Lettres de Grèce et d’Italie (1893)/03

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Lyautey
Lettres de Grèce et d’Italie (1893)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 294-318).
LETTRES
DE GRÈCE ET D’ITALIE
(1893)

III[1]


X


À bord du Méduso. En rade de Corfou,

16 juin, 3 heures.

Une de ces douces heures où l’on se laisse vivre. Le bateau fait une escale de trois heures. Promenade en voiture le long de la belle vallée des Cannones, et me voici, sur le pont, attendant qu’on lève l’ancre, bien installé dans ma chaise, à l’arrière, à cinq cents mètres des deux rochers fortifiés entre lesquels la ville est nichée ; à l’arrière-plan, de l’autre côté du canal, le fond rose des hautes côtes d’Épire. Comment ne fait-il pas plus chaud, sous le ciel très bleu, très pur et ce soleil ? Mais non, une brise charmante qui n’atténue en rien pourtant l’éclatante lumière.

Voilà le bateau parti, et c’est très confortable de voir, de sa stalle d’orchestre, se dérouler comme un décor mouvant cette belle côte, si bien éclairée, dentelée, découpée, et dont les plans successifs, de tons de plus en plus vaporeux, mais toujours roses, s’étagent jusqu’à la grande montagne Kalamas. Sur le revers, c’est Janina. Voici l’embouchure du Kolamos, limite de l’Epire et de l’Albanie, et c’est très amusant de fouiller de la lorgnette les villages de cette côte. Elle est encore musulmane et turque, bien qu’après ce détour d’Athènes, après cette halte à Corfou, ville d’eau cosmopolite, on se sente tellement loin de Constantinople et presque près de Paris. Le bateau crie pourtant le contraire. C’est un bon Lloyd autrichien très confortable, mais l’avant est aussi encombré de bariolage oriental que celui de Smyrne, il y a quinze jours. Seulement, ce ne sont plus des Arabes en turbans et en haïks, mais des Albanais coiffés du fez, aux vestes et aux culottes brunes soutachées de noir : ici, sur la passerelle, des uniformes d’officiers turcs qui n’ont que cette longue voie pour, de Constantinople, rallier leur garnison d’Epire ; et voici que sortent des cabines, pour prendre un peu l’air, hésitantes, très effarouchées, trois femmes turques vêtues de noir, voilées de blanc, trois femmes d’un pacha qui est à bord, « un très petit pacha, » me dit le capitaine.


Cette nuit, je serai à Brindisi, où les express arrivent de Paris en quarante heures ; je me hâte de fixer ce dernier rayon d’Orient, que je n’avais pas prévu ici entre la Grèce et l’Italie.


XI


A bord du Meduso, même jour, 6 heures du soir.

J’ai à peine fermé ma lettre, et voici que je recommence, mais comment ne pas noter ? Cette côte d’Albanie, à cette heure, est tellement belle ! La mer, ce soir encore, est d’acier bleu. La côte, haute et dentelée, est exactement lilas, un peu vaporeuse au pied, très nette à la cime, avec des reflets glacés aux arêtes. Le ciel est d’un bleu vert tendre d’une finesse exquise : au ras de la montagne, c’est du vert d’eau décoloré extrêmement pâle, puis, à mesure qu’il s’élève, il passe au bleu clair, avec toujours des dessous d’argent. Et ces trois zones, la mer, la côte, le ciel, sont si simples et si nettes et je les vois avec tant de précision, que, fixées sur la rétine, je sens que dans dix ans je les décrirais encore.

Sur le pont, va et vient une institutrice allemande à demi folle qui, avant-hier, à Olympie, se pâmait devant l’Hermès et sautillait sur le pavé du Palestre en évoquant les beaux éphèbes... Ce soir, son regard quêteur erre sur tous les mâles du bateau, mais il ne semble pas y avoir preneur.

Jusqu’à 11 heures sur le pont je cause avec le capitaine, le Dalmate Giacinto Mattiazi, cavalière, vieux routier grisonnant qui déballe tout son sac de potins sur les Habsbourg, l’Impératrice, l’archiduc Rodolphe.


Salerne, le 17 juin, soir.

En pleine Italie ! à quarante heures de Paris : triste journée, de la pluie, du ciel gris : la traversée des Apennins ; des montagnes quelconques, Vosges, Jura, Auvergne. Je les connais, mais la lumière ! qu’en a-t-on fait ? Ah ! qu’on me laisse tranquille avec les paysages de lignes ! Comme en Afrique, il y a dix ans, je ne demande que la lumière et la couleur ; elles me grisent, elles me saoulent, j’en jouis sensuellement comme d’un parfum, comme d’une caresse. Aux Alpes sans soleil je préfère le navrant Sahara embrasé. Que m’importent ces chênes, cette verdure bête, ces gorges grises ? O Hymette rose, ô Cyclades, où êtes-vous ? Et puis, ça sent le retour, cette ville où une population en veston et en chapeau se presse à la musique ; les employés sont arrogants, la douane méticuleuse, allons, nous sommes bien en pays civilisé ; cela sent le retour, la dépêche ne coûte plus que 2 francs au lieu de 10 francs, il y a un Figaro à l’hôtel ; c’est la fin de cette bonne fatigue du voyage, reposante et détendue et le retour au repos stérile, agité et éreintant de la garnison.

Et, après de telles journées, pluvieuses, grises, sans intérêt, la hantise de la solitude vous ressaisit et vous étreint le cœur.

Mais chassons cela en causant nous deux. Laisse-moi t’expliquer mon itinéraire de retour. Tu sais que je n’aime pas les voyages « bourlingues » et que je les fais volontiers pivoter autour d’une idée conductrice. Or à ce voyage, j’ai donné deux « dominantes, » le byzantin et l’art grec. Le byzantin, je l’ai laissé depuis Constantinople, sauf une brève reprise de contact à Mistra, mais je vais en retrouver l’empreinte à Amalfi, à Salerne, à Ravello dans les belles cathédrales byzantino-normando-arabes, puis j’irai le rechercher à Ravenne et enfin à Venise. Quant à l’art grec, le meilleur complément de la révélation d’Athènes, c’eût été la Sicile, mais il eût fallu trois semaines dont je ne dispose pas ; après elle, c’est dans l’Italie du Sud, la Grande-Grèce, que subsistent les plus beaux vestiges, et c’est pourquoi j’y reviens. Je vais aller voir à Pœstum les beaux temples doriques : au musée de Naples, mardi, les plus beaux antiques après ceux d’Athènes ; à Rome, mercredi et jeudi, négligeant tout ce que je connais déjà, j’irai revoir simplement les antiques du Vatican et je finirai la semaine avec ceux de Florence. L’an prochain, je compte, avec la Sicile, achever l’initiation grecque, je t’assure qu’elle est déjà en bonne voie.


18 juin, soir.

Cette journée de cruel anniversaire, j’avais pensé qu’il serait doux de la vivre entre les vieilles cathédrales d’Amalfi et de Ravello. J’en reviens, — la voiture m’a ramené à Salerne par cette route en corniche qui passe pour une des plus belles du monde. Bien belle, certes ! et pourtant, pourquoi ici, faut-il encore que le souvenir de la lumière attique atténue la joie ? Pourquoi sous ce ciel, sur cette mer bleue aux reflets d’or, ces rochers restent-ils gris, ces routes restent-elles blanches et ces maisons plus que blanches encore, d’un éclat aveuglant de craie ? Là-bas, I les rochers sont roses, les maisons sont roses : toute matière s’est imprégnée de lumière : nulle crudité n’offusque l’œil, et c’est une inoubliable vision.

