Lettres de Hippolyte Taine/01

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Lettres de Hippolyte Taine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 5-40).
LETTRES
DE
HIPPOLYTE TAINE[1]


A Prévost-Paradol.


Paris, 20 mars 1849.

Mon ami, excuse-moi moi-même ; il y a huit jours que j’aurais dû te répondre, et je ne l’ai pas pu ; j’ai, comme toi, un encombrement de travaux de toutes sortes dont je ne puis venir à bout. Compte d’abord les devoirs officiels, exigés, de grec, philosophie, histoire, latin, français ; ensuite la préparation à la licence, et la lecture d’environ trente ou quarante auteurs difficiles que nous aurons à expliquer à ce moment ; et enfin toutes mes études particulières de littérature, d’histoire, de philosophie. Tout cela marche de front, et j’ai toujours une quantité de choses sur le métier ; je me suis fait un grand plan d’études, et je destine ces trois années d’Ecole à le remplir en partie ; plus tard, je le compléterai ; je veux être philosophe, et, puisque tu entends maintenant tout le sens de ce mot, tu vois quelle suite de réflexions et quelles séries de connaissances me sont nécessaires ; si je voulais simplement soutenir un examen ou occuper une chaire, je n’aurais pas besoin de me fatiguer beaucoup ; il me suffirait d’une certaine provision de lectures, et d’une inviolable fidélité à la doctrine du maître, le tout accompagné d’une ignorance complète de ce que sont la philosophie et la science modernes ; mais comme je me jetterais plutôt dans un puits que de me réduire à faire uniquement un métier, comme j’étudie par besoin de savoir, et non pour me préparer un gagne-pain, je veux une instruction complète. Voilà ce qui me jette dans toutes sortes de recherches et me forcera, quand je sortirai de l’Ecole, à étudier en outre les sciences sociales, l’économie politique, et les sciences physiques. La vie est longue ; voilà à quoi elle me servira ; mais ce qui me coûte le plus de temps, ce sont les réflexions personnelles ; pour comprendre, il faut trouver ; pour croire à la philosophie, il faut la refaire soi-même, sauf à trouver ce qu’ont déjà découvert les autres ; tu sais cela par expérience, et si tu flottes maintenant dans ton malheureux scepticisme, c’est que tu as considéré les philosophes comme des avocats et des comédiens ; comme ils ont tous un grand génie, ils raisonnent avec force et vraisemblance et présentent des opinions belles et poétiques ; d’où il est arrivé que tu as donné raison aux systèmes les plus contraires, de même qu’à la tribune, quand on regarde un assaut d’éloquence en spectateur désintéressé, on croit tour à tour les deux adversaires et l’on finit par n’en croire aucun.

Sache pourtant que j’aime mieux ta froideur, ton dégoût, ton scepticisme, ton ambition, que tes convictions aveugles, passionnées, irréfléchies, inflexibles d’autrefois ; il arrivera de là que tu ne prendras pas la vie au sérieux, et que tu la passeras plus douce et plus agréable ; il arrivera encore que, le jour où tu te lasseras de cet état mou et flottant, tu pourras chercher sans prévention un terrain ferme et enfin t’y reposer.

Te le dirai-je enfin ? Tu es plus près de moi qu’auparavant ; le propre de la réflexion, c’est de pacifier l’âme, et, en l’élevant, de la rendre indifférente. Voilà ce qui m’arrive ; comme toi, j’en suis venu à un grand mépris des hommes, tout en gardant une grande admiration de la nature humaine ; je les trouve ridicules, impuissans, passionnés comme des enfans, sots et vaniteux, et surtout niais à force de préjugés ; tout en conservant les formes extérieures de la politesse, je ris tout bas, tant je les trouve laids et idiots ; n’est-ce pas là ce que tu sentais si vivement l’an dernier ? Tu me le disais, et je ne t’écoutais pas, perdu dans la contemplation de l’homme en soi ; j’en suis venu où tu en es, mais en gardant mes premières opinions sur la nature de l’homme et mon amour profond pour cette chose si belle et si vaste ; et ces deux sentimens se concilient très bien ; car c’est un sujet de plus de prendre les hommes en pitié, que de voir qu’avec une si parfaite essence ils ne parviennent qu’à être des imbéciles, des frénétiques ou des coquins.

Il suit de là que mon amour, s’écartant des objets particuliers, tend aux choses générales ou idéales, comme les objets d’art, l’humanité entière, et surtout la nature. Hier, mon ami, je l’ai senti en moi avec une force que je n’ai jamais éprouvée. J’étais au Jardin des Plantes et je regardais, dans un endroit isolé, un monticule couvert d’herbes des champs vertes, jeunes, non cultivées, fleuries ; le soleil brillait au travers, et je voyais cette vie intérieure qui circule dans ces minces tissus et dresse les tiges drues et fortes ; le vent soufflait et agitait toute cette moisson de brins serrés, d’une transparence et d’une beauté merveilleuses ; j’ai senti mon cœur battre et toute mon âme trembler d’amour, pour cet être si beau, si calme, si grand, si étrange, qu’on appelle nature ; je l’aimais, je l’aime ; je le sentais et je le voyais partout : dans le ciel lumineux, dans l’air pur, dans cette forêt de plantes vivantes et animées, et surtout dans ce souffle vif et inégal du vent de printemps. Oh ! que n’étais-je hors de ce sale Paris, dans la campagne libre et solitaire ! Pourquoi l’aimai-je tant ? Pourquoi, lorsque je la vois, suis-je ému comme un amant auprès de sa maîtresse ? Pourquoi suis-je tout entier rempli d’une joie calme et parfaite ? Est-ce que la nature et l’homme[2] ne sont qu’une même chose, et qu’à certains momens ils rentrent tous les deux dans cette unité primitive et absolue d’où ils sont sortis pour leur malheur ? Pour moi, je trouve la nature plus belle que la femme ; les teintes rosées du ciel au matin me semblent plus délicates que les aimables couleurs des plus belles joues ; les mouvemens et les aspects de l’eau qui coule sur les rochers et les herbes me sont aussi expressifs que les changemens de la plus mobile physionomie. Que te dirai-je encore ? Lorsque j’aperçois une campagne entière avec ses rivières, ses bois, les mouvemens de son terrain, ses bruits, ses couleurs, je sens la présence d’un être absolument un et véritable ; tout cela n’est qu’un, et cette grandeur infinie et accessible est la suprême beauté. Il y a des barbares qui ne voient dans tout cela qu’un spectacle, une fantasmagorie que Dieu fait jouer pour amuser les hommes, un composé de matières et de mouvemens sans forces propres, ni véritable réalité, et ceux-là se disent artistes !

Sérieusement, mon cher, peux-tu vivre de la vie politique ou de ce qu’on appelle la vie réelle quand tu as ces pensées devant toi ! Peux-tu aimer de toute ton âme autre chose que les choses parfaites que découvrent la science et la réflexion intérieure ? Et ne sens-tu pas que lorsque nous donnons cet amour à une créature finie et réelle, nous ne le donnons que par illusion, nous figurant que cet être est parfait, et l’habillant de toute l’excellence que nous voyons dans ce modèle divin. Je ne sais si les choses se passent en toi comme en moi ; mais je confesse que l’amour infini que je porte comme tous les hommes au fond du cœur, se trouve toujours empêché dans son essor, lorsqu’il s’adresse aux réalisations finies de l’essence parfaite ; je ne sais quelle malheureuse clairvoyance me montre qu’ils manquent de ceci ou de cela et qu’ainsi ils ne peuvent partout donner prise à l’amour ; je dis la même chose de moi-même et je sens que je ne mérite pas non plus d’être complètement aimé.

Je t’avoue là une foule de pensées et de sentimens que je n’oserais dire à personne de crainte de passer pour un extravagant ; mais avec toi, j’ose tout ; dis-moi, non pas si je suis hors du sens commun (je le sais bien, et je ne m’en afflige pas), mais si je suis hors du bon sens (ce qui est beaucoup plus sérieux). Tu es plus capable d’en juger qu’un autre, puisque tu ne crois pas à la philosophie et que tu peux la regarder sans t’éblouir. Au reste, tout ceci s’explique dans la chaîne de mes doctrines, et un jour, si tu veux, je t’expliquerai ce que signifie cette sorte de panthéisme pratique que je t’ai exposé là.

Adieu, soigne-toi et écris-moi aussi longuement que je le fais.


A Prévost-Paradol.


Paris, 30 mars 1849.

Je relis ta lettre[3] et j’y trouve une phrase qui m’ïnquiète. Tu parles de publier un écrit[4] sur tes convictions philosophiques.

Penses-tu vraiment à cette folie ? Tu m’avoues toi-même que tes opinions ne te semblent que probables. Et tu vas engager ta vie entière, à dix-neuf ans, par un écrit public, lorsque tu ne sais pas si dans un an le mouvement de ton esprit ne t’aura pas jeté dans d’autres pensées ? C’est une témérité inexcusable. Tu joues avec ton avenir ; je t’en prie, réfléchis, et songe quelle chose c’est qu’imprimer.

J’arrive maintenant à ma réponse. J’aurais beaucoup de choses à te dire : mais je ne veux toucher que deux points :

1° En premier lieu, je vais te montrer en quoi diffèrent nos philosophies. Elles sont plus séparées que tu ne crois ; elles le sont même d’une façon absolue. Ton unité[5] ressemble à l’unité d’enveloppement et d’indistinction où gît chacun des mondes, lorsque tous les germes qui le composent sont confondus ; la mienne ressemble à cette unité d’harmonie, qui est cri le du monde développé et vivant.

Tu prétends concilier et tu ne fais que détruire ; tu sacrifies la loi morale à la loi du plaisir[6] en posant que le devoir de l’homme est de satisfaire les tendances de sa nature, ce qui est pur sensualisme et fouriérisme. Tu détruis la liberté par la nécessité, en supposant que le principe des actions de l’homme, c’est le grand fluide[7] répandu dans son corps, et agitant les organes, selon les lois fixes de sa propre nature, et la constitution de ces organes ; tu détruis Dieu, et tu mets à sa place dans la Nature l’électricité[8]. — Je conclus de là que tu as si peu examiné la nature de Dieu, de la loi morale et de la liberté, que tu n’étais pas convaincu de leur existence, et que tu as pu les sacrifier sans peine aux créations de ton imagination. C’est pour cela que je t’ai conseillé et que je te conseille de lire Kant sur la loi morale[9], Descartes sur l’existence de Dieu, Maine de Biran et Cousin[10] sur la liberté, afin d’y croire. Quant à présent, ne songe pas à la conciliation des termes opposés. Pour concilier, il faut des termes contraires, en l’existence desquels on croie invinciblement. Or, maintenant tu n’as qu’un terme, par conséquent ce qui est à faire en ce moment c’est de poser avec conviction le second.

Remarque en passant que cette loi de génération des systèmes, dont tu t’es moqué, est fort simple. Elle se réduit à ceci : avant de concilier et d’expliquer les oppositions, ce qui est le but de toute science, poser les oppositions. Toute opposition impliquant deux termes, poser les deux termes.

