Lettres de Jules Laforgue/125

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 170-172).
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CXXV

À SA SŒUR

Londres, 31 décembre 1886.
[Paris] 26 janvier 1887.
Ma chère Marie,

Excuse-moi si j’ai tant tardé à t’écrire.

Il y a eu tant de choses ! Après trois jours passés à l’installation ici (8, rue de Commaille) le 30 au soir, je suis parti pour Londres. J’y suis arrivé le matin à six heures et demie. À dix heures, je me suis trouvé avec Leah, nous avons été à une heure seuls dans une petite église protestante où un pasteur nous a mariés en un quart d’heure, sans messe et pour 25 francs. Sans papiers (c’est en rentrant à Paris que j’ai trouvé l’extrait mortuaire que tu m’envoyais et qui m’était inutile, comme nous étions parvenus à nous en passer). Nous avons passé trois jours à Londres et une heure à Douvres. J’avais toujours mon rhume, vieux de trois mois. En rentrant à Paris, j’ai dû voir un médecin qui m’a embêté et dont je ne suis parvenu à me débarrasser qu’au bout d’une semaine — et je tousse encore tristement. Voilà pour mes doléances (qui sont en même temps l’excuse au retard de cette lettre). Quant à mes non-doléances, elles, elles sont absolues.

Nous avons une installation incomplète mais très amusante, des chambres avec du soleil, etc., de l’argent tout juste. Je porte des articles çà et là. (Il faut bien mille francs par mois pour être heureux modestement en ménage à Paris.) Nous en dépensons quinze par jour. Heureusement, le petit personnage que j’ai épousé est d’une vraie santé de maigre, toujours gaie et fantaisiste. Il est neuf heures. C’est l’heure où les amis qui veulent me voir et ont égard à ma difficulté de me déplacer moi-même en ces commencements viennent sonner. — Il ne viendra probablement personne.

Nous avons un bon feu, une belle lampe, du bon thé dans le service que l’Impératrice m’avait donné.

Et toi, comment vas-tu ? et la petite fille ?

Et les affaires de ton mari ? J’espère que tout va à peu près bien.

Je vois à peine Émile, qui, par une sotte timidité, ne vient pas à la maison. — Les affaires de la tante sont bien mal. Ils ont dû mettre leurs bijoux au Mont-de-Piété.

Je suis encore trop malade et épuisé par la fièvre des trois derniers mois pour pouvoir bien travailler et surtout faire toutes les courses que je devrais faire. Mais bientôt je serai en voie, et en bonne voie.

Donne-moi de tes nouvelles. Tu sais bien que toi, ton ménage et tes affaires sont ceux au monde auxquels je m’intéresse le plus. — Donne-moi de vos nouvelles, je t’en prie. Mes bonnes amitiés dévouées à ton mari. Je t’envoie, tard, un faire-part inutile pour toi. Eût-il fallu en envoyer à Tarbes ?

Ton Jules.
8, rue de Commaille.