Je ne l’ai pas faite seul, cette course d’Amalfi : à l’hôtel, une vieille dame allemande m’a fait demander de s’y associer et j’ai accepté : d’abord elle me paye la moitié de ma voiture ; ensuite comme tant d’Allemandes de sa classe « elle est la veuve d’un médecin de Dusseldorf) elle est instruite et cultivée ; enfin elle ne sait pas un mot de français, ce qui me vaut une excellente leçon d’allemand. Elle a paru radieuse et fut discrète et reconnaissante à souhait. Nous avons causé Allemagne, musique, religion.


Eh bien ! je suis forcé d’en convenir, cette route est admirable et l’ambon de Ravello est une pure merveille.


Mais je me sens trop proche du retour. J’ai rencontré un régiment : des colonels rudoyaient des capitaines, qui rudoyaient des lieutenants, — et je fus brusquement ramené à ce que je vais retrouver dans dix jours. Elle n’existe donc nulle part, la belle armée de mes rêves, confiante, cordiale et gaie, battant spontanément d’un seul cœur, et que chez nous surtout, avec les qualités de notre race, il serait si facile de faire, si vite ; mais les traditions, la morgue, la méfiance, le fonctionnarisme seront les plus forts, toujours.

C’est en vain qu’en cette soirée de douloureux souvenirs j’ai voulu chercher quelque douceur dans les églises de Salerne. C’est toute l’horreur de la dévotion italienne ; j’y retrouve la camelote des églises de Naples, les armoires à glaces, les madones à bagues, à pompons, à éventails, et des prêtres tout pareils à ceux que peint Frappa : en voici un en camail lilas, qui, avec un gros abbé, palpe et soupèse la pièce que j’ai dû donner pour descendre dans la crypte, et, sans qu’on sache ce qui les prend, ils éclatent d’un gros rire qui remplit l’église où la prière du soir finit à peine. Je trouverais cela fort plaisant s’il s’agissait de muphtis turcs ou de bonzes chinois ; je l’apprécie infiniment moins chez ces prêtres du christianisme dont nous sommes issus. Malgré moi, ce simple froissement évoque l’irréductible malentendu qui écarte tant d’hommes de bonne foi et de bonne volonté ; — devant ce minime détail je revois, hélas ! tout ce parasitisme meurtrier qui a peu à peu enlacé le grand arbre, en suce la sève, le tue, et, malgré tant d’efforts, malgré tant de libérales et généreuses révoltes, malgré Léon XIII, malgré la perfection de la doctrine, malgré la grandeur des origines, malgré l’incomparable vertu de l’Évangile, malgré son modernisme social, empêche l’Eglise d’être dans le grand conflit un arbitre écouté, fausse son action, écarte d’elle tant d’alliés naturels. Ahl nous sommes loin ici de Monseigneur Ireland. Tiens, il y a juste un an aujourd’hui que je l’entendais ! C’est tout de même un contraste ! Je le revois, ce fort, cet athlète, aux grands yeux regardant vers demain, le poing sur la hanche, en simple redingote, à la salle de la Société de géographie, — et ce soir, à la même heure, sous le vieil ambon byzantin de Salerne, ce vieux prêtre mièvre, onduleux, en camail de satin tendre. Il tient quelques chapitres d’histoire entre ces deux visions. Trouveront-ils là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, la formule de l’alliance nouvelle ? En viendra-t-il quelque jour la parole pacificatrice écoutée et acceptée de tous, je ne sais ; mais ce que j’affirme bien c’est qu’elle ne viendra pas d’ici.


Je pars à l’aube pour Pœstum où je vais chercher trois grands temples, du dorique primitif, datant de cinq ou six siècles avant notre ère, seuls vestiges d’une immense ville, émergeant presque intacts d’une lagune de roseaux.


XII


Naples, 20 juin, soir.

Hier à Pœstum, les trois grands temples doriques dans les roseaux, — on y arrive mal par le chemin de fer, — une douzaine de bicoques, une grande ferme en encombrent l’abord : au dernier tournant, on arrive sur eux, trop près. Et puis il faut passer par cet odieux tourniquet que Mistra n’a pas encore, et de dessous chaque colonne vous partent dans les jambes des gamins, collants comme des mouches, vous harcelant de leurs offres de médailles fausses. Quand nous referons ce voyage ensemble, ce qui ne saurait manquer, nous prendrons à Salerne un bateau, et c’est par mer que nous arriverons aux Temples. A cinq cents mètres de la plage, ils se dressent tous trois dans les roseaux : de ce côté, ni une maison, ni un arbre, ni un employé et l’impression est intacte.


Le charme du retour dans une ville déjà visitée, c’est d’y être débarrassé de l’ennuyeux et indispensable débrouillage. La première fois, on s’est cru forcé de tout voir, on n’a pas de motif de faire un choix et l’on craint, en négligeant quelque chose, de laisser un regret. La seconde fois, ce n’est plus cela : si vite qu’on passe, on va droit à ce que l’on veut revoir ou à ce qu’on avait à tort laissé de côté. C’est ainsi que je suis allé hier à cinq heures, sitôt en débarquant, à San Giovani, à Carbonara où les tombeaux des Caracciolo, à peine entrevus jadis, me hantaient.

Je te montrerai la photographie du grand tombeau de Sergianni Caracciolo. C’est à peine le commencement de la Renaissance ; Michel-Ange n’est pas venu ; l’imprimerie non plus, ni la Réforme : il n’y a pas encore de nerfs, de surchauffement cérébral. Les personnages sont d’aplomb, très calmes avec des têtes sans inquiétude qui regardent en dedans, très placides. Et en même temps ils sont vivants comme des portraits, et me rappellent les rudes et solides figures de ces conseillers municipaux d’Athènes dont les bustes m’ont tant frappé là-bas. Et ici j’ouvre une parenthèse pour une notation qui me revient d’Athènes : ne pas s’imaginer que le type grec y courût les rues, il y a vingt-cinq siècles et qu’on n’y rencontrât que des Hermès et des Apollon : nombre de bustes, réalistes et sincères, témoignent qu’ils avaient leurs braves têtes vulgaires tout comme nous ; si l’on faisait leur portrait, du moins ne les prenait-on pas comme des modèles pour les statues des Dieux, honneur réservé à cette sélection de la race dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, dont le type est, pour toujours, pour nous devenu le « type grec. » Rien n’est plus caractéristique à cet égard que cette curieuse série d’officiers municipaux conservée au musée d’Athènes.

Mais je reviens au tombeau de Sergianni Caracciolo. Il est encadré de grandes fresques d’un élève de Giotto qui recouvrent toute la chapelle. Et le voilà refermé, le cercle ! revoilà le Saint-Jean de la mosquée Karyé à Constantinople, et ceci n’est supérieur ni comme facture, ni comme vie. Tout ce qui est ici était déjà là-bas : il y a bien eu transmission directe et immédiate du byzantin aux premiers Italiens. Ceux-ci ont repris une suite et je ne sais même s’il serait difficile de démontrer que Cimabue fut inférieur à ses contemporains de Byzance. Mais ne nous lançons pas ! Tout cela est déjà bien osé. Ce que je crois pouvoir poser sans hérésie, c’est qu’en peinture, l’héritage s’est transmis sans lacune depuis les Grecs et les Romains. Pour la sculpture, il en fut autrement ; elle s’endormit pendant des siècles ; mais ici, il n’y a qu’à s’en prendre au christianisme, à sa proscription du nu, à ses anathèmes contre cette guenille de corps, seul inspirateur de toute sculpture. N’est-ce pas des athlètes et de leurs jeux que sont nés les premiers chefs-d’œuvre grecs et qu’est-ce que les plus beaux Hermès, Apollon et Bacchus, sinon des éphèbes d’Olympie ?