Or, de ces deux termes, tu n’as que celui qui se rapporte au naturalisme, au système de la nécessité, au matérialisme, à la doctrine du plaisir. Cherche donc l’autre, et diffère la lecture de Spinoza.

Prenons par exemple ton fluide. Comme il n’est ni pesant, ni tangible, tu crois en faire un intermédiaire entre la matière et l’esprit. Tu crois trouver là le nœud des choses ; mais c’est que tu n’as qu’une idée incomplète de ce qui est matériel et immatériel. Réfléchis et tu verras, comme les physiciens, que tu le conçois comme étendu, composé de parties, de molécules élastiques et sans cesse en mouvement. Oseras-tu dire alors que le fluide ou le mouvement du fluide est ta pensée ? Vois donc au moins les différences et les o})positions avant de chercher l’unité et les solutions.

Si tu dis que ton fluide n’est pas un assemblage ou une continuité de parties, mais une force, c’est-à-dire une substance une, agissante, comment comprendre qu’un être inétendu puisse donner ce mouvement à la matière qui ne peut être mue que par contact ?

Mon cher ami, tu sautes par-dessus la science, faute de vouloir entrer dedans ; tu dis : « je sais, » afin d’être dispensé de chercher ; et tu vois avec compassion mes études, parce que tu n’en sens pas la nécessité.

La philosophie est une science, comme la géométrie ; et c’est la science la plus haute et la plus lumineuse de toutes ; mais elle n’est pas une courtisane ; elle sait de quel prix sont ses faveurs ; elle ne les donne pas à tous, tout de suite ; il faut une longue assiduité, et un sincère amour, pour les mériter et les obtenir.

C’est pour cela que je ne cesserai de t’exhorter à te tourner vers elle, et à te faire son fidèle serviteur. Je ne connais pas de joie humaine, ni de bien au monde qui vaille ce qu’elle donne, c’est-à-dire l’absolue, l’indubitable, l’éternelle, l’universelle vérité.

2° Il faut maintenant que je me justifie[11]. Tu me reproches de poursuivre une chimère, et de négliger ce qui est important, l’action, l’action politique, le travail utile à l’humanité.

La vérité ne me fuit pas, j’en tiens le principe ; je n’ai pas l’explication universelle, mais j’ai le principe de cette explication et sans plus douter, ni flotter, j’avance tous les jours dans la connaissance de la vérité. Je vois, je crois, je sais. Je crois de toute la puissance de mon être ; je ne puis pas ne pas croire, puisque toutes les certitudes logiques, psychologiques, métaphysiques se réunissent pour m’affermir dans l’absolue certitude où j’ai trouvé le parfait repos. Je ne puis pas croire que ma certitude me trompe, parce que sachant maintenant le principe et la cause de l’erreur, la méthode que j’ai suivie a été calculée nécessairement de manière à éviter d’elle-même l’erreur ; je ne puis pas être chassé de mes croyances par quelque contradiction avec un autre principe, puisque le mien est le seul que j’admette et dont je dérive tous les autres, puisque sa nature propre est la conciliation des contraires, puisque enfin toutes mes nouvelles recherches sur des sujets différens apportent de nouveaux soutiens à mes premières preuves.

Crois que j’estime assez ma vie et mon bonheur, pour ne pas les confier à quelque chose de fragile. J’ai voulu plus que de la géométrie et je l’ai.

Je ne veux pas me jeter dès à présent dans la vie politique ; je m’abstiens, et tu sais pourquoi ; je ne veux pas faire une action importante sans savoir au juste si elle est bonne ; je ne veux me jeter dans aucun parti sans savoir s’il a raison ; je ne veux défendre par mes écrits aucune doctrine, sans être convaincu qu’elle est rationnelle. Je dois donc avant tout étudier la nature de l’homme, les devoirs, les droits, la société, l’avenir de la race humaine, et ce vers quoi elle marche en ce moment. Quiconque est aveugle doit s’asseoir. En faisant ainsi, il est sûr du moins de ne nuire à personne.

Pour toi, homme étrange ! tu es si fort pressé de combattre, que tu veux t’enrôler avant de savoir quel est le bon parti ; tu es si désireux de sortir de l’inutilité et de l’oisiveté philosophiques que tu veux courir la chance de faire du mal.

Est-ce là de la raison, et ne sens-tu pas que plus tu as de force et de séduction dans l’éloquence, plus tu peux être nuisible et funeste ? Que seras-tu donc ? un esclave ; car j’appelle esclave quiconque agit par préjugé, passion, esprit de parti, et n’obéit pas aux seules démonstrations du raisonnement. Eh ! mon ami ! Si tu étais un homme vulgaire, un esprit faible ou petit, un homme sans courage ou sans amour de la vérité, je te dirais de suivre le torrent, de te livrer à la chance, de faire comme cette foule d’aventuriers et de niais où se recrutent tous les partis. Mais tu n’es pas fait pour rester dans la foule. Tu en sortiras, et puisque tu peux commander et conduire, il faut que tu apprennes ce qui est le bien et le but. Veux-tu n’être qu’une machine de guerre ? Et ne sens-tu pas de quelle amère douleur peut-être un jour tu seras saisi, lorsque après une bataille, vainqueur ou vaincu, parmi tous les débris que les luttes politiques vont jeter à terre, tu douteras de toi et tu te demanderas si tu as bien servi la bonne cause, ou si tous tes efforts n’ont abouti qu’au mal de ton pays. Voilà un doute horrible, et plutôt que de m’y exposer, j’aimerais mieux m’abstenir pour toujours de toute action. Ne m’objecte pas qu’à ce compte personne n’agirait jamais. Les masses ignorantes et brutales ont l’aveugle instinct qui les conduit et qui sauve les États à travers toutes les révolutions. Il n’y a point de milieu entre l’ignorance du paysan qui vote selon l’intérêt de son champ et le bruit de son village, et la science du philosophe qui vote selon ses doctrines métaphysiques et ses opinions d’histoire. Entre ces deux limites extrêmes roule cette foule méprisable de demi-savans dogmatiques, qui ont l’ignorance du paysan et la confiance du philosophe ; c’est de leurs rangs que sortent tous les ambitieux et tous les hommes dangereux ; ce sont eux qui font tout le mal, parce que privés de l’instinct qui est aveugle, mais sûr, et de la science qui est infaillible, ils manquent de ce qui soutient les sociétés et guide les révolutions.

Rassure-toi sur mon compte ; mais aussi rassure-moi sur le tien ; cette ardeur d’action que je te connais fait effort en ce moment pour s’échapper. Tu n’as qu’un moyen de l’occuper et de la contenir, c’est de la tourner vers les choses de la pensée. La spéculation pure que tu crois si stérile est le principe de toutes choses. La pensée est la condition du développement de toutes les facultés humaines, et hors d’elle, point de salut. Comptes-tu pour rien le calme ? Je sais ce que tu souffres ; cette activité impétueuse, cette fièvre de désirs ambitieux, sensuels, politiques, ces agitations sceptiques le rendent-elles heureux ? Peux-tu vivre avec de pareils hôtes ? Et quand il s’agit de leur partager la place et de leur fixer à chacun leur domaine, ne vois-tu pas qu’il faut avant tout, dans ton âme, allumer un flambeau ?

Je reviens toujours sur le même sujet, mon cher Prévost, pardonne-moi et dis-moi sincèrement si je ne te lasse pas. Avec mon adoration pour les vérités de raison et la confiance absolue que j’ai dans le pouvoir de l’intelligence, je ressemble à un catholique qui ne sait parler que de l’Église et de la foi. Mais, du moins, je puis prouver ce que j’avance, et, pour se mettre hors des prises de la doctrine qui me possède, il faut s’être mis en dehors de la raison.

Si tu savais quelle joie et quel repos c’est que de savoir combien l’âme s’étend et se met au-dessus des événemens, combien alors elle participe de la nature absolue de l’Etre ! Au moins, par amour de tes opinions politiques, écoute-moi : tous les raisonnemens que tu vas faire sur le droit de propriété, d’association, la nature du gouvernement, l’avenir de la France, tout cela sera faible et sans valeur si tu ne remontes pas plus haut. Veux-tu traiter les choses politiques comme des questions d’amplification ou d’éloquence française ? Mais tu n’es ni un sceptique, ni un rhéteur ; au contraire, tu es un croyant, et tu crois même à la façon des catholiques, sans voir véritablement, ni savoir.

Un de mes anciens amis[12] vient de revenir d’Angleterre, où il a vécu deux mois dans l’intimité de M. Guizot, qu’il connaissait auparavant. Il en a rapporté des conseils par écrit sur les études préparatoires à la vie politique. Il faudrait que tu voies combien ces études sont nombreuses et approfondies !

Si tu persistes à lire Spinoza, lis-le lentement et prudemment. Il n’est mon maître qu’à moitié. Je crois qu’il a tort sur plusieurs questions fondamentales.


A Prévost-Paradol.


Paris, 18 avril 1849.

Je viens de lire ta lettre ; je t’aime comme cela ; écris-moi toujours ainsi, en t’abandonnant à ta pensée ou à ton sentiment ; est-ce que ce n’est pas la meilleure marque d’amitié d’écrire tout, sans chercher à rien déguiser ni adoucir, sans crainte d’attrister, ou d’offenser ?

Je te plains, mon pauvre ami ; je pourrais te guérir ; tu ne veux pas ; je le désirerai toujours, mais je crains qu’il ne soit bientôt plus temps[13]. La politique va l’emporter ; tu vas l’enrôler sous un drapeau ; puis, une fois dans la vie de l’action, comment pourras-tu revenir à la vie de la pensée ? Le retour te sera fermé. Ne l’est-il pas déjà ? Et n’est-ce pas cette ardeur pour la politique et l’action qui t’empêche d’étudier et de chercher une lumière ? N’est-il pas déjà aveugle, celui qui nie le besoin de la lumière ?

Quel malheur ! Et combien j’en suis peiné ! Que de choses perdues ! Plus je relis tes lettres, plus je m’attriste ; j’y vois l’âme la plus ardente, le cœur le plus généreux et le plus dévoué, les dons de l’esprit, de la logique, du style, tout ce qui fait l’homme le plus aimable, le plus estimable, le plus capable, A quoi bon tout cela ? A faire ton malheur. Regarde, mon ami, combien tu es déjà malheureux ; combien cette ardeur pour l’action, cette sensualité de désirs, cette fougue irréfléchie qui erre de tous côtés, ne sachant où se prendre et cherchant à se fixer, combien tout cela affaiblit ton corps, ta volonté et ta pensée. Tu ne peux pas espérer le bonheur de cet ami dont tu me parles ; tu étais son maître, tu as été au fond du scepticisme avec moi ; nous en avons rapporté une goutte de liqueur empoisonnée, qui flétrira toutes nos croyances, et ne pourra trouver son remède que dans la science absolue. Tu ne veux pas du remède ; eh bien ! je te jure que la maladie te suivra, et que tu auras beau t’étourdir, elle te prendra à la gorge au milieu de tes efforts les plus passionnés pour le service de tes opinions chéries. Ne te souviens-tu pas que nous avons poussé le doute jusqu’aux extrêmes limites, que nous avons tout nié, patrie, devoir, pensée, bonheur, et que nous avons triomphé dans la destruction ? Ce n’est pas impunément qu’on prend une telle nourriture. On y gagne un esprit trop haut pour se laisser prendre aux appas qui captivent les hommes ; à moins de te détruire toi-même, tu sentiras toujours du mépris pour les grossiers tribuns avec qui tu veux t’allier ; tu te sentiras toujours du doute pour des opinions fondées sur de pures probabilités comme celles que tu m’exposes. Et, en supposant que tu t’enfonces entièrement dans ces convictions, ne serait-ce pas encore un plus grand malheur ? Perdre la vue de la lumière, descendre au niveau des autres hommes, devenir une simple machine au service d’une passion personnelle, ou d’une opinion étrangère, perdre la liberté, car la seule liberté est dans la pensée, ce ne serait plus vivre, j’aimerais autant être mort.

