Lettres de Jules Laforgue/Introduction

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. v-x).


INTRODUCTION


On trouvera ici, pour la première fois réunies en grand nombre, des lettres que, durant les six dernières années de sa trop courte vie, Jules Laforgue adressa à sa sœur, à l’un de ses frères, à quelques-uns de ses amis les plus chers ou les plus empressés à favoriser les débuts de sa carrière, comme à alléger de sa fin les soucis et les souffrances.

À plusieurs reprises, des lettres de Jules Laforgue avaient été données dans des revues, aussi bien dès le lendemain de sa mort (comme ces Lettres à un ami publiées dans l’Art Moderne de Bruxelles en décembre 1887) que tout récemment (celles, entre autres, que M. Édouard Dujardin a mises au jour l’an dernier dans les Cahiers Idéalistes : mai 1923). Une édition des Œuvres de Jules Laforgue publiée antérieurement, (Mercure de France, 1900-1903), contenait, dans son troisième volume : Mélanges Posthumes, un premier groupement de ces lettres, mais il n’en comprenait qu’une trentaine qui n’étaient adressées qu’à trois destinataires. On en trouvera ici environ cent cinquante et à quatorze personnes différentes, soit qu’on les ait tirées de la Revue Blanche, de l’Art Moderne, de la Cravache parisienne, de Lutèce, où elles étaient demeurées, soit qu’elles nous aient été communiquées en manuscrit par leurs destinataires ou leurs possesseurs actuels.

Nous nous sommes efforcés, non seulement d’en offrir au lecteur un texte en tout point correct, d’en éclairer les allusions, d’en spécifier les circonstances, mais encore d’en préciser les dates laissées souvent incomplètes par l’écrivain.

Nous avons été assez heureux pour pouvoir, soit par l’examen des lettres mêmes, soit à l’aide d’un précieux Agenda tenu par Laforgue pendant l’année 1883, attribuer presque à chacune de ces lettres une date indubitable, lors même que l’écrivain n’y avait porté qu’une indication imprécise de jour et de mois.

La réunion de ces lettres nous a été singulièrement facilitée par un concours de bonnes volontés au premier rang desquelles il me faut citer Madame G. Labat (née Marie Laforgue) et M. Félix Fénéon, à qui nous devons la communication de mainte lettre inédite et qui, depuis trente-cinq ans, a, mieux que quiconque, servi la mémoire de Jules Laforgue. Avec une complaisance et un empressement dont nous lui sommes vivement reconnaissants, M. Auguste Marguillier nous a fourni mainte précision fort utile en ce qui touche les lettres adressées à Charles Ephrussi. Il est regrettable, en revanche, que des scrupules respectables, mais qui nous semblent extrêmes, aient engagé M. Paul Bourget à ne point mettre au jour les lettres nombreuses et d’un intérêt certain qu’il reçut de l’auteur des Complaintes durant la même période ; nous n’en sommes pas moins reconnaissants envers notre maître et ami M. Henri de Régnier et notre ami Gérard Bauer des démarches qu’ils voulurent bien faire à cet effet auprès de M. Paul Bourget.

Il faut également déplorer que M. Gustave Kahn n’ait pas cru devoir remplir la promesse qu’il nous avait faite de nous communiquer les lettres qu’il avait reçues de Jules Laforgue.

Au cours de cette correspondance, qui s’étend ici de septembre 1881 à août 1887, c’est-à-dire des débuts de sa vingt-et-unième année jusqu’aux tout proches menaces de la mort, on verra paraître sans cesse le cœur et l’esprit de Laforgue tout parés de la séduction irrésistible de leur fraîcheur spontanée et savante, et de leur souriante ironie. Il n’est personne, sans doute, en qui ces lettres ne pourront accroître l’affection que fait naître pour leur auteur la lecture des Complaintes ou des Moralités Légendaires.

Qu’il écrive à son protecteur, Charles Ephrussi, à ses grands amis de chaque jour M. Charles Henry ou Théophile Ysaye, à la plus chère des sœurs ou à la plus lettrée des amies, il conserve toujours un naturel égal, une intelligence prompte, un cœur exquis. Si la lettre à Trézenick est un document littéraire d’importance, les lettres à sa sœur sont des témoignages humains d’inestimable prix : elles ajoutent grandement aux plus touchants vestiges littéraires que nous ait laissés la tendresse fraternelle et elles placent Marie Laforgue parmi ces sœurs, discrètes mais inoubliables, Laure de Balzac, Pauline Beyle, Henriette Renan, etc., dont les visages s’éclaireront toujours des plus tendres reflets de la gloire de leur frère.

C’est par l’une de ces lettres que s’ouvre ce recueil. Jules Laforgue est alors à Paris depuis cinq ans, après avoir vécu d’abord six années à Montevideo, où il est né le 16 août 1860, puis neuf à Tarbes, où, en compagnie de son frère aîné, Émile, il a fait ses études au lycée, de 1869 à 1876. Sa mère est morte en 1877, à Paris, peu après qu’elle était venue s’y installer avec son mari et ses onze enfants. Le chagrin de cette perte a miné profondément la santé de M. Laforgue père : ne s’abusant probablement pas sur son état, il a décidé de retourner à Tarbes, berceau de sa famille, où ses enfants, dont l’aînée n’a pas vingt ans, pourront du moins trouver auprès de leurs cousins aide et protection, s’il venait à disparaître. Emmenant neuf de ses enfants, le père n’a laissé derrière lui que les deux aînés : Émile, qui fait son service militaire, et Jules, qui vient d’être engagé comme secrétaire par Charles Ephrussi, critique et amateur d’art. C’est la première fois depuis sa sortie du lycée que Jules Laforgue se trouve seul, privé de l’atmosphère familiale et surtout des entretiens avec cette sœur qui est la confidente de ses goûts, de ses essais, de ses espoirs.

Trois mois plus tard, sur la recommandation de Charles Ephrussi et de M. Paul Bourget, Jules Laforgue était agréé comme lecteur français de l’impératrice Augusta. Il occupa ce poste du 30 novembre 1881 au 8 septembre 1886, suivant la Cour à Berlin et dans des villégiatures régulières ou occasionnelles : Bade, Coblentz, Babelsberg, Hombourg, Ems, Wiesbaden, Mainau, ne revenant en France qu’à l’été passer chaque année deux mois à Tarbes et quelques jours à Paris. Il ne devait rentrer définitivement dans cette ville, au début d’octobre 1886, que pour y mourir moins d’un an après, le 20 août 1887, laissant, comme témoignages de son génie, ses poèmes, les Moralités Légendaires, maint essai ou fragment sur la vie et sur l’art, et, comme aveu de son être quotidien, les lettres qu’on va lire.

G. Jean-Aubry.
1924