Revenons à la peinture : après ces Giotto d’hier, frères des fresques de Constantinople et aussi de celles de Mistra, j’ai été revoir aujourd’hui au musée de Naples les peintures de Pompéi, et ici vraiment il n’y a plus d’hésitation. La filiation y saute aux yeux. Tu sais que ces peintures refaites très vite dans la ville reconstruite en hâte après le premier incendie par des décorateurs de profession offrent cet intérêt particulier que, bien qu’exécutées par des praticiens inférieurs, elles ont été faites sur d’anciens modèles classiques courants : de sorte que, si bâclées soient-elles, elles nous rendent du moins l’esprit et la composition de la peinture grecque que nous ignorerions presque sans elles. Si tu veux, disons que ce sont des « chromos » sans grande valeur artistique, mais d’une incomparable valeur documentaire, — (ce qui pourra bien être dans l’avenir la fortune de beaucoup de nos chromos !) — Eh bien ! tout l’art à venir y est déjà en germe, — sauf pour le paysage, par exemple, toujours irréel ou conventionnel, car là ce sont bien vraiment les modernes seuls qui, les premiers, ont su voir et rendre la nature inanimée. Mais, pour le personnage, tout le « devenir » est ici déjà, comme en témoignent les portraits d’un boulanger et de sa femme, réels, nullement idéalisés, très clairs : une esquisse de l’atelier de Bastien-Lepage.


Et puisque j’en suis aux bâtons rompus, je reviens à San Giovanni à Carbonara, voir les deux autres tombeaux des Caracciolo, ceux de Galéas et de Colantonio, — c’est de la pleine Renaissance cette fois et de la belle, — et c’est autre chose ; ce n’est pas simple, bien sûr, mais c’est beau tout de même, — et surtout, quel merveilleux sens décoratif ! Je me réjouis de détailler avec toi sur photographies : elles sont fort belles.


Puis des flâneries sans but, hier soir, ce matin à l’aube, dans cette singulière ville, grouillante, cliquetante, papillotante de couleur et de mouvement, en somme, telle que je la vis il y a dix ans, plus crapuleuse que voluptueuse. Je voulais passer ma matinée dans les églises, où, sous les armoires à glace et les oripeaux, il y a tant de belles œuvres à revoir, et puis, vraiment, les curés du crû m’en ont chassé ; comme disait un camarade à Constantinople : « J’ai le bakchisch découragé. » Ils sont trop mendiants ! C’est, à la cathédrale, un gros moine joufflu qui referme rageusement la grille d’une chapelle, parce que, la voyant ouverte, j’y suis entré sans financer ; c’en est un autre, à Santa Chiara, un vieux petit minable qui, voyant que je ne comprends pas, finit par me sortir de sa ceinture un papier gras où il y a déjà cinq ou six sous ; il me fait signe en souriant qu’il faut compléter ; j’en ajoute un, il part content. Ils m’ont fait sauver et j’en suis allé plus vite au musée, où j’ai passé ma journée.

J’y voulais revoir trois choses : les peintures de Pompéi, sur ce sujet, je t’ai pondu ma petite histoire, n’en parlons plus ; les bronzes d’Herculanum ; les antiques, dont cinq ou six sont les plus éclatants représentants de certaines périodes. — Pourquoi, ici, ai-je eu au souvenir d’autrefois une déception ? Pourquoi, devant les meilleurs, ai-je eu la sensation étonnée de quelque chose de discordant, qui n’était « plus cela ? » Était-ce seulement parce que je reviens de Grèce et qu’ils ne valent pas ceux d’Athènes ? — oui et non, — j’ai fini par trouver et en quoi nuit ici le souvenir de là-bas.

C’est qu’il n’y a pas un antique découvert à la Renaissance, au siècle dernier, au commencement de celui-ci, qui ne soit restauré.

Pendant cinq siècles, il a paru tout simple, quand il ne manquait qu’un nez, une lèvre, un bras, de les refaire. C’étaient même souvent les maîtres de l’époque qui s’en chargeaient et, pénétrés de l’antique, possédant leur art, ils y allaient certes en toute sincérité, en toute probité artistique. Eh bien, n’importe ! Si infime que soit la retouche, toujours elle date : la lèvre refaite au XVIIe siècle est trop maniérée, au XVIIIe trop spirituelle, en 1825, trop sentimentale I Un rien, un trait, et ça ne va plus. A Athènes, il n’y a pas une retouche : c’est au spectateur à suppléer à ce qui manque et cela va bien mieux ; du moins y met-il ce qu’il veut et l’impression garde sa pureté.

La Victoire de Pœonios à Olympie, dont la face manque, est autrement suggestive et saisissante que les yeux en coulisse et les bouches romantiques de telle restauration de Naples.

Et puis, ce soir, j’ai revu ce que je voulais et je pars sans regrets. Ce grouillement d’une ville de 500 000 âmes dont on ne connaît pas une, laisse une horrible sensation d’isolement. Trouverai-je à Rome demain matin quelqu’un de mes amis d’autrefois, ou bien sont-ils tous absents, en cette saison estivale ? S’il en est ainsi, je m’en sauverai et j’irai n’importe où chercher quelqu’un à qui parler, un son de voix amie à écouter ; je commence à en avoir soif.


XIII


Rome, 21 juin, soir.

Ils sont tous ici ! Ah ! le bon accueil, les bons amis ! Dès le réveil, j’avais fait porter mes cartes chez les uns et les autres et sur-le-champ m’arrivaient un appel à dîner chez M. Behaine, pour demain chez mes chers Altieri, pour tous le repas libres chez L... et avec de si affectueux témoignage de la joie du revoir ! C’est le cœur dilaté que je suis sorti de l’hôtel pour aller retrouver les coins préférés de cette ville amie, en jouissant exquisement de sentir que, si beaux que soient à monuments, les pierres et le paysage, il y avait autre chose m’entourer que ces beautés muettes, mais aussi des foyers familiers et des cœurs battant à l’unisson. Et ensuite une brassée de vos lettres : il était temps !

Voici mon emploi de la journée, tout sec cette fois, sans commentaires ni théories ; — je suis trop débordé pour « élucubrer. »

A l’hôtel de la Minerve, fenêtre sur la place, à deux pas du Panthéon, du palais Altieri et de la maison de mon ami L...

De dix heures à deux heures, à Saint-Pierre, un court salut, — puis, au Vatican, revoir les antiques seuls.

A deux heures, M. de Behaine, le cordial accueil d’autrefois ; puis, chez la princesse Altieri, une longue visite, très douce et très triste : la grande ruine des princes romains a passé par là ; dus évocations douloureuses, des larmes, une grande émotion. Que d’amertumes ont frappé cette maison ! L’exquise fille, la pauvre petite duchesse de Sora, morte il y a moins d’un an, un petit-fils Viano, il y a quinze jours. Le duc de Sora accablé, l’autre gendre, ce charmant comte de Ciciliano-Théodoli, la moitié du palais livré à la Cour de cassation italienne, le prince Altieri brisé par tant de coups, et toujours, malgré tout, le décor sauvé, la grande enfilade des salons, où les grands papes et les cardinaux vous regardent passer de leurs cadres, avant d’arriver au petit salon intime : le prince toujours immuable dans les fonctions d’apparat de chef héréditaire de la garde-noble papale, elle toujours forte, passionnée, vibrante, arrivant tout de suite comme jadis à causer politique et affaires.

L..., qui me traquait depuis trois heures, est venu m’y retrouver : voilà encore un cœur et un chaud : mais, mon Dieu ! évoque-t-il assez le Montfanon de Bourget ! En lisant Cosmopolis, j’avais cru, tant il était pareil, que c’était lui qui avait servi de modèle. Il parait que c’est un autre, mais cela prouve qu’ils sont deux, voilà tout.