Quand je pense à ce que tu es, je vois tout en toi, hors la volonté. Que de choses tu as et dont je manque ! Que je changerais volontiers mon bagage contre le tien, en gardant seulement de tout ce que je possède, la volonté d’user de mon nouveau lot ! Considère que je n’ai jamais rien fait que par la volonté et l’intelligence, parce que la nature était en moi mauvaise et rebelle, que je n’ai compris les arts que par la pensée, et le beau que par la philosophie et l’analyse. Pour toi, tu as la nature bonne ; tu as une nature d’artiste et d’orateur, outre la nature de penseur qui nous est commune. Nul de tous ceux que j’ai connus dans mes classes n’avait des dons pareils, et n’avait senti avec cette profondeur : comprends par là combien je tiens à toi, combien je souffrirais de te voir tomber dans l’erreur, le malheur ou l’impuissance, combien sur toi je fonde d’espérances. Ne les renverse pas. Il y a si peu de gens qui peuvent ! Faut-il donc que ceux qui peuvent, ne veuillent pas !

Je serais bien heureux si je savais quel secours peut te retirer de l’abîme où tu enfonces et où tu sens le terrain te manquer tous les jours ; que puis-je, sinon te donner mon exemple ? car tu me croiras et tu ne mettras pas ma sincérité en doute. Sache donc que j’ai les mêmes sujets de tristesse que toi, de plus grands peut-être, qu’ici et nulle part je n’ai personne pour me comprendre, tandis que tu avais deux amis, que je lutte, que je souffre, que je travaille seul, et que cependant je suis tranquille. La sérénité de la pensée finit par apaiser les orages de l’âme ; la hauteur où elle vous porte permet l’indifférence et le mépris, sans détruire la sympathie et le désir. Que puis-je te dire après cela ? Car sans doute, ce que tu souhaites, c’est le bien, le bonheur ; tu ne l’as pas ; et moi, je te dis où il est, non pas par des raisonnemens, tu les méprises, mais par expérience, avec des preuves sensibles.

Que veux-tu de plus ? Pourquoi ne réponds-tu rien aux prières, aux raisonnemens dont je charge mes lettres ? Dois-je croire, comme Spinoza, que « quelquefois une passion s’attache à l’âme de l’homme avec tant de force, qu’il est impuissant à la chasser ? »

Pardonne-moi de revenir tant de fois à la charge ; tu en sais bien la raison ; c’est que je t’aime ; et je crois que cette amitié est de l’espèce la meilleure et la plus forte, puisque ce que j’aime en toi, c’est ton excellente nature que ta faiblesse essaie en vain de gâter. Ne crains pas que cet attachement puisse être altéré par la contrariété de nos opinions ; si je t’exhorte tant à passer dans mon camp, sur ma parole, c’est moins pour jouir du plaisir de notre concorde, que pour te voir arriver au point où le mérites d’arriver, je veux dire à la vérité ! D’ailleurs, au fond tu ne seras jamais bigot de tes doctrines ; je te dis que tu as le scepticisme au cœur, et que tu le conserveras, cet hôte importun, jusqu’à ce que tu veuilles m’imiter. Ne te souviens-tu pas de cette promenade que nous avons faite ensemble, il y a trois mois ; de tes confessions et des miennes ? Ô socialiste, quel étais-tu alors ? Ne m’avouais-tu pas qu’avec le vulgaire tu étais dogmatique, mais qu’avec moi tu reconnaissais toutes tes croyances pour probabilités ? D’où vient que ces fragiles abris dont tu te riais avec moi sont tout d’un coup devenus des édifices invincibles, capables d’abriter toute ta vie et de couvrir l’humanité ? Ne te souvient-il plus que tu ne marches que sur le provisoire ? Veux-tu me traiter comme un N… ? Quant à moi, je ne te traiterai jamais comme un matérialiste ni comme un socialiste ; je sais ce qu’il en est et tu ne me tromperas pas. Tu es un sceptique et tu ne crois que provisoirement.

Avec toi, je n’agis pas ainsi ; ici je me tais, je me cache ; je dissimule ma foi, elle me ferait moquer et persécuter ; je poursuis l’œuvre en silence, et, comme un mineur, je fouille toujours plus avant, et je tombe dans des puits nouveaux. Je saurai, je croirai ! Je sais déjà et je crois ! Ah ! si tu voulais ! Si tu avais la raison de retarder ta vie politique, d’attendre jusqu’à ton entrée à l’École, et là de travailler avec moi ! Je n’en désespère pas encore ; aujourd’hui, tu m’écris malade de corps et d’esprit. D’ailleurs, pourquoi m’accuser d’être un spéculatif et un rêveur ? Crois-tu que je veuille dévouer ma vie entière à la connaissance pure ? L’action aura sa part, mais en son temps, et quand je saurai comment agir ; la philosophie sociale sera pour moi un commentaire et un corollaire de la philosophie de l’histoire et de la métaphysique. Ne sais-tu pas que M. Proudhon, le grand socialiste, a commencé par là et que sa Banque du peuple n’est que la conclusion scientifique d’une démonstration ?

Encore un mot : tu as bien souffert en entendant ton jeune ami dire : « Qui sait si en mourant je n’appellerai pas un prêtre ? » Avec tes opinions chancelantes et probables, es-tu sûr que tu n’en feras pas autant ?

Ne ris pas. M. Gratry, élève des plus distingués de l’École polytechnique, ayant obtenu le prix de philosophie au concours, adepte passionné de Saint-Simon pendant longtemps, s’est fait prêtre catholique. Il est notre aumônier maintenant.

Cela est terrible à penser, n’est-ce pas ? Oses-tu bien à présent rejeter la philosophie, et ne pas chercher ses démonstrations ? Tant que sur ta table tu n’auras pas ce bréviaire invincible, je veux dire la géométrie des choses, je ne réponds ni de toi, ni de moi, ni de personne ! La science est une ancre qui fixe l’homme ; qui ne la pas, peut être poussé aux écueils qu’il redoute le moins.

Adieu, et écris-moi le plus que tu pourras. Je te parlerai de ma philosophie quand tu voudras. Mon Dieu n’a rien de commun avec le Dieu-bourreau du christianisme, ni le Dieu-homme des philosophes de second ordre. Il est le positif absolu, c’est-à-dire la réalisation une et complète de tout l’être, et tout en lui et hors de lui est nécessaire comme lui.

Si ceci peut t’attirer à mes opinions, je te dirai que comme loi je crois à la légitimité des passions et à l’identité des lois du monde, et des lois de l’humanité et de la pensée. Seulement il faut s’entendre.

Courage ! et reporte sur moi un peu de l’affection que tu avais pour cet ami que tu as perdu.

Quant au jeune homme dont tu me parles, la première fois que je le verrai, je prendrai par écrit les conseils de M. Guizot.


A sa mère.


Nevers, « décembre 1851.

J’ai écrit à M. N… qui m’a répondu par une lettre affectueuse, mais fort magistrale. Faute de mieux, je m’étais amusé à lui envoyer des épigrammes contre les honnêtes personnes qui m’ont mis dans ce trou. Je comptais sur sa qualité d’hérétique et de railleur pour m’excuser, mais il paraît qu’à quarante ans, tout homme tourne au fade ; la moindre vivacité effraie un bourgeois bien établi ; une plaisanterie contre le pouvoir sent la poudre et les coups de fusil. Il me conseille d’éviter toujours la violence et les injures, de ne lutter contre l’ennemi qu’avec des armes honorables et chevaleresques (!), et de me garder de la traîtrise et des arènes empoisonnées. Il me reproche d’avoir commencé la bataille avec acharnement et sans respect humain contre le clergé. Que sais-je encore ? Il a l’air de me considérer comme une machine infernale prête à faire explosion et mv. supplie de ne pas mettre le feu à la mèche. Moi, le plus mouton des moutons, le plus sédentaire des ours, la plus cloîtrée des marmottes ! Quiconque vit et pense un peu, fait peur à ceux qui sont morts.

Vous savez les nouvelles politiques. Je vois des gens qui reviennent de Paris ; les troupes sont pour M. Bonaparte, l’Assemblée dissoute est impopulaire, tout le monde est tranquille. Il est clair qu’il va prendre le pouvoir royal avec des formes républicaines. Les campagnes sont pour lui. Les démocrates sont accablés et poursuivis depuis deux ans. Personne ne remuera. En voilà pour quelques années. La France depuis soixante ans est dans un va-et-vient perpétuel, allant de la monarchie à la république, de la liberté à l’autorité. Cela durera longtemps encore. Nous sommes trop et trop peu démocrates pour souffrir Tune ou l’autre ; mais les idées libérales pénètrent chaque jour plus avant et s’affermissent. Dans sept ou huit révolutions sans doute, elles seront entièrement maîtresses. Malades de la monarchie pendant le siècle dernier, nous sommes dans ce siècle en convalescence, mais avec des rechutes, et ce ne sera qu’au siècle prochain que nous recouvrerons la santé. Il faut s’habituer à cela et prendre patience, nos enfans seront plus heureux que nous.

Le recteur et le principal ont hier assisté à ma classe et le recteur m’a fait de grands complimens. Je vis fort seul ; mon feu, mon piano, mes livres me distraient quand le travail m’a fait mal à la tête. — il y a ici une bibliothèque, où je trouve quelques livres d’histoire ; le jeudi et le dimanche soir, je relis ceux que j’ai emportés. Le théâtre est mauvais, dit-on. Les affiches marquent qu’on y joue des drames larmoyans et sanglans. Je n’y vais pas, pour ne pas m’affadir le cœur.

Notre année à l’Ecole était la dernière des bien pensantes. Mes amis m’écrivent que la nouvelle promotion est toute cléricale. Voilà le sanctuaire lui-même envahi.

Pour moi, je suis heureux. A part quelques contrariétés et inquiétudes inévitables, je n’ai rien à désirer. Je suis occupé d’une façon noble et élevée, j’augmente mes connaissances ; je vis dans la science, dans la plus belle des sciences, j’ai de la santé, des amis, assez d’argent, peu de besoins. Que me faudrait-il de plus, sinon de vous voir !


