement son respect à ceux que la hiérarchie sociale lui a superposés ; seulement, ce qu’il leur donne, c’est de la déférence consentie, sous condition qu’on ne la lui impose pas ; sinon, son poil se hérisserait ferme. Ce peuple-ci est surtout anti-servile et les rapports de maître à domestique y sont tout autres que chez nous : cela est visible aussi entre officiers et ordonnances : et tout cela me ravit. Ce que j’en conclus, par exemple, c’est que, malgré toutes les étiquettes, nous sommes bien le moins démocratique des peuples : jamais un de nos parvenus, bourgeois républicain, médecin radical, avocat socialiste ne tolérerait que Demos lui parlât comme il fait ici.


L’élément le moins patriote est la petite minorité catholique, et cela s’explique très bien. J’ai été amené, je te dirai comment, mais ne te l’écrirai pas, à avoir sur ce point des lumières particulières. Les catholiques, qu’on trouve surtout dans les îles et sur quelques points de la côte Sud, sont d’origine italienne ou franque, épaves des croisades. Sous la domination turque, protégés par les États chrétiens en vertu des « capitulations, » ils jouissaient de privilèges et d’une liberté relative que n’avait pas le Grec, le raia toujours victime, que personne ne protégeait et qui accumulait les rancunes et les haines : il a, du reste, prouvé ce qu’il valait, puisqu’à travers cet abandon et cette tyrannie, il a su rester un peuple et se maintenir, trois siècles durant, assez vivace pour reconquérir son indépendance. Il n’existe pas, je crois, d’autre exemple historique d’une telle ténacité. Or, pendant les siècles d’oppression, le catholique latin protégé lui étalait sous le nez sa situation privilégiée et le raia le méprisait comme le loup traqué de la fable méprise le chien servile et bien nourri. Et, de même que le chien couchant ne goûte guère la bête des bois qui lui reproche sa bassesse, les catholiques descendants déchus d’une race de conquérants en avaient toutes les vanités et toutes les insolences des races déchues. Si peu intéressante que soit cette clientèle, elle est la clientèle française de tradition et il faut certes bien se garder de l’abandonner, parce qu’une clientèle est toujours bonne à prendre. C’est à nous encore et toujours que les catholiques grecs viennent demander appui, et, deux fois depuis quinze ans, nous avons eu à intervenir en leur faveur dans la question de l’archevêché catholique d’Athènes. Et cela est fort bien ainsi, et ce n’est certes pas le moment de perdre un cheveu de la clientèle fidèle que le catholicisme nous conserve dans tout l’Orient. Mais avouons entre nous que si notre minorité protestante se mettait sous le protectorat anglais, nous la « trouverions mauvaise, » et ne nous étonnons pas trop que, lorsqu’ici, la tribu de mon drogman, par exemple, professe « que l’Eglise et la France pour eux avant tout, » les Grecs soient médiocrement flattés.

J’avais commencé cette lettre en wagon, mais c’est à Patras à l’hôtel que je la ferme et c’est encore une nuit blanche, car je pars tout à l’heure, à l’aube, pour Olympie.


IX


Oylmpie, le 14 juin soir.

J’imagine qu’Olympie ne t’apparaît qu’assez vaguement. Je te rappelle donc que c’était avec Delphes l’un des deux grands sanctuaires nationaux : mais l’autre n’était qu’un sanctuaire de dévotion, un Lourdes, où se faisaient des miracles ou des prophéties : celui-ci au contraire consacrait ce que le génie grec seul a conçu et réalisé, et ce pour quoi nous sommes quelques-uns ; à l’adorer : l’équilibre harmonieux de l’esprit et du corps, le culte de l’idée sans le mépris de l’enveloppe, avec au contraire le constant souci de faire celle-ci plus belle et plus forte. En même temps que Jupiter, maitre de la pensée, on célébrait ici les jeux athlétiques : en face du roi des Dieux, chef-d’œuvre de Phidias, se dressait le chef-d’œuvre de Praxitèle, l’Hermès, l’Éphèbe, évocation triomphale de la beauté voluptueuse et forte.

On glorifiait ici la vie complète. Pour moi, qui ne comprends pas la pensée séparée de l’action, qui ai la même horreur des intellectuels rachitiques que des soudards imbéciles, j’étais bien dans l’état d’âme propice à ce pèlerinage.


C’était toute une cité religieuse et sportive, où alternaient en proportions presque égales les temples et les stades, les autels et les palestres. La mission allemande y a fait, voici quinze ans, ce que nous commençons à Delphes ; — elle a dégagé les ruines des alluvions de l’Alphée ; — il n’y a pas, hélas ! un monument debout, mais les enceintes, les dallages, les soubassements des murs, les bases des colonnes ont été restitués, et le plan se dessine assez clairement sur le sol, pour, l’histoire en main, ressusciter la ville morte. J’ai passé ma journée entière dans les ruines, évoquant le groupement humain et l’époque où il m’a toujours paru que j’eusse préféré vivre ma vie dans le temps et dans l’espace : vie d’harmonieux équilibre entre le culte de la beauté et les nobles spéculations de l’esprit : l’Hermès, le Phêdon.