De là à la Villa Médicis pour y revoir mes aimables compagnons de voyage de Smyrne, — puis au Pincio pour la traditionnelle promenade de 6 heures, le défilé des équipages, l’admirable coucher de soleil derrière Saint-Pierre ; revenu par Sainte-Marie Majeure et dîné à l’ambassade.

Henri Lorin y était, de passage à Rome comme par hasard, toujours intéressant, sortant de chez un cardinal, nous quittant pour aller chez un autre, préparant quelque nouvelle encyclique. J’y ai eu l’aubaine d’un quatrième convive, un jeune Normalien, M. Goyau, pensionnaire de l’école Farnèse, la seconde Académie de France, qui est, comme tu sais, pour les historiens et les archéologues ce qu’est la Médicis pour les artistes. Causé Bourget, Montfanon, Princes romains, fouilles récentes, encycliques prochaines, anniversaire de Palestro, beaucoup de choses qui ne s’écrivent pas.


Jeudi, 22 juin, soir.

Emploi du temps d’aujourd’hui.

La matinée au Vatican à revoir la Sixtine, les Chambres et la Pinacothèque.

A 1 heure, déjeuné à la Villa Médicis avec mes charmants architectes : salle à manger improvisée dans l’atelier de l’un d’eux, parmi les bibelots, les aquarelles et les maquettes, la fenêtre grande ouverte sur ce panorama unique au monde qu’ils ont de la villa et qui m’avait déjà affolé il y a dix ans, tu t’en souviens. Feuilleté nos souvenirs communs de Grèce, les photographies, les croquis et si douces causeries, ensuite, étendus à l’ombre sous les pins et les cyprès de ce bois sacré, laissant flotter nos regards sur la villa Borghèse, ses jardins et ses terrasses, et détournant nos yeux de ce qui fut la villa Ludovisi, hélas ! si exquise il y a dix ans, détruite aujourd’hui et remplacée par de hideuses maisons de rapport qui, grâce au ciel, ne rapportent pas.


Puis au Forum, où, depuis dix ans, les fouilles nouvelles ont dégagé le couvent des Vestales. — Au Colysée, ― le long du Tibre... mais ici je m’arrête brusquement, je me cache les yeux et je me sauve ! Les sauvages ! ont-ils assez saccagé tout ceci ! Quelle profanation ! ce coin classique, légendaire, fixé par tant de tableaux, que j’avais vu encore tel que Piranesi le grava, ce lieu sacré, où, au-dessus de la voûte des Tarquins, le petit temple rond regardait depuis 2 000 ans le Tibre couler sous le vieux pont Sisto tout lézardé et moussu, — ce cadre, arrangé par les siècles, de débris sculptés, de maisons populaires et d’arbres venus au hasard avec, pour fond, les hautes ruines du Palatin, pans de tours et cyprès entremêlés, ce coin sacré n’existe plus ! Une grande usine à gaz, des nivellements, un pont battant neuf, et l’on finit en cherchant par retrouver le pauvre petit temple qui se cache tout frileux derrière les maçonneries glacées d’un hideux quai inutile et ruineux comme tout ce qu’ils font ici.

Ah les barbares ! ils ont bien arrangé Rome depuis dix ans ! Ils en sont ruinés et c’est la consolation ; elle est maigre. Tu devines si j’ai trouvé de l’écho à mes indignations en arrivant à huit heures au Palais Altieri où il n’y avait avec moi que L..., plus Montfanon que jamais. Ils avaient le rouge au front et les larmes aux yeux d’une nouvelle insulte. Le séquestre qui, depuis l’effondrement des Borghèse, a l’administration de leurs biens, vient de louer tout le premier étage (ce qu’on nomme ici l’étage noble, le piano nobile) du palais Borghèse, le palais de Paul V, à la loge maçonnique, qui, entre autres aménagements intérieurs, morcelle, pour les installations les plus domestiques, la chapelle où les papes ont dit la messe.

J’ai ramené L... chez lui : il s’était un peu calmé ; pour chasser le présent, nous avons demandé secours au passé : il a recherché les photographies de ses vieux compagnons d’armes de l’armée pontificale : zouaves, dragons, guides de Lamoricière, tous ont défilé devant moi, portant des noms de France amis, et sur chacun Montfanon étiquetait une histoire, et voici que peu à peu, elles sont devenues de plus en plus lestes, leurs histoires, et les siennes personnelles elles-mêmes sont venues s’y mêler, et je le laissais aller très amusé, et j’ai fini par me tordre et par lui dire : « Eh bien ! dites donc, mon bon L..., vous allez bien ! et Babylone ? et l’Apocalypse ? » Il en a convenu en riant, un peu honteux de ses réminiscences, et tout de même détendu de s’être cru pendant deux heures avec quelque camarade des dragons, au temps de Charette et des autres. Ce qui n’empêche qu’il mène une vie de saint. Le domestique qui me sert à la Minerve est un de ses vieux dragons qui jubile de voir son ancien capitaine familièrement installé dans ma chambre, et, lui parti, m’en raconte à ne plus s’arrêter, sur le bien qu’il fait, les malheureux qu’il secourt, les œuvres qu’il anime de sa chaleur, les humbles avec qui il est « si peu fier, » les enterrements de pauvres qu’il accompagne dans sa cagoule de pénitent, — et c’est vrai que me promenant avec lui ce matin, c’étaient, à chaque pas, dans son quartier, des petits qui le saluaient d’un sourire de connaissance et à qui il répondait cordial : Buon giorno, carissimo.


Vendredi 23, 11 heures soir.

Ce matin à cinq heures et demie, M. Goyau m’accompagnait aux catacombes de Saint-Calixte où j’avais fini autrefois par ne jamais venir, attendant toujours M. de Rossi qui nous y devait mener. Épigraphiste et historien, Goyau les connait presque aussi bien que M. de Rossi ; elles sont d’ailleurs de son domaine, puisqu’il prépare un livre sur Dioclétien, le dernier des persécuteurs. On disait la messe dans le caveau où, pendant des siècles, a reposé sainte Cécile ; il n’y avait là avec nous que deux prêtres allemands très graves, et dame, cela changeait de la messe d’Amalfi, du chanoine de Salerne, des moines de Naples et du clergé grec. De beaux trappistes français, dignes et courtois, dont plusieurs sont d’anciens officiers, gardent la catacombe : je n’ai pas besoin de te dire leur accueil ni le temps de transcrire les précieux commentaires dont Goyau accompagnait cette promenade souterraine, ressuscitant les périodes successives, me faisant assister au prodigieux labeur d’induction ingénieuse et méthodique par lequel M. de Rossi a reconstitué ce passé avec des bribes d’inscriptions et de peintures.

De là Goyau m’a mené au nouveau musée des Thermes de Dioclétien, qui n’existait pas il y a dix ans, et où l’on réunit tout ce que livrent les nouvelles fouilles. Il y a là des morceaux superbes : un athlète agenouillé et un Bacchus m’ont longuement arrêté et j’ai eu la confirmation de ma sensation de Naples. Ici on ne restaure plus ; aussi l’impression est-elle, à mon sens, plus complète et plus pure qu’au Vatican.

J’ai déjeuné chez L... ; j’ai passé la journée au Palais Altieri, le passé, puis chez la comtesse Pasolini, le présent : une femme très moderne, très informée, passionnée de Vogué, du mouvement néo-chrétien, de Paul Desjardins, au courant de nos tentatives de groupement de l’an passé, lectrice des Débats et de la Revue, sachant tout ce qui se fait, s’agite à Paris, luxueusement installée au premier étage du vieux Palais Sciarra, saisissant au passage tout voyageur de quelque intérêt. On m’avait écrit d’aller la voir, on m’y avait annoncé, et ce fut en effet très charmant, très brillant, très moderne.