A Prévost-Paradol.


Nevers, 11 décembre 1851.

Cher ami, la Nièvre est tranquille : Clamecy et cinq ou six bourgs qui axaient des barricades sont pris. On a fusillé suffisamment ; ajoute une quantité de prisonniers. On raconte que les insurgés ont pillé et égorgé ; nos proclamations les représentent comme des brigands, non comme des socialistes. Qu’y a-t-il de vrai là dedans ? Il est certain que le département était prêt à se soulever tout entier. Nevers et Moulins se sont trouvées bien gardées, et l’affaire a manqué.

Les plus avancés iront civiliser Nouka-hiva. Il est certain de plus que tout ce pays est plein de sociétés secrètes, disciplinées à l’obéissance passive, prêtes à se battre par haine et pour leur intérêt plutôt que pour une idée. Edouard[14] m’écrit que c’est la même chose à Saint-Etienne. Entre les coquins d’en haut et les coquins d’en bas, les gens honnêtes qui pensent vont se trouver écrasés. J’ai trop de dégoût pour l’un et pour l’autre pour donner la main à l’un ou à l’autre. Je déteste le vol et l’assassinat, que ce soit le peuple ou le pouvoir qui les commette. Taisons-nous, obéissons, vivons dans la science. Nos enfans plus heureux auront peut-être les deux biens ensemble, la science et la liberté.

Quant au gouvernement, je crois qu’il durera. Il a l’armée, il a déjà fait un pas vers le clergé ; les campagnes vont lui donner une majorité énorme. Les commerçans et les grands propriétaires ne désirent rien tant qu’un État à la Russe ; et ce qui est pis, je vois une quantité de jeunes gens qui pensent de même. Nous ne sortons pas d’un siècle d’idées, comme les hommes de la Révolution française. Notre philosophie, bâtarde du christianisme, est nulle hors de nos écoles, et c’est maintenant une mode de bafouer les principes pour diviniser les faits. Les philosophes socialistes ont invoqué comme principe l’amour, ce qui était bon à l’époque mystique du Christ ; ont attaqué l’indépendance et la divinité de l’individu, ce qui est contraire à tout le mouvement moderne ; ont prêché le bien-être matériel, ce qui produit des Jacqueries, mais non des Révolutions. Je ne vois donc rien qui puisse tenir contre un homme appuyé de 400 000 baïonnettes, de 40 000 goupillons et des légendes des campagnes. S’il n’est pas stupide, il se tiendra dans un juste milieu, ne touchera pas à l’état social établi, parlera de son amour pour le peuple, et vivra là-dessus ; il ne périra que lorsqu’une doctrine prouvée, prêchée, acceptée, propagée, sera capable de s’emparer du pouvoir.

N’en sommes-nous pas là depuis cinquante ans ? Napoléon, les Bourbons, Louis-Philippe, M. Louis Bonaparte ne sont que des compromis nés des circonstances. L’idée elle-même, en 89 et en 48, n’a régné que par accident et pour un moment. Elle ne règnera que quand tous en feront leur religion. Une religion est longue à substituer à une autre. Quels cris a excités M. Proudhon quand il a mis la divinité de l’homme à la place de la divinité de Dieu ? Il faut attendre, travailler, écrire, Comme disait Socrate, nous seuls nous nous occupons de la vraie politique, la politique étant la science. Les autres ne sont que des commis et des faiseurs d’affaires.

Sais-tu quelque chose d’Edmond[15] ? Il ne me répond pas. Qu’a-t-il fait dans toute cette échauffourée ? Va-t-il en Grèce ? Et Planat ?

Ici, mon ami, je ne vois personne. Dans les conversations, j’entends des mots et j’en prononce, mais ce n’est qu’un échange de sons. Privé d’amis, de famille, de musée, de théâtre, de conversations, ma vie est un peu sévère. Je ne mange pas mon cœur, comme dit Homère. Mais je suis quelquefois triste, et j’aurais besoin de vous. Entouré de morts, je voudrais voir des vivans.

Je m’étonne chaque jour davantage de la platitude et de l’engourdissement universels. J’ai vu quelques jeunes gens, et j’ai laissé tomber toutes les occasions, j’aime encore mieux ma solitude que cette compagnie. Je serais bien heureux, si j’avais l’an prochain un de vous avec moi. T’aurai-je jamais ? Je n’aurais jamais eu de meilleure fortune ! Mes illusions s’en vont tous les jours ; la sottise, l’ignorance, la grossièreté, le manque d’honnêteté sont la règle. Les contraires ne sont que l’exception.

Je relis les auteurs, Homère surtout et Marc-Aurèle. Car Hegel casse la tête et mes recherches personnelles de psychologie ne me fatiguent guère moins. Je laisse quelquefois flotter ma pensée vers l’avenir, qui me parait tantôt brillant, tantôt sombre. En tout cas, nous aurons fait notre devoir.

J’ai écrit à M. Vacherot, sans savoir au juste son adresse ; il ne m’a pas répondu. A-t-il reçu ma lettre ?

Que disent les nouveaux catholiques de 1 École ? Approuvent-ils la Révolution ?

La solitude augmente l’amitié. Il me semble que je pense maintenant à vous avec un souvenir plus tendre. Pourquoi Planât m’oublie-t-il ainsi ? Les idées sont abstraites, on ne s’y élève que par un effort. Quelque belles qu’elles soient, elles ne suffisent pas au cœur de l’homme. D’amour proprement dit, nous ne pouvons plus en avoir. Restent les amitiés d’homme à homme ; rien ne me touche plus que de lire celles de l’antiquité. Marc-Aurèle est mon catéchisme. Relis-le, c’est nous-même.

Adieu, mon ami, ou, pour parler grec, χαῖρε.


A Mademoiselle Virginie Taine.


Nevers, 18 décembre 1851.

Tu peux lire de Voltaire Charles XII, le Siècle de Louis XIV, L’Essai sur les Mœurs. Ce sont ses trois grands ouvrages d’histoire. Si tu veux rire, cherche à la table la Diatribe du docteur Akakia.

Quoique tu ne lises pas la politique, tu sais que M. Bonaparte, violant son serment, a confisqué les libertés publiques et fait tuer ceux qui défendaient la loi. Le recteur (un prêtre) nous a envoyé, il y a deux jours, la circulaire suivante : « Les soussignés, fonctionnaires de l’enseignement public à Nevers, déclarent adhérer aux mesures prises le 2 décembre par Monsieur le président de la République, et lui offrent l’expression de leur reconnaissance et de leur respectueux dévouement. » Mes collègues, même les plus libéraux, ont eu l’impudence de signer. J’ai refusé. Je n’ai pas voulu commencer ma carrière de professeur par une lâcheté et un mensonge. Chargé d’enseigner le respect de la loi, la fidélité aux sermens, le culte du Droit éternel, j’aurais eu honte d’approuver un parjure, une usurpation, des assassinats. Je refuserais encore si cela était à refaire, et je suis sûr que vous auriez fait comme moi.

Mon refus est pourtant moins dangereux que je ne le croyais d’abord. Le recteur, quoique faible, est bon et honnête. Il a fait signer le titulaire de philosophie[16] et a envoyé la liste sans noter mon refus. J’en ai causé avec lui, et je pense qu’au fond, il pensait que seul j’ai fait mon devoir.

Tous mes amis étaient décidés à faire de même. Mme N... tourmentait son fils pour qu’il n’exposât pas sa place et donnât toutes les soumissions. Est-ce à une mère d’être plus soigneuse des intérêts de son fils que de son honneur ? D’autres ont fait bien plus et bien mieux que moi : lisez la lettre ci-jointe adressée par un professeur de Versailles[17]) au ministre.

Au reste, je suis d’une extrême prudence : le recteur m’a dit que ni mon cours ni ma conduite n’avaient donné lieu à aucune plainte. Je me tais, et je fais tout ce qui est compatible avec l’honneur, mais rien de plus.

Que ma mère soit donc en repos. Mon honnêteté est intacte, et le recteur lui-même pense que ma place n’est pas exposée.

Parlons d’affaires moins sérieuses. Je lis Clarisse Harlowe, de Richardson, à la bibliothèque. Cela me délasse un peu de la métaphysique. J’ai essayé de connaître un jeune peintre ; mais il s’est trouvé que son plus grand plaisir consistait à peindre son chien, sa casserole, son poêle, le tout de grandeur naturelle, à la manière des enseignes. Tous mes essais de connaissance avortent de la sorte, et je retombe sur moi-même. Je vis au coin de mon feu ; je me repose avec bonheur le jeudi et le dimanche, entre une tasse de café et des cigarettes ; mes études sont si fatigantes que jamais je n’ai mieux goûté le repos. Depuis un mois, le ciel n’était qu’une pluie, et la terre qu’une boue ; mais hier le soleil et la gelée sont venus, et j’ai couru la campagne, le cœur réjoui par la vue de ce grand horizon et de la belle et divine lumière. Que de fois le soir dans les rues j’ai admiré les grandes ombres et pensé à Rembrandt et à toi. Si nous étions ensemble, nous causerions de tes études.

Je suis quelquefois un peu triste de ce manque d’amitié et de conversation. Il faut m’excuser, car j’ai tout perdu à la fois, ma famille, tous mes amis, l’École et Paris, les deux pays de l’intelligence. Mais avec un petit effort de volonté, cela s’en va. Je prends un livre. Montesquieu disait qu’une demi-heure de lecture suffisait pour lui faire oublier les pires chagrins de la vie.


A Prévost-Paradol.


Nevers, 30 décembre 1851.

Cher ami, je suis à peu près décidé à devenir ton concurrent[18]. J’attends encore une lettre qui achèvera de me fixer. Tu comprends qu’il faut que je sache au juste ce qui se passe dans les hautes régions, et si la philosophie a chance d’être rétablie. Je voulais d’abord laisser là les agrégations et me présenter au doctorat à la fin de l’année. Je ne quitterai la philosophie qu’à la dernière extrémité, et je ne deviendrai serviteur du thème grec et du vers latin que dans l’espoir d’y rentrer un jour.

Si, comme tu dis, tu trembles de ma concurrence, tu as de la charité de reste. Desséché et durci par plusieurs années d’abstractions et de syllogismes, où retrouverai-je la verve, le style, les grâces latines et les élégances grecques nécessaires pour ne pas être submergé par quatre-vingts concurrens, pour arriver à côté de Max[19], Sarcey, toi, etc. Je vais reprocher mon sol en jachère, tu sais comme, et avec quels coups. Si j’ai la même fortune que l’an dernier, comme il est probable, ma volonté en sera innocente ; je ferai tout, pour surnager. Que Cicéron me soit en aide !

Je compte un peu sur toi. Écris-moi des renseignemens sur les livres qu’il faut lire, etc. Parle-moi de Babrius, de Denys d’Halicarnasse, de l’histoire de la métrique ancienne et autres jolies choses. Je t’enverrai peut-être quelquefois un thème grec, pour avoir tes corrections ou celles de M. Benoît[20]. Prête-moi l’épaule. Tombé une fois déjà, j’en suis tout meurtri.

