Lettres de Jules Laforgue/122

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 162-164).
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CXXII

À M. THÉOPHILE YSAYE

Verviers [30 septembre 1886].
Mon cher Théo,

Je t’écris, mais c’est de l’hôtel de Londres, et non pas de celui d’Angleterre.

Ô mon cher, jamais je n’ai vécu une semaine ou n’ai pensé qu’on pût en vivre une comme celle que je viens de passer à Arlon, dans l’atmosphère du mariage d’Eugène. En quittant Arlon et en respirant l’air de l’Europe il me semblait que je m’éveillais comme au sortir d’une maison enchantée, presque d’une maison de fous.

Ah ! Je suis plus que jamais l’esclave du sort. Ce que l’on nomme notre état normal est la grâce d’une totale Ivresse qui se déchaîne, délivrée. C’est effrayant et divin. Je me suis dit : à quoi tient notre sort ! d’émouvants (ou d’effrayants) hasards, un sourire fortuit dans un village et nous devenons shakespeariens, notre destinée se fixe. Je soupirais en pensant à la plainte de nos cerveaux qui aspirent follement à l’Unique, à la plénitude du sort ; ironiquement et à pleins poumons, je respire l’air fier des longs voyages. Puis, vint le crépuscule et une heure d’attente en une petite station ; je déambulais de-ci de-là, contemplant les profondeurs du ciel prodigieusement constellées, je regardais une lampe à la fenêtre d’une lourde maison bourgeoise (c’était une lampe à abat-jour rose), et je me mis à rêver. Les Corinne, les Ophélie, etc., tout cela, dans notre vie, est mensonge : dans le fond, il n’y a pour nous que les petites Adrienne au bon cœur, aux longs cils, au juvénile et éphémère sourire, les petites Adrienne à la peau enchanteresse, que le hasard (et tout n’est-il pas hasard ?) a conduites sur notre chemin. Oui, tout est hasard, car n’y eût-il pas existé d’Adrienne, il y aurait eu une Leah ; n’y eût-il pas eu de Leah, il y aurait eu une Nini, et ainsi de suite. C’est pourquoi il nous est enjoint de nous attacher à la première que le hasard nous présente, et nous l’aimerons seule, car c’est la première et nous ne rêverons pas à une autre. La vieille maxime du sage est : « Aimes-tu deux femmes en même temps, n’en choisis aucune, car tu regretterais toujours l’autre ». Cependant, c’est l’ivresse de la vie créée, continuée, l’ivresse de l’action et de la joie, l’ivresse d’avoir obéi à l’Inconscient, à la volonté du destin.

Voici que je me suis doucement assoupi.

Je vais confier ces lignes à la poste (elles sont pleines de littérature, mais n’est-ce pas ce que l’humanité a de plus vrai, de moins décevant ?) et aller à la gare.

Je la verrai dans une demi-heure. Cette minute me fait palpiter le cœur, et dans quarante ans je penserai combien longue à venir fut cette minute.

Jules.