Il me restait deux heures : je suis allé revoir le Moïse, puis à Latran, où, à six heures, c’étaient les grandes vêpres de la veille de la Saint-Jean, la fête romaine par excellence. J’aurais bien voulu vous y tenir à cette grande musique de la maîtrise de Latran. Sous la puissance évocatrice de la musique, sous les vieilles mosaïques contemporaines de Constantin, c’était l’âme des dix-huit siècles d’histoire de la chrétienté qu’on sentait emplir le vaste vaisseau de la plus vieille des basiliques du monde : omnium urbis et orbis ecclesiarum mater et caput.

La place et les abords de Latran sont en fête, couverts de boutiques de foire, de peuple, de bruit, de mouvement et d’équipages, et ce n’est que le commencement, et j’aurais bien voulu voir jusqu’au bout cette fameuse nuit de la Saint-Jean, où tout Rome se porte autour de Latran, en dansant, en chantant, festoyant jusqu’à l’aube venue. Ce sont, dit-on, de vraies bacchanales et, après minuit, l’aristocratie elle-même vient y faire faire un tour à ses voitures. Mais je ne puis prolonger, je suis attendu demain à Florence ; je viens d’offrir à diner à mes jeunes amis des deux académies ; L... va me venir chercher, ma malle est bouclée et il faut partir.

Encore quelques instants de répit, j’en profite pour t’envoyer les quelques dominantes qui résultent de cette rapide traversée de Rome après dix ans de séparation.


La Rome artistique s’en va, il faut se dépêcher de venir voir ce qui en reste : les Italiens croient faire de l’art parce qu’ils bureaucratisent, et, avec leurs tourniquets et leurs musées propres, ils enlèvent l’imprévu, la patine, le laisser-aller exquis qui étaient le charme de Rome. La suppression des majorats et l’expropriation des princes romains sont des crimes contre l’art. Ils ne veulent pas admettre que leur ville soit mondiale. Noblesse oblige, et ici l’exceptionnelle grandeur de ces souvenirs, de cette histoire et de ces noms obligeait à maintenir comme spécimens de bibelots rares, dans leurs cadres dorés, ces beaux et décoratifs inutiles, de même qu’on entretient les Bouddhas de l’Inde.


Ils sont (je parle ici de mes amis noirs), sous le charme de l’empereur d’Allemagne : ses procédés avec le Pape les ont conquis, et comme ils sentent bien que, malgré son protestantisme, il est autrement plus de leur « bois » que notre démocratie républicaine, ils seraient enchantés de voir la diplomatie pontificale s’appuyer désormais sur lui. Elle n’y parait, il faut le reconnaître, nullement disposée. Le Pape est plus « francisant, » plus inébranlable dans sa voie que jamais et, quelques couleuvres que Paris lui fasse avaler, ne perd pas une occasion d’affirmer son adhésion au régimé. La princesse Altieri, disciplinée, s’incline : Montfanon-L... écume.

D’un tout autre côté on me signale quelques indices d’un affaiblissement de la Triplice. L’Italie aurait assez de ce jeu ruineux : l’Allemagne sceptique à l’égard de la résistance de cette armée et de ces finances, ferait de moins en moins fond sur leur concours éventuel, et l’Italie désabusée songerait à se rapprocher de nous. M. Billot, notre ambassadeur au Quirinal, y travaille du moins activement ; j’en ai eu le discret écho dans l’audience qu’il a bien voulu me donner, averti par son fidèle Cogordan. Je dois dire que ces symptômes ne disent rien de bon à beaucoup des nôtres qui concluent, en haussant les épaules : « Allons donc ! c’est toujours le même et double jeu, l’Italie fait risette à notre argent et à notre crédit, tout en comptant bien n’en pas moins conserver l’appui de la solide armée allemande ; ne nous y laissons pas prendre. »

J’ai eu l’impression très vive que depuis dix ans les épreuves ont épuré et fortifié le christianisme à Rome. Dans la forte main de la papauté, cette puissance morale et sociale reste toujours la première du monde, et bien imprévoyants ceux qui n’en veulent pas tenir compte. Qui sait si, sans toucher en rien à ce qu’elle a d’essentiel, elle ne se transformera pas dans ses manifestations extérieures, ses exigences rituelles et ses rigueurs dogmatiques, de façon à devenir acceptable pour tant de bonnes volontés que les absolutismes actuels en maintiennent éloignés ?

Quelles perspectives ouvertes le jour où la vieille maison consentirait à rajeunir son intérieur, à renouveler son mobilier et à se faire habitable ! Tout espoir n’est pas perdu, car l’américanisme triomphe encore ici et j’affirme qu’on y est plus près, pour le moment du moins, de Monseigneur Ireland que du chanoine de Salerne. Mais cela durera-t-il toujours ?


Florence, le 24 juin.

Il faudrait toujours revenir d’Athènes par Florence, — les deux villes sœurs, ou plutôt, celle-ci fille et fille unique de celle-là : et, en voyant cette fille vivante et belle, on ressuscite la mère dont il ne reste que l’image à demi effacée. Ce que l’histoire, la tradition, les ruines vous suggèrent là-bas, est ici réalisé. Les temps et les costumes différent, l’esprit est le même. Ce que furent là-bas Phidias et Eschyle, Michel-Ange et Dante le furent ici. Où y a-t-il au monde une autre ville où l’art soit partout, et non pas sous forme de ruines, de fragments ou d’objets de musées, mais dans le domaine commun, au coin des rues, mêlé à la vie ? et où le peuple le comprenne, l’aime, en jouisse, en ait l’orgueil ? Les portes des maisons, les supports des lanternes, les ferrures des marteaux, les fontaines des rues, tout est de main de maître. Aussi peut-on impunément y tomber, comme aujourd’hui, le jour de la plus grande fête italienne, la Saint-Jean, où tout est fermé, galeries, musées, palais ; il reste les rues, les places, les ponts, et cela suffit. J’ai été m’asseoir une heure dans la Loggia dei Lanzi, mêlé au peuple, dans ce portique ouvert et accessible comme une galerie du Palais-Royal, où les chefs-d’œuvre posent a même, le Persée de Benvenuto, la Judith de Donatello, l’Enlèvement des Sabines de Jean de Bologne et tous les autres, dont le moindre en tout autre pays serait au fond d’un musée préservé par une triple barrière contre les profanations, tandis qu’ici ils ont traversé les siècles, sans une mutilation, sans une égratignure, pêle-mêle avec ce peuple amoureux du beau et fier de ses Dieux.

Cette Loggia dei Lanzi ! le simple Bœdecker la définit d’une phrase qui, pour une fois, est pleine de choses : « Elle s’appela d’abord Loggia dei Signori parce qu’elle était destinée aux actes solennels qui devaient s’accomplir devant la foule. » Nous les connaissons, les actes solennels qui doivent chez nous s’accomplir devant la foule : les courses, les séances parlementaires, la guillotine : pointue leur est besoin d’Orcagna, ni d’Agnolo Gaddi pour architectes ou pour sculpteurs. Dans ces démocraties aristocratiques et raffinées. Athénienne et Florentine, on voulait aux actes de la vie publique un cadre harmonieux. Ici c’était ce bijou de Loggia : face à la vieille Seigneurie, face aux beaux Palais, au Campanile du Bargello, au Dôme, à la statue de Côme, à la fontaine de Jean de Bologne ; que sais-je encore ? car ce forum est encombré de chefs-d’œuvre et, de cette tribune sans pareille, on les voyait tous. Là-bas, de l’autre côté de l’Adriatique, c’était la grande tribune du Pnyx, d’où l’on haranguait le peuple en face de l’Acropole, des statues des Dieux et des monuments des héros. Eh ! je sais bien ! ici comme là-bas, l’éloquence était trop souvent l’instrument de la proscription. Sous cet art raffiné se déchaînaient les luttes fratricides ; l’universelle loi : homo homini lupus, n’était pas moins implacable ; l’exil menaçait sans cesse les grands citoyens, et ces civilisations surchauffées couraient à la tyrannie. Mais quoi ? leur tâche était remplie, ils avaient fécondé les siècles d’une semence divine d’art, d’idées et d’harmonieuse beauté, la tyrannie pouvait venir.