Veux-tu prier Ed.[21] de m’acheter un petit Virgile de vingt sous, édition allemande, et de me l’apporter au retour ? Heureux Ed. Mais il vaut mieux qu’il soit agrégé que moi, parce que. peut-être je pourrai retrouver mes périodes cicéroniennes et mes hexamètres défunts. Son bonheur me console. Qu’il me donne au moins une bonne demi-journée, et toutes sortes de nouvelles et conversations de toi.

M. Simon vient de répondre à un mot que je lui avais écrit. Sa lettre laisse percer un blâme fort vif contre M. X... Qu’a donc fait l’autre ? Passons maintenant à ton avant-dernière lettre[22]. J’ai longtemps tardé à t’en parler, exprès. Les événemens semblaient t’avoir irrité. Tes paroles étaient douces ; mais le ton signifiait : « Mon ami Taine est un demi-poltron qui calme avec des sophismes sa conscience alarmée. » J’imagine pourtant que ceci n’a été que la passion d’un moment, et cela parce que tu ne voudrais pas pour ami d’un pareil être. Je ne crois pas me faire trop d’honneur ni trop te demander en te priant de croire que, si mon devoir y eût été le moins du monde engagé, je serais allé courir le cachet à Paris. Tu tranchais bien vivement la question en traitant de sophismes des raisons que tu ne réfutais pas. Es-tu si peu fidèle à tes principes que tu ne reconnaisses pas aujourd’hui M. Bonaparte comme pouvoir légitime ? Son action est toujours détestable. Mais le voilà l’élu de la nation, et que dira contre la volonté de la nation un partisan du suffrage universel ? Les sept millions de voix ne justifient pas son parjure, mais lui donnent le droit d’être obéi. — Que les bourgeois aient été lâches, et les paysans stupides, soit ; mais respect à la nation, même égarée. — Nous allons souffrir à cause de notre grand principe ; mais nous ne l’en défendrons pas moins. Sinon je ne te reconnais plus, et je ne sais comment t’accorder avec toi-même. Quant à la distinction de l’État et du gouvernement, du préfet et du professeur[23], c’est le seul moyen de mettre la justice dans l’administration. Nous sommes fonctionnaires de l’État, et non de tel gouvernement, parce que nous enseignons la même chose sous M. de Montalembert, sous M. Barrot, sous M. Ledru-Rollin. Nous servons le public, et non telle opinion régnante. Un préfet, au contraire, est l’agent du gouvernement présent, et l’ennemi des autres. Qu’il donne sa démission quand son chef tombe. Il ne peut se faire contre son chef l’agent de ses adversaires. Le professeur garde sa place, comme le juge et le garde champêtre, parce qu’il n’agit ni pour, ni contre le gouvernement. — Si l’on admettait ces principes, l’administration deviendrait honnête et indépendante, tandis qu’on n’y voit que souffrances de conscience et lâchetés.

Pardonne ce reste de complainte, comme tu dis ; je vais te fournir des armes contre moi : 1° Le préfet fait effacer des monumens publics les mots « Liberté, Égalité, Fraternité. » On coupe les arbres de la liberté, et on en distribue le bois aux pauvres ; 2° tous nos honorables collègues ont signé une adhésion au 2 décembre. Croirais-tu que la plupart sont républicains et le disent. — J’ai vu que Fillias[24] et Challemel-Lacour sont mis en disponibilité. Est-ce pour avoir refusé de signer ? Ce serait un présage. Alors j’irais l’embrasser et travailler avec toi à Paris.

Dis à Ponsot[25] que je lui répondrai sous peu. Qu’il fasse de la médecine, bon Dieu ! L’heureux homme, il sera indépendant et se débarbouillera de sa psychologie officielle.

La psychologie vraie et libre est une science magnifique sur laquelle se fonde la philosophie de l’histoire, qui vivifie la physiologie et ouvre la métaphysique. J’y ai trouvé beaucoup de choses depuis trois mois et j’ai lu deux volumes de Hegel ; jamais je n’avais tant marché en philosophie. Et quitter ! aligner des hémistiches, et trembler devant un barbarisme ! Ah ! mon ami, quelle misère que d’avoir un estomac ! — Dis donc à Suckau d’aller voir à la galerie d’Apollon le grand tableau de Delacroix[26]. On m’en parle avec enthousiasme. Je n’ai pas pu aller vous voir, n’ayant que trois jours de congé.


A M. Ernest Havet[27].


Nevers, 21 mars 18.’J2.

Quelle obligeance à vous, Monsieur, de vous souvenir d’un élève que vous avez connu trois mois à l’Ecole normale ! Ici je suis comme mort ; plus de conversation, ni de pensée ; il me semble qu’il y a dix ans que j’ai quitté Paris. Votre livre[28] vient de me rendre pour une journée à la vie et au monde. Ce sont bien là les questions que nous avons tant agitées dans la chère patrie de l’Intelligence, pendant les trois ans où il nous a été permis de penser et de discuter. Ce sont là les livres nécessaires ; c’est faire œuvre politique et travail de convertisseur, que les écrire ; c’est montrer de nouveau, comme dit Michelet, la face pâle de Jésus crucifié. On masque et défigure le monde passé, et il n’y a que ceux qui ont vécu dans les poudreux in-folio des Pères qui le connaissent dans toute son horreur. Les Jansénistes sont les vrais écrivains du Christianisme, comme Murillo et Zurbaran en sont les vrais peintres ; ce sont les fidèles disciples de saint Augustin et de saint Paul ; et Pascal, en homme sincère, parle comme eux de cette masse de perdition, de cette prédestination fatale, de cette infection de la nature humaine. Nous frissonnons en lisant Dante, et Dante est doux et modéré, en comparaison des effroyables traités de saint Augustin sur la Grâce et de cette dialectique invincible qui précipite le monde dans l’enfer. Je ne sais si vous y avez pensé ; mais votre livre est un admirable traité polémique, et maintenant qu’éloigné de l’École je languis loin de la liberté et de la science, et je vois de près le mal qui nous attaque, je souhaite ardemment qu’il en paraisse beaucoup de pareils.

J’essaie de me consoler du présent en lisant les Allemands. Ils sont, par rapport à nous, ce qu’était l’Angleterre par rapport à la France au temps de Voltaire. J’y trouve des idées à défrayer tout un siècle, et si ce n’étaient mes inquiétudes au sujet de l’agrégation des lettres que je vais tenter l’année prochaine, je trouverais un repos et une occupation suffisante dans la compagnie de ces grandes pensées. Les idées du moins ont cela de bon, qu’elles nous rendent frères et qu’elles nous font tous participer à la joie et au bien que cause un beau livre. Vous venez de me le prouver, Monsieur ; merci encore, et croyez que je ne vous quitte que pour reprendre la lecture que je viens d’interrompre.

Veuillez agréer. Monsieur, l’expression de mon respect et de mon dévouement.


A M. Léon Crouslé[29].


Poitiers, 25 avril 1852.

Mon cher ami, Prévost t’a vu sans doute et t’a raconté mes aventures. Me voici à Poitiers, suppléant de rhétorique, avec une lettre menaçante et promesse de destitution, si je ne suis pas parfaitement nul. Mais laissons là toutes ces misères. J’en suis si las, que je n’ai plus même envie d’en parler.

Nous sommes tombés tous les deux dans le même trou. Plus d’agrégation (pour moi du moins cette année), et pour tous deux dans dix-huit mois, un examen absurde qui recevra toutes les médiocrités. Que faites-vous à l’École ? Y restez-vous ? Prends-tu une autre carrière ? Quelle désillusion, mon ami ! Il faut être en province pour comprendre jusqu’à quel point les parens poussent la susceptibilité, et les élèves la bêtise. Je corrige des discours français, qui me donnent la nausée ; d’après l’avis du censeur, je refuse aux élèves qui me la demandent l’autorisation de lire les Provinciales ; j’entends dire par mes collègues que la philosophie a perdu l’Université. Ce qu’on demande au professeur, c’est l’absence d’idées, de passion, une âme machine, le vieux pédantisme des vieux cuistres qui enseignaient « Barbaro » et « Amo Deum. » Tout ce que tu acquiers à l’Ecole t’est nuisible, connaissances, distinction d’esprit, opinions personnelles, jugement libre sur quoi que ce soit. Je comprends enfin le grand mot de M. de Talleyrand : « N’ayez pas de zèle. » Le vrai professeur est un fossile parlant, qui ne sait pas un mot de son siècle, une sorte de La Harpe et de Lebeau[30]. Ton titre d’élève de l’École te sera funeste. Sortir de ce repaire infâme, c’est être pestiféré ; on n’imagine pas ce qu’il faut d’efforts, d’attention sur soi-même, de persévérance pour arrêter sur ses lèvres l’idée neuve, ou l’expression vive qui veut en sortir. On n’imagine pas surtout, quand on a passé trois ans parmi des gens instruits, et de grands auteurs, quelle désolation c’est de corriger les plates niaiseries emphatiques des élèves, de sentir qu’on n’est pas compris, de répéter forcément ce qu’on juge indigne d’être écouté, de rabaisser ses idées et son enseignement, de vivre parmi des gens sans idées ni passion, que les idées et la passion offusquent. Notre histoire est celle de Julien[31] au Séminaire.

J’essaie de me distraire en faisant mes thèses (la française sur la Sensation ; — la latine sur la Perception extérieure). J’ai laissé là les Allemands ; aujourd’hui, on ne peut les lire qu’en cachette. Creuser et mettre au jour les mines d’outre-Rhin, c’est s’exposer à faire explosion. J’ai écrit à M. Simon, supposant que M. Le Clerc lui remet encore l’examen des thèses, et qu’il me faut, son autorisation préalable. J’ai passé si vite à Paris que je n’ai pu voir ni lui, ni M. Vacherot, ni toi, ni personne, sauf Prévost un instant.

Es-tu guéri ? Oui, j’espère. Mais l’âme est-elle encore malade ? Que je comprends bien ces dégoûts, ce besoin de plaisir et d’émotions que nous n’aurons jamais, qui sont pour les nobles et les riches :... De loin, peut-être ils sont heureux ; mais de près leur vie est si vide et si ridicule, que je cesse de la désirer. Somme toute, travailler est encore le meilleur sort. On s’intéresse à son ouvrage, l’ennui passe, on a détruit le temps et sans s’en douter on approche du grand repos. On perd, à mesure qu’on vit, toutes ses espérances. Quels bonheurs ne rêve-t-on pas à dix-sept ans ! La gloire, l’amour, la fortune. Aujourd’hui, je ne demande qu’à être tranquille. Le métier me tient à la chaîne, et la grande main de notre Dieu d’en haut, le Ministre, nous tire de temps en temps pour nous la faire sentir. Sauf cela, je n’aurais presque point d’ennuis. Il me semble que Spinoza et Descartes ont été heureux dans leurs villages de Hollande ; que si j’avais assez d’argent, j’irais vivre au cinquième à Paris ; que la science vaut bien qu’on l’aime pour elle-même, sans en faire un moyen de succès. Je ne compte plus sur rien d’heureux pour l’avenir ; je commence à renfermer mes désirs en un désir unique, qui est celui d’éclaircir mes idées et de résoudre mes problèmes. Je l’essaie du moins, malgré des boutades de colère, d’amour-propre blessé, d’ambition trompée ; j’espère pourtant qu’après quelques bourrasques, mon ciel finira par devenir serein. Je tâche de m’apaiser de toutes les manières ; je vois peu de monde, je ne lis plus de politique ; s’il était possible, je voudrais oublier les choses d’aujourd’hui, et vivre avec mes amis, les idées et les arts.