Sous les ensablements se sont retrouvés les plus précieux morceaux ; on les a réunis sur place même, dans un petit musée. En face l’un de l’autre, les débris des deux grands frontons du temple de Zeus, l’un, l’Oriental, raide et glacé, l’autre qui figure la lutte des Centaures et des Lapithes, d’une fougue et d’une vigueur incomparables : quelques très beaux métopes (tu connais celui qui est au Louvre), la « Victoire » de Pœonios, le collaborateur de Phidias au Parthénon ; et enfin, et surtout, isolé dans une petite salle où il resplendit, le plus beau marbre que je sache au monde, l’Hermès de Praxitèle portant Bacchus enfant. Et ce marbre, noble et fort, souriant et vivant, chaud comme la chair, c’est tout Olympie.


Encadrant les vestiges épars, le site est exquis, d’autant plus qu’inattendu. C’est un vallon de tableau mythologique italien, enclos de petites montagnes bénignes et vertes, des bouquets d’arbres, des architectures effondrées.


Et voici une note humoristique que je ne prévoyais pas ; tandis que je m’en revenais diner à l’hôtel, un gardien, très perplexe, me remet une carte postale écrite en français, qui venait d’être apportée de la poste au bureau, avec la mention « adresse insuffisante » et dont voici le texte : « Jupiter, père des Dieux, en son Temple, à Olympie, Grèce. — Jupiter, père des Dieux et des hommes, puisque saint, Pierre, en tournée de vignes, a oublié les autres biens de la terre, ne pourrais-tu l’humilier en nous envoyant un peu de pluie ?

Signé : Un groupe d’horticulteurs de Dusseldorf ».


Patras, 15 juin, 9 heures soir.

Dans une heure, je m’embarque pour Corfou, Brindisi, sur le Lloyd Autrichien.

Revenu d’Olympie ce matin, j’ai passé ici toute ma journée. Patras, c’est M. Gaspari. M. Gaspari, c’est le Consul de France. Tout le monde en Grèce le connaît. Quel intéressant et original compagnon ! Il a entre cinquante et soixante ans, né Français, fils de consul, dans le Levant qu’il n’a jamais quitté, sauf pour quatre séjours en France dont l’un au collège. Voici quelque dix ans qu’il est ici, où il n’y a personne avec qui causer d’autre chose que de raisins et d’olives, pas un livre à lire, et il a trouvé moyen de rester vivant, nerveux, actuel ; célibataire, vivant entre ses livres et ses manuscrits, il est l’homme d’une idée, et son idée, c’est la remise au jour de cette étonnante et si peu connue domination franque en Grèce, deux siècles durant, du XIIIe au XVe, que Mistra m’a révélée. Mistra en offre le vestige le plus complet, mais il y en a bien d’autres. C’est, à côté d’ici, Andravilla, l’ancienne capitale des Champlitte avec la vieille église ogivale ruinée où l’on retrouverait leurs tombes ; ce sont tous les châteaux-forts qui couronnent tant de cimes du Péloponèse et dont la plupart ont conservé des noms français estropiés, sous l’altération desquels on retrouve Clermont, Saint-Omer, etc.. Comme me le disait M. Gaspari : « Que les Grecs se désintéressent de la résurrection d’une période qui ne leur fait nul honneur, soit, mais que, chez nous, on se soit autant détaché de ce petit Canada du moyen âge, c’est impardonnable. » Et il m’a raconté en cette journée la matière d’un volume qu’il fera bien, souhaitons-le, quelque jour.


Tout en causant, il m’a mené à un vieux couvent, dominant Patras ; cinq ou six moines disaient l’Office du soir dans l’église ouverte à tout venant : c’était un va-et-vient de femmes, posant deux sous sur le lutrin, prenant un petit cierge, l’allumant devant l’image qu’elles baisaient et faisaient baiser aux enfants. Les popes suivaient le manège d’un air nonchalant, rangeant les deux sous, tout en chantant les vieux chants grégoriens, distraitement, formalistement. Du geste au regard, tout indique qu’ils font là un métier matériel ; seulement, au lieu de faire des bottes et des culottes, ils tournent des pages, prononcent des sons et font des gestes convenus. Ces prêtres grecs semblent absolument ignorants, déprimés, végétatifs ; je n’ai rien entendu de désobligeant pour leur moralité ; il est vrai qu’ils sont mariés.


De la terrasse du couvent, une admirable vue sur le golfe ; le soleil se couchait, la bande de terre derrière laquelle il plonge, c’est Missolonghi ; ces eaux sont celles de Lépante ; Actium est à quelques milles au Nord. Deux fois le sort du monde s’est décidé là. — Actium ! et les vers magnifiques de Heredia me sonnent à l’oreille, étincelants comme le ciel, cette mer, ces noms.


Sur la terrasse du couvent, sous les platanes, les vingt officiers de la garnison de Patras faisaient la folle fête en pique-nique, et cette débauche, c’était tout simplement de chanter, après diner, des mélopées, chants de l’indépendance et refrains de brigands, et de danser gravement un pas lent rythmé en se tenant par l’épaule. Singulier peuple, singulières mœurs. Imaginez-vous ainsi une fête de sous-lieutenants et de cavalerie encore !


J’emporte, avant de partir, une note unanime, c’est qu’ils aiment la France, tous ; de tout contact avec eux cela ressort, sincèrement.


Voilà la sirène du Lloyd qui entre en rade, avec deux heures de retard que je bénis, puisqu’elles m’ont permis de fermer cette lettre. Quelle belle nuit pour s’embarquer !


LYAUTEY.

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  1. Voyez la Revué' du 15 février.
  2. καλημέρα.