Et ce qui est aussi un charme unique c’est de n’avoir pas ici l’appréhension de voir demain disparaître tel monument du passé pour faire place à une exigence de voirie moderne. La ville a été construite dès l’origine par un peuple qui aimait la vie spacieuse, facile et extérieure, les grandes ordonnances, les larges alignements. Aussi la vie contemporaine a-t-elle pu s’y caser avec ses tramways, son trafic, ses mille servitudes, sans trop démolir la noble cité. Et l’on est libéré de cette angoisse qu’à Rome, à Paris, on éprouve devant toute relique du passé, presque toujours condamnée par un projet de métro, un futur boulevard, un élargissement de rue.


Rien n’a manqué au charme de cette première journée. Dès l’arrivée, j’avais trouvé à l’hôtel un mot de Carlo Placci m’invitant de la part de sa mère à prendre tous mes repas chez eux. Elle habite avec ses fils et sa fille un joli hôtel de la villa Alfieri : c’est un centre charmant d’idées, de causeries, où se rencontre une élite de Florentins intelligents. J’y ai pris pension dès aujourd’hui, et ç’a été le plus exquis commentaire de mes promenades par la ville. La seule ombre c’est que Placci qui ne m’a vu qu’à Paris dans la fièvre de l’action et ne connaissait que ma face combative et réalisatrice ne peut concevoir que je vive, six semaines durant, d’antiques, de primitifs et de lumière : pour lui, je suis « le rôle social de l’officier, » le « capitaine réformateur de Saint-Germain » et, bon gré mal gré, il m’a fallu ce soir sortir mes clichés pour une compagnie trop évidemment convoquée ad hoc. C’étaient, entre autres convives de marque, M. Villari, ancien ministre de l’Instruction publique, la brillante comtesse Rasponi qui, sans en perdre, grâce à Dieu, un atome de son charme, lutine les questions sociales et l’économie politique. J’ai dû m’acquitter, je l’ai fait d’aussi bonne grâce que possible, car vraiment j’avais une dette à payer à mes hôtes, le frère et la sœur, pour les heures exquises qu’avant dîner ils m’avaient fait passer à la Chartreuse d’Ema. Ah ! le joyeux paysage et viennent le voir ceux qui jugent conventionnels les fonds des tableaux florentins, et ne savent pas qu’elles existent ici et dans toute l’Ombrie, ces douces petites montagnes où les arbres hiératiques, les campaniles ajourés, les chemins en lacets, les ponts en accent circonflexe, semblent arrangés exprès, par quelque orfèvre.

Et, dans cette chartreuse riante, quel contraste avec l’autre, celle du Dauphiné ? Ici, le cloître enguirlandé de pampres enclôt gaiement le cimetière qui ne semble d’abord qu’un jardin fleuri ; là-bas, le cimetière enveloppe tout et les cellules des vivants au pied des rochers dressés comme des mausolées semblent prolonger les tombeaux des morts. Tout y crie la pénitence et le « rachat des péchés du monde ; » ici, les bons pères réjouis vivent parmi les chefs-d’œuvre ; sur le dallage du cloître, dorment posés à même le sol, comme si l’on venait de les y étendre, les corps de marbre des prieurs, des Acciaioli, du cardinal Buonafède, sculptés par Jean de Bologne, par Julien da San Gallo. Ils dorment sous la lumière tamisée de vitraux de Jean d’Udine, des camaïeux bruns dont chacun est une merveille.

La matinée et la journée, à travers les rues, familièrement mêlé à la douce vie des Florentins en fête, le coucher du soleil à cette chartreuse d’Ema, les repas chez des amis ouverts à tout ce que j’aime, voilà certes une journée à marquer d’un caillou blanc.


Dimanche, 25, soir.

Aujourd’hui encore tout est fermé, sauf les églises : mais les églises de Florence, chacune d’elles est un musée I L’embarras n’est pas de savoir comment employer son temps, mais d’avoir le courage de choisir et s’imposer fermement de ne pas chercher à tout revoir : j’ai, par mes séjours d’autrefois, une suffisante vue d’ensemble ; je me suis donc astreint strictement à Santa-Croce et à Sainte-Marie Nouvelle sans un regard pour le reste.

A Santa-Croce, j’étais chez Giotto, et toute ma matinée s’y est passée, tandis que les messes se succédaient, à renouer curieusement mes souvenirs byzantins, fermant de plus en plus le cercle sur le Saint-Jean de la mosquée de Karyé. J’y ai eu aussi cette joie particulière et rare de « découvrir » des œuvres que ni amis ni guides ne m’avaient signalées, les retables d’Orcagna qui sont à la sacristie et cet autre beau retable de Taddéo Gaddi, procédant de Giotto, qui est dans la chapelle Rinuccini.


A deux heures, après le déjeuner chez Placci où nous avions, hélas ! beaucoup politique, j’étais à San-Gervaso-sous-Fiesole chez la comtesse Rasponi, où nous avons. Dieu soit loué, uniquement « esthétisé. » Pouvait-on, du reste, faire autre chose chez une Toscane harmonieuse, dans une villa du XVe siècle à cortile, à colonnettes et à fresques, qui a été bâtie pour les peintres Gaddi, qui appartint aux Gondi, à Retz lui-même, et où, de la Loggia, à travers les cyprès, les pins argentés et les aloès, nous voyions détachés sur le fond bleu du versant opposé, Florence, ses dômes, ses campaniles lançant au ciel le joyeux carillon des vêpres.

Et j’ai passé toute cette fin de journée à Sainte-Marie Nouvelle : grâce à un bon frère dominicain que j’ai conquis en m’apitoyant sur la misère des temps et en faisant « patte noire, » j’ai pu faire mille folies : il me donnait toute permission et, à six heures passées, l’église vide, tu aurais pu me voir hissé sur le maître-autel, pour mieux jouir au soleil tombant des fresques de Ghirlandajo, admirable composition dont le prétexte est l’histoire de la Vierge, mais où il ne faut chercher que de fastueuses représentations de la vie florentine, débordantes d’opulence, de noblesse et de réalisme, les plus beaux Ghirlandajo qui soient.

En passant devant Or-San-Michele, j’avais salué le noble et chevaleresque Saint-Georges de Donatello, où sous l’armure s’évoque l’éphèbe antique ; la tête est d’Olympie ou d’Athènes.

J’étais enfin entré à la Badia, que je ne sais quelle aberration m’avait laissé ignorer à mes séjours précédents et où le chef-d’œuvre de Filippino Lippi, l’apparition de la Vierge à saint Bernard, vaudrait seul le voyage de Florence.

Je t’en rapporte une belle photographie pour que tu te pâmes comme moi devant le groupe des quatre anges en adoration.