Ceci est bien ermite et j’avoue que j’ai mes accès comme toi. Qu’y faire ? notre jeunesse se révolte contre notre condition. Il faut choisir, quitter l’une ou l’autre, faire de ‘son métier un gagne-pain et philosopher en silence, ou jeter la robe aux orties et se lancer dans l’incertitude de l’avenir. Lequel est le mieux ? Prévost a peut-être raison[32]. Mais chacun suit son caractère. Où te porte le tien ? Cher ami, causons, gardons notre vieille fraternité d’Ecole. — Tu me disais dans nos promenades autour de la cour carrée que le premier je t’avais parlé sérieusement et intimement. Faisons comme alors. Platon a bien raison de dire qu’il n’y a que deux biens au monde, la philosophie et l’amitié.

Que font Marot, Ponsot, et la troisième année ?


A M. Léon Crouslé.


Poitiers, 2 juin 1852.

Mon cher ami, merci de tes bonnes et aimables lettres, et pardon pour mon silence obstiné. Je pioche depuis un mois et demi dans le rude sol du doctorat, de cinq heures du matin à onze heures du soir ; j’ai fait le brouillon du latin, et je viens de mettre au net la thèse française. Littéralement, j’ai l’âme noyée dans les sensations, les nerfs, la conscience, le cerveau, la perception extérieure, et je suis presque incapable encore de répondre à ta lettre.

Je regarde ma thèse avec plaisir et terreur parce qu’elle est nouvelle ; M. Garnier en a approuvé le sujet, mais en blâme les conclusions et finit par dire que je suis orateur et littérateur, mais non philosophe. Quelle mine fera-t-il en la lisant ? La sacro-sainte Sorbonne recevra-t-elle un hérétique ? Voilà la question qui me trotte aujourd’hui dans la cervelle. Mon sujet est beau ; la chose dont je traite est la limite des sciences morales et des sciences physiques, du monde naturel et du monde intellectuel. Elle donne la relation du moi et des nerfs, de l’âme et du corps, de la force et de la matière, de l’unité et de la multiplicité, et cela expérimentalement, ce qui est le grand problème des sciences naturelles ; elle donne une théorie du moi en tant qu’objet de la conscience, partant des idées, par conséquent de tous les phénomènes humains, puisque les volontés dépendent des passions et les passions des idées. Elle plonge donc dans les deux mondes, et donne le résumé de l’un et le principe de l’autre. Mais l’horreur, c’est qu’elle est nouvelle. Je vais écrire à M. Garnier, en lui envoyant ma prose, sur l’avantage des théories nouvelles, de la contradiction, etc. ; lui prouver syllogistiquement que je ne suis ni sceptique, ni matérialiste. Prie Dieu, ou plutôt les grands hommes de la petite salle noire par qui il se manifeste, d’être bénins et débonnaires.

Je tente la fortune comme notre ami Prévost. Ce serait trop, quoi qu’en dise Horace, d’avoir à la fois


Exiguum censum turpemque repulsam.


Maintenant, mon cher, un mot sur ta morale. Je l’assure que j’ai l’âme parfaitement calme et que je n’éprouve ni mépris ni rancune pour les bonnes gens qui m’ont battu. Comme tu dis, je suis tout en Dieu, et je m’abîme dans l’espérance de la vie éternelle.

Depuis deux mois, je n’ai pas donné une heure de pensées à mon avenir, à mes espérances de fortune ruinées, aux affaires politiques ; par système, je ne lis plus de journaux, et j’évite les conversations irritantes. Je m’enferme dans l’abstrait et dans le général pur. Je tâche de vivre en dehors du temps et de l’espace, et je trouve même qu’on y vit fort bien. Un travail acharné et une construction d’idées donnent un contentement profond et une paix absolue. Quand j’ai la tête trop lasse, j’ai mon piano et la campagne, et j’y prends une quiétude infinie. On n’imagine pas cela dans votre fiévreux Paris, ni surtout dans notre ergoteuse École. Je comprends entièrement la vie de Descartes et de Spinoza, et je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas comme eux. Descartes, il est vrai, avait le suprême bonheur de posséder de quoi vivre, mais l’autre était obligé de polir des verres d’optique. Eh bien ! nous sommes obligés d’enseigner la rhétorique ou la grammaire. Est-ce pire ? pas du tout ; en moyenne, le service de l’État me prend deux heures par jour. Je trouve fort beau d’affranchir sa vie moyennant un si court esclavage. Nous allons en Terre Sainte, et le tribut qu’on nous fait payer à la porte n’est pas exorbitant. En cela l’Université est excellente ; pour peu qu’on supprime en soi l’ambition, le désir du plaisir, l’amour de la société et qu’on sache vivre seul avec ses idées, on peut y être heureux. Or j’espère pouvoir opérer toutes les réformes intérieures dont je te parle. Ceci est une affaire de temps. En sortant de l’École, nous sommes expansifs, politiques, militans ; nous avons besoin d’art et de société ; je pense qu’en quelques années on finit par se contenter de sa propre conversation et de celle des arbres et des nuages. L’Université a l’avantage de nous défendre toute autre vie que la vie scientifique. Elle nous force à être philosophes, sous peine d’être brutes. Mon choix est fait.

De même pour les élèves. On finit par les traiter comme ils le méritent : je mets les miens en retenue avec un succès parfait et je lis leurs platitudes avec une tranquillité stoïque. Quand on a pris son parti, on ne s’irrite plus de voir des hypocrites et des sots.

C’est là, mon cher ami, la réforme difficile. Nous prenons trop à l’École l’esprit égalitaire. Nous faisons l’absurde hypothèse que tous les hommes sont des hommes. Pas du tout : quelquefois on en rencontre un par hasard ; les autres sont des machines, comme tu dis fort bien, qui nous font du pain et des habits, et j’ajoute, qu’on salue avec respect. Il faut s’habituer à vivre dans la grande mécanique des rouages stupides. En se cuirassant d’orgueil, on ne sent plus leurs chocs, on oublie les êtres particuliers, et l’on ne songe plus qu’aux choses générales qui seules méritent de nous occuper.

Écris-moi pourquoi tu es resté dans la boutique. Ma seule raison est qu’elle me donne 1 800 francs et ne me prend que deux heures par jour.

Qu’est-ce qui remplace M. Simon en première année ? Qui a donné sa démission ? Est-ce de Benazé ? Amitiés à tous les nôtres et à toi salut et fraternité.


A sa mère.


Poitiers, 7 juin 1852.

Je suis allé chez le recteur qui m’a dit que rien n’est changé au décret sur l’agrégation, il est indépendant de la loi qu’on va faire. Ainsi, pas d’agrégation pour moi cette année. Je suis donc rejeté sur le doctorat, et le recteur d’ici a mes thèses pour les envoyer au Doyen de Paris. Rien à craindre. Il ne s’agit que de pure science et d’expériences nouvelles. L’examinateur, dans sa lettre, me reprochait des tendances dangereuses ; j’ai adouci les endroits scabreux et je viens de lui écrire une lettre « mielleuse et serpentine » comme dirait Sophie, à l’effet de lui prouver que ma thèse est parfaitement vertueuse, composée pour la plus grande gloire de Dieu et du roi, et qu’elle a précisément des tendances contraires à celles qu’il blâme. Le seul danger est que j’apporte des idées entièrement neuves, et une théorie importante. Comprendront-ils ? Ne s’effaroucheront-ils pas de cette invention subite ? Là est la question. Je t’écrirai dès que j’aurai la réponse.

J’ai prêté fort tranquillement les sermens, cela était dans mes opinions. J’ai refusé d’adhérer au 2 décembre ; l’action était injuste et illégale et violait mon grand dogme de la souveraineté de la nation. Maintenant cet homme a un pouvoir légitime, déféré par la volonté universelle. J’obéis à la loi comme j’ai désapprouvé l’usurpation et par la même raison. J’ai la plus ferme intention de ne pas faire de propagande contre lui et de ne prendre part à aucune conspiration. Mon serment n’a fait que rendre publique et officielle la plus volontaire des résolutions.

Malheureusement, plusieurs de mes amis n’ont pas pensé de même. M. Libert, et M. Magy[33], surveillant à l’Ecole, ont donné leur démission. M. Barthélemy-Saint-Hilaire. à qui mon oncle m’avait présenté, M. Simon[34], M. Despois[35], M. Barni[36], M. Bersot[37], beaucoup de professeurs d’histoire et de philosophie sont supprimés ; on a fauché les plus hautes têtes. Cela fait du vide, mais l’avenir n’est pas beau. Si je suis docteur, pourtant, cela pourra m’aider, et j’ai en vue un prix à l’Académie des sciences morales. Si j’avais ces deux titres, je pourrais me relever.

Mon ami Prévost a le prix d’éloquence à l’Académie Française. Cela va lui ouvrir les journaux, les revues, et commencer sa carrière littéraire : il arrivera plus vite que moi, mais chacun aura pris le sentier qui convient à ses goûts. Le travail et le plaisir des découvertes scientifiques me consolent de tout. Cela fatigue, mais cela ne laisse penser à aucune chose triste ; je suis moins heureux depuis que j’ai fini mes thèses. Je pense à notre éloignement, à nos rares rencontres... Il faut vivre comme moi dans la science abstraite, pour n’avoir pas besoin de société. Ceux à qui cette passion manque ne savent que faire ; mes camarades d’École se marient, ou vont au café, ou sont tristes comme des oiseaux en cage. Quel bonheur si, pendant que je vais courir la France, vous pouviez vous fixer aux Ardennes ! Ce serait la patrie, et du fond de mon trou, j’y tournerais toujours mes regards.

Mes sœurs ont-elles de l’amour-propre avec leur frère ? Écrivent-elles à un ami ou bien à un professeur d’orthographe et de français ? C’est assez d’être pédant dans ma classe et d’en porter écrit sur mon front le titre officiel. Que mes sœurs du moins oublient cette ridicule robe noire et ce pot carré de drap froncé dont on enlaidit ma pauvre personne. Qu’elles m’écrivent tout ce qui leur passera par la tête, visites, musique, lectures, conversations, ce qu’elles sentent de la campagne, en quoi elles changent, en quoi elles restent les mêmes. Mon Dieu, ne posons pas les uns devant les autres. C’est déjà trop de la comédie du monde. Soyons libres entre nous.