La nuit venue, pour me détendre les yeux, le cerveau, les reins, j’ai fait aux Caséines, à l’heure élégante, un tour en voiture, et me voici doucement amené à ce minuit où je t’écris. Mon Dieu ! — que ce serait donc exquis de vivre ici ensemble, des semaines, posément, ne voyant qu’une chose à la fois, la revoyant encore, la savourant à loisir, jouissant, dans l’oubli de tout, de cette ville divine !

Demain j’irai saluer le Pensiero et quelques antiques, puis je mettrai le signet. Il faut garder ces visions fixées sur la rétine, nettes et en ordre pour les soirées sombres de garnison ; et je ne veux pas mêler les clichés.


26 juin, 2 heures.

Encore un déjeuner charmant chez les aimables Placci avec une très jolie femme, la marquise Guiccardini, née Strozzi, et le fils du prince Ginori Conti, un enthousiaste, hélas ! du Rôle social de l’officier. Il a fallu encore sortir ma petite tartine, mais la matinée m’avait mis en disposition de tout subir. — Une heure de tête à tête avec le Pensiero, puis aux Niobides : je voulais les revoir parce qu’antiques grecs, non pas qu’elles m’emballent ; dès que nous sortons de la sérénité pour entrer dans le pathétique, oh ! alors je préfère Michel-Ange.

A la tribune des Uffizi, un simple salut à la Madone au Chardonneret, à la Fornarina et au Saint-Jean, — la vierge, l’amante, l’apôtre, — l’idéal, l’amour, l’action, — en un mot, toute la vie.

Et les hôtes chez qui je redescendais déjeuner vers une heure étaient bien faits, le frère et la sœur, pour me garder en l’état de grâce de la communion des chefs-d’œuvre. Ils com- prennent et aiment l’âme de leur Florence, fort loin de mon petit officier grec de Sparte qui était « blasé sur les antiquités. »


Ravenne, 26 juin, 11 heures soir.

Pour clore mon cercle byzantin, j’avais résolu de venir à Ravenne. Ce matin, à Florence, tandis que je bouclais ma valise, Placci accourt, la dernière Revue à la main, et me dit : « Lisez. » C’était l’article de Vogué : A Ravenne [2]. J’eus à peine le temps de le feuilleter, mais en cette rapide vision, la « douce morte, » comme il la nomme, m’avait déjà saisi et j’avais entendu l’appel des « blanches saintes aux grands yeux dilatés » déroulant leur procession sur les vieilles mosaïques. En prenant le train, j’ouvre les journaux et ce que j’y trouve tout d’abord, c’est la profession de foi de ce même Vogüé demandant aux électeurs de l’Ardèche de lui ouvrir la vie publique. Voici des semaines que j’étais hors de France sans information et sans lecture et les deux premières que je trouve viennent de cet ami cher entre tous : l’une, prestigieuse évocation d’art, l’autre, un bel acte de courage civique. Allons, je suis bien encore à Florence au temps des grands artistes et des grands citoyens ; leur semence a fécondé le monde. Ah ! le cher Vogüé qui a toujours su regarder et comprendre « demain » sans renier « hier ! » Combien je m’enorgueillis d’avoir été un de ses fidèles de la première heure et d’avoir toujours cru que ce regard voilé, triste et profond, avait les plus larges visions contemporaines !


La journée a passé, j’ai franchi l’Apennin, et me voici à Ravenne. L’heure est harmonieuse ce soir, les choses et les hommes sont d’accord ! Et d’ici je ne vous écrirai rien, vous n’avez qu’à lire la, Revue du 15. Bonsoir. Je vais écouter les voix delà « douce morte. » Je compte bien que les « visions blanches » évoquées par le maître vont me toucher de leur aile.


Ravenne, 27 juin, trois heures après-midi.

Je vous écris de la vieille bibliothèque des Camaldules. Il y fait bon à cette heure torride, à l’ombre des boiseries vénérables, sans autres compagnons que les vieux livres, revêtus de velin blanc. C’est à peine, vous disais-je, si j’avais hier entrevu l’article de Vogüé : la chance fait tomber ici sous ma main la Revue que je ne m’attendais guère à trouver dans cette bibliothèque monacale. Elle y est aujourd’hui singulièrement à sa place, et j’ai la joie, après cette nuit et cette matinée passées à errer dans Ravenne, de reprendre une à une avec le guide ami mes impressions sur la « douce morte. » Comme lui, je reste ébloui des mosaïques : ma rétine garde très nette, — du vieux Saint-Apollinaire une impression verte, — de Galla Placidia une impression azur sombre, — de San Vitale une impression or. Je les ai vues aussi, les « blanches saintes aux grands yeux dilatés ; » mais si, comme lui, j’en ai subi l’obsession, je n’en ai pas senti le charme. Ah ! c’est qu’elles sont bien de décadence et rien que de décadence. Certes, cet art est somptueux et décoratif, mais combien médiocre et bas ! Les Primitifs, eux aussi, sept siècles plus tard, auront ces corps raides et ces ornements hiératiques, et eux aussi les « yeux dilatés, » mais d’amour et d’idéal. Le procédé manquera, mais les têtes, les expressions seront déjà parfaites. Je viens de les revoir à Florence. On sent si bien chez eux l’art qui monte et se dégage des ombres de la nuit ! Ce qu’on sent ici, c’est l’art qui y descend pour six siècles. Elles ont certes une expression, ces tètes aux yeux dilatés, mais je la vois foncièrement mauvaise : ce qu’elles vous disent de leurs yeux durs, ce sont toutes les bassesses de la décadence. Et les Rois Mages, le bon Melchior lui-même, « chétif sous son petit manteau vert, » qu’ils sont loin de la foi volontairement humiliée, de la déférence consentie que nous montreront les mages des Primitifs ! Ceux-ci courbés, obséquieux, tendant leur offrande plies en deux, ce sont de hauts fonctionnaires du Palais de Justinien, des domestiques : ils savent bien ce qui les attend, s’ils n’offrent pas ( j’allais dire s’ils ne pontent pas) et l’ange qui leur permet l’accès de la madone, son geste n’est pas, je vous assure, un geste d’accueil et d’onction, mais le tour de main de l’intermédiaire avisé qui va palper la recette — et quel œil ! Ce qu’on y lit, hélas ! dans cet œil d’ange hiérarchisé, dans la bassesse des mages, et aussi à Galla Placidia dans ce Christ furieux qui brûle un livre, c’est tout ce qui s’en va suivre pendant des siècles, c’est l’intolérance, c’est les indulgences trafiquées, ! c’est la hideuse théologie qui va troubler, compliquer, briser les grandes lignes droites de l’Evangile.

Pour retrouver le christianisme, allons au musée. Sur son sarcophage, Guidarello Guidarelli, le guerrier Ravennate est là qui dort, sa tâche faite, une tâche simple et dure, étranger aux complications et aux compromis, celui-là. Ah ! que Vogué l’a bien vu, et avec quelle douceur ; au sortir de ces byzantins mauvais et faux, j’ai passé une heure à veiller ce frère d’armes, assis à ses pieds, comme près d’un mort ! J’avais obtenu du custode qu’il me laissât en paix auprès de ce lit mortuaire, — le marbre en laisse toute l’illusion, — une simple couche blanche, seule dans une salle aux volets clos, posée à même sur des étais de bois, pareille à un brancard, comme si l’on venait hier de le rapporter de sa dernière bataille. C’est hallucinant. Relisez-le dans Vogué et comprenez tout ce qu’il pouvait y avoir de grave et de doux à veiller ce frère d’armes, ce frère chrétien, sur qui la vie a pesé et dont la triste bouche sourit pourtant sur les dents apparentes.