J’ai quelquefois des rages musicales. Je m’enferme et j’improvise des morceaux fantastiques et démoniaques, fort ridicules sans doute pour la composition et l’harmonie, mais qui expriment ma pensée et me rendent heureux. Or, c’est tout ce que je demande. Le piano est un instrument magnifique, la vélocité des doigts accumule les notes à toutes les distances, et on peut jouer en accords. Des grands accords des deux mains, et de tous les doigts pendant tout un morceau, ont une majesté infinie, et rappellent en petit la grande musique des orgues ou celle de Meyerbeer.

Je vais quelquefois chez deux jeunes gens qui font des duos de flûte et qui jouent avec goût. Cela est doux et suave, et assoupit la pensée, comme le souffle d’un vent d’été.

Puisque je parle de choses pastorales, je vous dirai que je suis sorti deux fois dans la campagne. A une lieue de Poitiers, on trouve des bois et des prairies solitaires. Qu’on y oublie aisément tout le reste ! Couché sur l’herbe, il me semblait que je n’avais qu’à me laisser vivre, que je n’avais plus ni ambition ni soucis, que tout le monde pouvait être heureux comme je l’étais. La campagne est un opium pour les cerveaux tourmentés.

Pourquoi ne m’enverriez-vous pas des portraits de votre société ? La mienne est assez insipide, sauf M. Saigey[38] ; il vu beaucoup dans le monde. Dois-je y aller pour si peu de temps ? Car il me paraît certain que je quitterai Poitiers au mois de septembre. Et que dire ? La conversation, me dit mon ami, ne roule Que sur le tiers et le quart, et sur les nouvelles du jour. J’aurais à peine le temps de me mettre au fait des commérages. Et quand je les saurais, il faudrait partir. Ajoutez que si ma thèse revient, il faudra corriger l’impression. Je verrai une ou deux personnes et je crois bien que le reste du temps je resterai chez moi. En ordonnant son temps et ses occupations, on s’y trouve bien. Ce sont les petits plaisirs qui égaient la vie : une tasse de café me rend heureux pendant deux heures.

Ma chère Ninette[39], que dites-vous du printemps ? Votre âme de peintre n’est-elle pas ravie ? Je ne suis jamais las d’admirer le ciel et les arbres au soleil, après la pluie. Je crois que j’aurais été paysagiste. Il me semble que tout peut prêter à un tableau. Les endroits les plus vulgaires deviennent splendides par certaines échappées de soleil. Tout à l’heure, en revenant, j’ai vu une affreuse rue pierreuse, tortue et déserte, peuplée de froides, ennuyeuses et décentes maisons bourgeoises. Elle était coupée en deux par la lumière. La moitié du ciel, noire et cuivrée, jetait sur le commencement l’obscurité et des reflets métalliques, et l’autre étincelait dans la plus pure blancheur. Le soleil est le grand artiste ; je conçois que des hommes comme Rembrandt aient passé leur vie dans l’amour des lumières, et des ombres. Les grandes masses de couleurs simples ont une âme, et il suffit de les regarder pour être heureux.

Je vais demain (par ordre) à la confirmation. L’évêque[40] la donne aux enfans du collège ; on dit qu’il est orateur ; cela m’amusera peut-être. C’est un de mes élèves (j’ai choisi le mieux noté dans les conférences religieuses) qui lui débitera un petit discours, corrigé par moi, que j’ai rendu le plus court et le moins emphatique que j’ai pu. — L’aumônier ne voulait-il pas m’obliger à faire de ma main une ode latine ou française, que j’aurais mise dans la bouche d’un de mes jeunes sansonnets ? Tu conçois avec quel empressement j’ai rejeté un pareil licou. Le piquant est qu’il voulait une ode dithyrambico-pindarico-galimatiaco-logique, à grand orchestre, sur la sublimité et l’importance actuelle du métier de prêtre. Il s’adressait bien. C’est assez de recevoir des coups de bâton sans baiser encore la trique.


A sa mère.


Poitiers, 6 juillet 1852.

Où et comment achèverai-je l’année ? Je n’en sais rien encore ; j’ai reçu la réponse de Paris et l’on me fait des difficultés sur les conclusions de ma thèse ; je n’aurai une décision complète que lorsque deux autres professeurs auront été consultés : l’un est M. Saisset, mon ancien maître. Je lui écris une lettre très polie, mais très vive, lui représentant que celles de mes idées qu’il trouve dangereuses sont déjà dans les philosophes les plus accrédités, que j’ai satisfait à tout le règlement du doctorat, que j’envoie deux théories entièrement originales et qui résolvent deux difficultés déclarées jusqu’alors inexplicables, surtout que la Faculté déclare en tête des thèses qu’elle n’approuve ni ne blâme les opinions des candidats ; que, par conséquent, sa responsabilité est à couvert, etc. S’ils me rejettent, j’ai ici une porte : je connais M. Bertereau, professeur à la Faculté de Poitiers, et peut-être parviendrai-je à passer ! Mais tout cela est encore incertain, et sitôt que je saurai à quoi m’en tenir, sois sûre que tu en auras la première nouvelle.

Faire son chemin est bien difficile, n’est-ce pas ? Je me souviens en ce moment d’une grande maxime que nous lisions l’an dernier dans Stendhal[41] : « Sous un gouvernement absolu, la première condition pour réussir est de n’avoir ni enthousiasme ni esprit. »

J’admire ici de bon cœur nos grands hommes administratifs. Le recteur est un ancien professeur de grammaire, sec, étroit, pédant, dogmatique, vrai rouage qui grince et qui grogne, et voudrait que j’employasse ma classe à corriger les fautes de ponctuation. — Le proviseur a la même origine, mais ce n’est qu’une pâte molle, un tampon de coton ou de laine, qui n’est rien par lui-même et cède à toutes les impressions sans en garder une seule. — Plus je vis et plus j’abaisse le niveau où ma pensée élevait les hommes, et je crois que j’aurai encore à baisser bien fort ma mesure pour arriver à leur juste hauteur.

Je travaille néanmoins à une chose qui dans quelques années pourra former un ouvrage[42]. C’est là ma vie, mon refuge, et peut-être mon avenir. — Je n’ai guère de chances favorables dans le grand chemin officiel ; on y va d’un pas de tortue, et les grands avancemens ne s’achètent guère que par de grandes lâchetés ou une servilité naturelle. Le gouvernement déclare lui-même qu’il regardera moins le talent que les garanties morales ; c’est pourquoi il a supprimé le concours ; le concours qui subsiste n’est plus celui du mérite, nais de l’obéissance. Je ne veux pas de celui-là, et tu n’en veux pas pour moi. Reste un livre ; et, la politique étant défendue, reste la science. Or, je me trouve une quantité d’idées, j’aperçois un champ inculte, j’ai de bons bras, je le défriche ; j’espère commencer par des choses assez pratiques pour pouvoir être lu. Voilà l’avenir. Jetons-y les yeux, quand quelque contrariété m’arrive, et consolons-nous ensemble ; je suis submergé un instant, mais cet espoir me remet à flot, et vive la galère, n’est-ce pas !


A Prévost-Paradol.


Poitiers, 1er août 1852.

Mon bon Prévost, tu es bon comme le bon Dieu. Malheureusement tu es l’ami de l’auteur et de l’hérésie qu’il expose. Ce qui fait que je rabats les deux tiers de tes éloges[43]. Ce qui reste pourtant est assez aimable pour me consoler, si j’avais besoin de l’être. — Mais tout est guéri, mon ami ; il y a mieux, c’est que j’ai les matériaux et le plan complet d’un second mémoire (sur la Cojmaissance)[44], que j’écrirai à la rentrée, et qui vaudra mieux que le premier.

Tu y verras entre autres choses la preuve que l’intelligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant, qu’elle en est aussi inséparable que la force vitale l’est de la matière, etc. De plus une théorie sur la faculté unique qui distingue l’homme des animaux (l’abstraction) et est la cause de la religion, de la société, de l’art et du langage ; et enfin là dedans les principes d’une philosophie de l’histoire. — J’ai même envie, si tes oreilles sont patientes, de te dire le plan d’une grande bâtisse scientifique[45], dont tout ceci est le commencement, et qui m’occupera pendant les cinq ou six années qui vont venir. Depuis que ma thèse est envoyée, j’ai lu presque tous les écrits de Hegel sur la philosophie de l’homme. — Es-tu rassuré ? Et ceci ressemble-t-il à du découragement[46] ? La machine est montée, mon cher, et elle creusera jusqu’à la fin ; advienne que pourra.

Mes ennuis viennent d’ailleurs. Le métier, la province, les tracasseries, la stupidité des élèves, etc., d’abord. La consolation, c’est que cela ne me prend que deux heures par jour. — Ajoute la certitude d’être et de rester petit valet aux ordres des muphtis universitaires.


Qui n’a pas dans la vie
Un petit, grain d’ambition ?


Ce petit grain, on l’écrase, il germe toujours et il faut beaucoup de philosophie pour s’accoutumer à la pensée de passer sa vie à Poitiers ou Draguignan, parmi les contrariétés et dans la solitude.

D’avenir universitaire, point ; je ne sais qu’un moyen d’en avoir : de trouver une madone qui me fasse un signe de tête, et de faire communion publique. Malheureusement, la madone ne s’est pas encore rencontrée. — D’avenir mondain, pas davantage. On lira ton beau style ; mais qui s’occupe de philosophie ? Et, parmi ceux qui y jettent les yeux, combien y en a-t-il qui n’en fassent pas une arme politique ? Je trouverai en France six rats de cave comme moi et quatre curieux comme toi qui voudront me lire, et, si j’écris, c’est pour le plaisir de voir mes idées proprement enfilées les unes au bout des autres, et de faire la roue intérieurement avec mon nouveau collier. — Il faut supprimer en soi une foule de désirs que tu sais ; et cela n’est pas l’affaire d’un jour.

Quant à ma thèse, mon ami, j’ai été trompé par trois choses : le règlement du doctorat qui dit que la Faculté ne répond pas des thèses ; la thèse de M. Hatzfeld[47] qui avait soutenu audacieusement des opinions théocratiques ; enfin l’enivrement de la rédaction. Je voyais mes syllogismes dans une clarté éblouissante, et je pensais qu’en rejetant les doctrines, ils l’accepteraient comme hypothèse conséquente. Je vais (qu’en dis-tu ? ) proposer à M. Le Clerc une thèse sur les fables de La Fontaine ; j’ai étudié ce sujet-là pour l’agrégation, et il me semble qu’on peut dire là-dessus beaucoup de choses neuves. (L’opposer aux autres fabulistes qui ne veulent que prouver une maxime ; la fable devenue drame, épopée, étude de caractères ; caractère du roi, des grands seigneurs, etc. ; — opposer le génie de La Fontaine, grec et flamand, à celui du siècle.) — Nous trouverons ensemble quelque chose pour la thèse latine. — Je compte être à Paris, le 17 ou le 18, y rester cinq ou six jours et revenir le 1er octobre avec ma mère. Nous aurons le temps de nous voir. — Mais pourquoi me parles-tu tant de moi, sans me dire un mot sur ton travail. Où en es-tu ? — Enfin nous allons causer.

Quant au mien, mon cher, corrige toi-même et sans attendre mon avis, ce qui te déplaira. Tu as bien raison pour extériorisant, duperie, etc. ; mais, à lire les physiologistes et Hegel, c’est miracle si on ne devient pas barbare. — Corrige, corrige. — Tu m’as fait rire en me parlant de la poésie de la page 122. (Je ne sais pas laquelle c’est.) Mais j’ai eu pour modèle idéal d’un bout à l’autre le code civil, et il serait plaisant de trouver poètes M. Portails et les autres rédacteurs. — A propos, tu as vu cette ignominie du concours, cette matière de discours français ?

Présentement je languis un peu, lisottant mes Allemands, corrigeant les compositions des prix avec mes collègues. Les parens ici s’égorgeraient si l’on pouvait supposer la moindre faveur ou la moindre erreur dans une correction.

Aussi nous réunit-on trois, sous la direction du proviseur ou du recteur. La chose se passe comme au concours. Le recteur envoie, je crois, une bonne note sur mon compte. Je n’ai pas donné une matière de discours qui ne fût du XVIIe siècle ou antique, et je n’ai lu ni permis de lire un livre qui pût donner lieu à la moindre objection. — Exemple de la tolérance de ce pays : Hémardinquer[48] qui y a été ‘suppléant de rhétorique, n’a pas pu y rester parce qu’il est juif.

Supplie Edouard, si cela ne lui est pas trop impossible, de faire en sorte que je puisse le voir ces vacances. Les Highlanders et les Bas-Bretons[49] ne seront pas plus amusans que nous. Nous imagines-tu tous trois dans ta chambre, ou au théâtre ? Ce sera charmant, et je vous embrasse d’avance.

Je vais être dans les ennuis des emballages. Autre amusement du professeur nomade et que tu ne connais pas. — Que décide Crouslé ?

M. Simon ne sait pas le moi étendu, il ne connaît que vaguement mes conclusions. Je lui écris de temps en temps. Ne lui donne pas mes thèses. — Garde-les pour me les rendre dans quinze jours.

Ce pauvre M. Vacherot qui est à sec !

Amitiés, et merci encore une fois.


  1. Les lettres qu’on va lire, choisies, par les éditeurs et par la famille de M. Taine, à l’intention des lecteurs de la Revue des Deux Mondes, sont extraites du premier volume de sa Correspondance, qui paraîtra prochainement à la librairie Hachette.
  2. Prévost-Paradol à H. Taine, 21 mars 1849 : « Le jour, cher ami, ou le Est-ce que ? et le point d’interrogation auraient disparu pour toi de cette belle phrase, qui contient toute une philosophie, toute une morale et toute une politique, sera le jour où tu te seras le plus rapproché des opinions de ton ami. » Gréard, Prévost-Paradol, p. 141.
  3. Gréard, ibid., p. 445.
  4. Gréard, Prévost-Paradol, p. 149 : « Je vais lire Spinoza qui me semble ton maître... Si je ne trouve là rien qui m’ébranle, je m’en tiens aux doctrines de ma dernière lettre et je leur dévoue ma vie... Je châtie, j’achève et je publie les quelques pages que je t’ai annoncées ; résolu que je suis à mettre mon existence au service d’une idée pratique, au lieu de la consumer tout entière dans un long et rude voyage vers la lointaine vérité. »
  5. Ibid., p. 146 : « L’unité radicale de l’homme et de toutes choses, l’identité fondamentale du plaisir et du devoir, de la liberté et de la nécessité, voilà ce que j’aurais dit si je savais manier comme toi cette divine langue de la philosophie. »
  6. Ibid., p. 143.
  7. Ibid., p. 143 : »... Il est un fluide que nous désignons sous les divers noms de lumière, chaleur, électricité, magnétisme, galvanisme, attraction, effets divers d’une même cause, noms variés de ce principe universel qui est la vie de l’univers... Voilà mon univers. Si Dieu existe... cela ne m’embarrasse nullement ; car ce monde tout matériel, si tu veux, où l’homme n’est que la première des créatures, ne me semble en rien indigne de lui... »
  8. Gréard, ibid., p. 146 : « Si j’osais entrer en lice avec toi, je nierais que ce que tu appelles spirituel te représente réellement quelque chose. Ce mot lui-même veut dire souffle, force, électricité... Ta pensée franchit-elle le monde en moins de temps que ce grand fluide ? Agit-elle sur ton corps plus vite et par une puissance plus mystérieuse que le grand fluide sur la matière ? Les Cartésiens, les Malebranche, ne peuvent se décider à faire agir la volonté sur le corps : qu’ils voient le fluide remuer les montagnes et qu’ils l’expliquent... Craignons que cette grande querelle du matériel et du spirituel ne soit qu’un malentendu... Cette distinction rend inexplicable et inconcevable cette vie universelle, ce grand fluide suspendu alors entre la matière et l’esprit pur. »
  9. Voyez dans les Philosophes classiques du XIXe siècle, l’étude sur Maine de Biran.
  10. Ibid. sur Victor Cousin.
  11. Gréard, ibid., p. 149 : « Si tu étais un autre homme je dirais que tu préfères les régions tranquilles d’une philosophie oisive... Mais tu n’es ni d’un âge ni d’un caractère à sacrifier ainsi tes croyances à ton repos ; et ce qui t’éloigne invinciblement d’un pareil accommodement, c’est cet amour ardent et sincère pour la vérité philosophique qui te transporte et éclate à chaque ligne de tes lettres. Don Juan avait en lui cet amour pour la femme idéale... Il est mort épuisé de fatigue, consumé de son insatiable amour. Qui sait... si la doctrine que tu serres en ce moment dans tes bras n’est pas une de ces imparfaites images qui ont abusé l’âme avide de Don Juan... Ta vie serait alors noblement perdue dans une pure recherche et dans une grande illusion. Mais ce temps de loisir, où les Don Juan pouvaient sans remords brûler ainsi leur vie, est passé... Dans la grande lice qui est ouverte, chacun doit à son heure entrer, combattre et tenir ferme jusqu’au bout.
  12. M. Cornelis de Witt.
  13. Gréard, ibid., p. 150, 18 avril : « La philosophie qui fait ton repos, ne saurait faire le mien, tant je suis déjà mêlé aux choses de ce monde et engage avant dans la vie… Nos opinions diffèrent et nous nous brûlons nos dieux l’un à l’autre. Philosophe, quelle main peux-tu me tendre sans dire : voilà un matérialiste socialiste ? Quelle main puis-je te tendre sans dire : voilà un rêveur ? »
  14. Voyez Gréard, ibid., p. 180, 10 décembre.
  15. About.
  16. Malade et en congé.
  17. M. Thomas.
  18. A l’agrégation des lettres. — Voir Gréard, ibid., p. 181, 24 décembre. Prévost-Paradol annonce à M. Taine que l’agrégation de philosophie est supprimée par le Ministre de l’Instruction publique, M. Fortoul.
  19. Gaucher (Maxime), publiciste, né en 1829, élève de l’École normale en 1849, mort en 1888.
  20. M. Benoît (Jean-Joseph-Louis), né en 1815, entré à l’École normale en 1835, mort en 1898, remplaça M. Havet comme maître de conférences de langue et littérature grecques en 1850. Il ne fut pas le professeur de M. Taine, qui ne suivait pas cette conférence pendant sa troisième année d’École.
  21. Edouard de Suckau.
  22. Voir Gréard, ibid., p. 181, lettre du 17 décembre.
  23. Ibid., p. 182.
  24. Fillias (Jean-François-Victor-Henry), né en 1827, élève de l’EcoIe normale en 1847, mort en 1839.
  25. Ponsot (Francis), né en 1829, entré à l’École normale en 1849, mort professeur au lycée de Nice en 1868.
  26. Delacroix (Ferdinand-Victor-Eugène), membre de l’Institut, né en 1798, mort en 1863. Il s’agit sans doute du plafond de la galerie d’Apollon.
  27. Havet (Ernest-Auguste-Eugène), membre de l’Institut, né en 1813, entre à l’École normale en 1832, mort en 1889.
  28. Les Pensées de Pascal.
  29. Crouslé (François-Léon), né en 1830, entré à l’École normale en 1850, professeur à la Faculté des lettres.
  30. Humaniste et historien, secrétaire de l’Académie des Inscriptions en 1755.
  31. Stendhal, Rouge et Noir.
  32. Prévost-Paradol avait quitté l’École, en congé, avant la fin de sa troisième année.
  33. Magy (Jean-Baptiste), philosophe, né en 1822, entré à l’École normale en 1843, surveillant de 1848 à 1852, mort en 1887.
  34. Lettre de M. Jules Simon à H. Taine, décembre 1851 : « Merci de ce que vous me dites d’affectueux. Je n’ai pas douté un instant que vous ne fussiez de ceux qui verraient avec le plus de peine ma carrière se briser. Je puis n’avoir pas été un aussi grand philosophe que ceux de mes collègues qui ont conservé leur chaire à l’École et à la Sorbonne, et qui se plaignent amèrement aujourd’hui que je les ai compromis : mais j’ai la conviction, pendant dix-huit années d’enseignement, d’avoir toujours élevé et de n’avoir jamais abaissé les esprits et les caractères de mes auditeurs. Qu’ils en disent autant, s’ils le peuvent. »
  35. Despois (Eugène-André), littérateur, né en 1818, entré à l’École normale en 1838, mort en 1876.
  36. Barni (Jules-Romain), philosophe, né en 1818, entré à l’École normale en 1837, mort en 1878.
  37. Bersot (Pierre-Ernest), philosophe, né en 1818, entré à l’École normale en 1836, directeur de l’École de 1871 à 1880, mort en 1880.
  38. Ingénieur des télégraphes, ancien condisciple de M. Taine au lycée Bourbon.
  39. Sa sœur Virginie.
  40. Mgr Pie.
  41. La Chartreuse de Parme, ch. VI.
  42. La Théorie de l’Intelligence.
  43. Gréard, ibid., p. 196, Prévost-Paradol à H. Taine, 30 juillet 1852 ; « J’ai là ta thèse sur mon bureau, je viens de la lire et je te dis avec toute l’admiration et toute la bonne volonté imaginables : il fallait s’y attendre. Ni le moi étendu, ni le moi nerveux, ni le moi cérébral, ni rien en un mot de ce qui fait la science véritable, ne peut avoir droit de cité à la Faculté, surtout avec un passeport aussi sincère, aussi clair, aussi énergiquement adéquat au porteur que ton style... »
  44. C’est une partie du travail sur la Théorie de l’intelligence. Un fragment sur la Volonté » a paru dans la Revue philosophique de novembre 1900.
  45. La Théorie de l’Intelligence.
  46. Gréard, ibid., p. 197 :…Je ne te parlerais pas tant de toi-même, si je n’avais eu vaguement de mauvaises nouvelles sur l’état de ton esprit. Cet esprit-là est à nous tous et il faut le garder, brillant et tranchant, comme notre meilleure épée.
  47. Thèse sur Platon.
  48. Hémardinquer (Mathieu), né en 1822, élève de l’Ecole normale en 1842, mort en 1875.
  49. M. de Suckau devait passer ses vacances en Écosse ou en Bretagne.