Et voici que, malgré ma résolution, je vous ai parlé de Ravenne, après le Maître, — mais si peu, — et comment parler d’autre chose dans cette bibliothèque, en attendant le train de Venise, où je serai ce soir ?


Même jour soir, minuit.

Je ferme ma lettre à Venise, ma fenêtre ouverte sur le Grand Canal où les gondoles passent en chantant. Il fait le plus admirable clair de lune, et c’est un crime d’être seul devant ce spectacle.


XIV [3]


Venise, 1er juillet, 3 heures après-midi.

Au Palais des Doges : Tintoret, Véronèse couvrent les vastes murs de leurs lumineuses décorations. C’est ici qu’il serait amusant de te tenir et de disserter ensemble. Et comme il me semble que nous serions d’accord sur ce qu’il y a en somme de factice et de froid dans cette manière, malgré le sens incomparable de l’ordonnance et du décor ! Voici, dit le catalogue, l’Atelier de Vulcain de Tintoret ; catalogue à part, qu’y voyons-nous ? Un vieillard barbu ceint d’une écharpe rose, dans une pose de maître de danse, forgeant je ne sais quoi sur une enclume ciselée, aidé par trois jeunes gens très beaux et très propres en tenue de hammam. Ce ne sont ni des dieux, ni des forgerons. C’est quelconque et absurde. C’est d’ailleurs, comme composition et couleur, un morceau de premier ordre : un merveilleux exercice de virtuose ; du Diemer montrant ses doigts, mais non du Beethoven jetant son âme sur son clavier.

En revanche, voici à côté un Bassan : le Retour de Jacob de Chanaan, dit l’étiquette ; ça m’est égal, car pour moi, je n’y vois pas plus de Jacob que dans ma poche, mais simplement le déménagement d’un seigneur du XVIe siècle qui, se transportant de la campagne à la ville, surveille l’emballage de la batterie de cuisine et des tapis : c’est réjouissant de réalité et de vie, c’est une scène contemporaine prise telle quelle, exécutée de main de maître. On est charmé.

Mais je continue ; le suivant, c’est l’Enlèvement d’Europe de Véronèse, pas moins. Or quoi ? une dame en collier de perles, un sein à l’air, drapée de velours de Gênes et de damas, parée de merveilleux joyaux ciselés à Florence, mais pieds nus, batifole avec trois ou quatre amies dans le même costume. Elle est assise, non pas sur un taureau, ah ! non, le pauvre : mais sur un brave veau blanc, hébété, une couronne de roses passée dans une corne, tandis que des enfants ailés voltigent dans les arbres. Comme féerie, c’est parfait : c’est de la merveilleuse virtuosité encore ; mais de l’art au sens divin du mot, non : l’art génial, celui qui vous empoigne et vous retourne, soit comme les Primitifs en réalisant ce qui au fond de chacun de nous sommeille de mysticisme, soit comme les Antiques en idéalisant la vie et la beauté, les Panathénées, l’Hermès, soit comme les Primitifs encore et les Flamands et les Modernes en rendant la vie vue avec la plus intense réalité. Les maîtres vénitiens du XVIe siècle avaient perdu l’émotion religieuse, mais la convention les forçait à peindre de la religion ou de la mythologie : c’était un laisser-passer : dès qu’ils en sortaient, ils se retrouvaient. Et je continue : dans la salle du Collège, voici un grand tableau fait sur commande en action de grâces de Lépante : le doge Venier et Venise sont aux pieds de sainte Justine, de saint Marc et du Christ dans sa gloire. Analysons : c’est une réception de la reine d’Angleterre de l’époque ; la reine (sainte Justine) somptueuse sur son trône a derrière elle son chancelier, un Salisbury quelconque (saint Marc.) Le doge incliné présente au premier baise-main de l’année, sa jeune belle-fille en toilette de cour qui fait la révérence (Venise) et si l’on ne veut voir là qu’une scène réelle de l’époque, prise sur le vif, on est sous le charme. Quels costumes, quelle vie, quelle couleur ! Malheureusement, la convention a voulu que l’estampille mystique y fût, et derrière la reine, un pied sur le dos de son fauteuil, un jeune homme bien peigné, tout nu sous un peignoir vert, tient à la main une sphère de jade, surmontée d’une croix, joyau royal ciselé par quelque Benvenuto. C’est le Christ. Mais ne voyons plus que la scène réelle et alors, nous demandons-nous, pourquoi le chancelier ne fait-il pas expulser ce jeune seigneur halluciné qui s’est introduit au drawing de la Reine sans s’être habillé et s’y promène tout nu avec ce bibelot ?

En face au contraire, un grand panneau de Bassan encore, l’Entrevue du Doge et du pape Alexandre III après la défaite de Barberousse. Plus d’allégorie, plus de Sainte Vierge de convention, une grande belle scène réelle, somptueuse et vivante, à la manière des grands Flamands, à la manière des Arquebusiers, des Archers, des Franz Hals et des Van Der Helst. Ici c’est la joie sans mélange.

Conclusion : si vous voulez que la postérité, la tête dans la main, rêve devant votre œuvre et si vous ne croyez plus aux choses, ne les peignez plus : faites ce que vous voyez, ce que vous sentez, ce à quoi vous croyez toujours, et c’est pour ne pas l’avoir compris qu’avec toute la maîtrise du monde, de 1550 à 1750, on a certes fait de superbes machines, mais sans rien ajouter au capital émotif de l’art, — exception faite du « portrait, » bien entendu, car là il faut bien faire ce qu’on voit.

Et pourtant... voici qu’une voix me dit : « On ne peut pas toujours s’émouvoir ; un peu de détente sapristi ! le « grande opéra » a du bon avec ses décors et ses conventions et les sens s’en régalent. Meyerbeer et la Marche du prophète ne sont pas chose négligeable, et ceci, ce n’est pas autre chose. » Eh bien ! alors, mettons que je n’ai dit que des bêtises. Et puis, vraiment, je suis stupide, parce qu’après avoir ainsi ratiociné, je n’en tombe pas moins en extase devant une décoration de Véronèse, ses architectures, la profondeur de ses perspectives, la richesse, la vie et la noblesse de ses bonshommes.


Du reste, qu’est-ce qui me prend de jouer ainsi au critique d’art ? Vous vous moquez de moi et vous avez bien raison. Mon excuse, c’est le lieu d’où je vous écris, la bibliothèque même du Palais des Doges, sur le papier de la Sérénissime République que le bibliothécaire m’a fourni. On fermait à trois heures le reste du Palais, je me suis réfugié ici à l’abri de la chaleur, mais au centre des souvenirs, et bien que le papier, l’encre et les plumes de cette salle illustrissime soient exécrables comme vous le voyez, cela m’amuse tout plein de les avoir employés à mettre ce bavardage en écriture.


Venise, 2 juillet, 10 heures, soir.

Je prends mon train dans une heure, me ramenant à Gray, à mon service.

Il a fallu s’arracher à cette ville de rêve. J’ai voulu, pour ma dernière soirée, me faire « gondoler » au Lido. Au retour dans le Grand Canal, une gondole enguirlandée de lumières portait tout un concert, des voix d’hommes admirables accompagnées par un orchestre très doux. Autour de cette gondole de lumières et de chants, la foule des autres se pressait, les hautes proues dentelées s’enchevêtrant les unes aux autres. Au loin, une autre gondole répondait en mineur.

Et je pars, l’oreille pleine de cette douce musique, les yeux éblouis de couleur et de lumière. Et je vais, pendant tout le trajet, revivre en dedans, garder jalousement ce trésor... pour les heures sombres.


LYAUTEY.

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  1. Voyez la Revue des 15 février et 1er mars 1921.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1893.
  3. La première lettre de Venise a été égarée.