Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/G

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Imprimerie nationale (p. 625-643).

Appendice G.



LES ARTS ET LE DICTIONNAIRE DES MANUFACTURES.

§ 1er.

Cet Appendice consisterait uniquement à donner la liste des monographies industrielles que Roland publia, de 1780 à 1783, sous le nom d’Arts, et à rassembler quelques détails sur la rédaction de son Dictionnaire de manufactures, si nous n’avions à raconter ainsi sa grande querelle avec un de ces privilégiés puissants qui pesaient alors si lourdement sur l’industrie nationale, Jean Holker, manufacturier à Rouen et inspecteur général du commerce. La correspondance des Roland est pleine des échos de cette bataille, qui troubla plusieurs années de la vie du pauvre inspecteur de Picardie. En tout cas, son détail est singulièrement instructif.

Rappelons d’abord que Roland, écrivain infatigable, attendit cependant d’avoir dépassé la quarantième année avant de rien publier : il apprenait son métier. S’il prenait la plume, c’était pour des mémoires adressés uniquement à son administration. En parcourant le Dictionnaire des manufactures, on arriverait aisément à en refaire la liste. C’est seulement dans l’hiver de 1774 à 1775, qu’il songea, après plus de vingt ans de pratique, à une « lettre », nous dirions aujourd’hui une brochure, « sur les fonctions, les devoirs et l’utilité des inspecteur des manufactures et du commerces. » Mais, pour la publier, il fallait le visa d’un censeur ; il en demanda un : « Dès notre premier entretien, je reconnus un homme tellement gonflé de sa petite dignité, si fat, si testicoteur, si important, que je pris en dégoût sur-le-champ et sa personne et mon entreprise. Je retirais ma lettre… ». Mais ceux que tourmentent les vérités à dire ne se résignent pas longtemps. Cinq ans après, Roland glissait son factum au milieu de ses Lettres d’Italie (t. IV, p. 320-361). Elle y fait, entre Rome et Naples, un effet très inattendu.

Peut-être aussi les espérances qu’il fondait alors sur la protection de Trudaine, pour sa nomination d’inspecteur général, lui commandaient-elles la réserve.

En 1777, Roland perdait avec Trudaine son seul appui. Néanmoins, son expérience administrative était tellement reconnue, qu’en mai 1778, quelques mois après son retour d’Italie, on lui demanda, de la part du ministre des finances [Necker] « un mémoire pour arriver à la simplification des règlements ». Le 11 juin, il était prêt et expédiait son mémoire (Dict. des manuf., I, 289 ; II. 2e partie, 69). Mais son ardeur intransigeante s’y exprimait aussi hardiment que si l’on eût été encore au temps de Trudaine. Nous pouvons en juger, puisqu’en 1784 il a inséré ce mémoire dans son dictionnaire (I, 291*). C’est là que se trouve le fameux passage si souvent cité contre la tyrannie inepte des règlements et des agents qui les outraient encore : « J’ai vu couper par morceaux, dans une seule matinée, quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent pièces d’étoffes… J’ai vu faire des descentes chez les fabricants avec une bande de satellites, bouleverser leurs ateliers, répandre l’effroi dans leur famille, couper des chaînes sur le métier, les enlever, les saisir, assigner, ajourner, faire subir des interrogatoires, confisquer, amender, les sentences affichées et tout ce qui s’ensuit, tourments, disgrâces, la honte, frais, discrédit, et pourquoi ? Pour avoir fait des pannes en laine, qu’on faisait en Angleterre et que les Anglais vendaient partout, même en France, et cela parce que les règlements de France ne faisaient mention que des pannes en poil, etc. ».

C’est probablement à la suite de ce mémoire que Roland fut appelé à Paris, comme nous l’avons déjà dit, à la fin de 1779, pour y donner ses lumières en vue d’une refonte des règlements de l’industrie, particulièrement de ceux qui concernaient « la bonneterie », entendez par là toutes les étoffes de laine (Dict. des manuf., I, 7). Cette industrie était particulièrement celle des villes et campagnes picardes. De plus, elle était sous la direction spéciale de Tolozan, le plus actif et le plus éclairé des quatre Intendants. On prétendait bien laisser Roland à sa place d’inspecteur de province et le malmener au besoin : mais on le trouvait bon à consulter. Il séjourna donc toute l’année 1780 à Paris (l’année de son mariage), et c’est vers cette époque seulement qu’il commença à publier.

Passons maintenant en revue ses monographies industrielles.

L’Académie des Sciences patronnait alors la publication d’une série de traité sur les Arts industriels, rédigés les uns par tel ou tels de ses membres, les autres par divers savants ou praticiens. C’était chez Moutard, libraire et éditeur de cette Compagnie, qu’ils paraissaient, après avoir été examinés par des commissaires de l’Académie et, sur leur rapport, investis de son approbation. Roland se chargea d’en donner plusieurs.

Le premier qui parut est intitulé : « l’Art du fabricant d’étoffes en laines rases et sèches, unies et croisées, par M. Roland de La Platière, inspecteur général des manufactures de Picardie, etc., 1re partie, à Paris, aux dépens et de l’imprimerie de Moutard, imprimeur-libraire de l’Académie royale des Sciences, 1780 ». Une deuxième partie, intitulée l’Art de préparer et d’imprimer les étoffes en laine, fait suite à la première, ce qui a fait croire à quelque bibliographes qu’il y avait eu deux publications différentes. Le tout comprend 62 pages in-folio et 11 planches.

Roland nous prévient, dans son avertissement, que ce travail avait été écrit en 1776, et remis à Trudaine, qui renvoya le manuscrit, pour rapport, « à l’académicien commissaire de l’administration en cette partie [Mignot de Montigny] ». Celui-ci, quand Roland revint d’Italie, le détermina à soumettre son travail au jugement de l’Académie. Les commissaires furent Duhamel, Fougeroux de Boudaroy et Vandermonde. Le certificat de l’Académie, signé Condorcet, secrétaire perpétuel, est du 13 mars 1779. Nous venons de voir que l’ouvrage parut un an après.

Vint ensuite « l’Art du fabricant de velours de coton, précédé d’une dissertation sur la nature, le choix et la préparation des matières, et suivi d’un traité de la teinture et de l’impression des étoffes de ces mêmes matières, par M. Roland de La Platière, etc., en deux parties. — Paris, 1780, Moutard, etc. » L’ouvrage, accompagné de 11 grandes planches, comprend 52 pages in-folio, la 2e partie commence à la page 32.

Une note (p. 8) nous apprend que Roland avait écrit son travail également en 1776, l’avait remis alors à Trudaine (qui l’avait donné à lire à Montigny), et, après l’avoir remanié à son retour d’Italie, l’avait soumis au jugement de l’Académie des Sciences. Le rapport des commissaires Fougeroux de Bondaroy et Mignot de Montigny, ainsi que l’approbation de l’Académie, certifiée par le secrétaire perpétuel Condorcet, sont du 31 juillet 1779. L’ouvrage est donc postérieur au précédent et parut en effet quelque temps après, en décembre 1780.

C’est pourtant cet ouvrage, en apparence bien inoffensif, et en tout cas dûment estampillé, qui déchaîna sur Roland le vif mécontentement du monde officiel, comme nous l’allons voir plus loin.

En 1781, Roland use son temps à obtenir la permission de mettre en vente les Lettres d’Italie, et ne publie rien.

Son troisième traité, l’Art du tourbier (il avait pu, en Pirardie, bien étudier le sujet), avait cependant été remis à l’Académie des Sciences dès 1780 (Dict. des manuf., III, 418), disons plus exactement en 1781, car nous trouvons au ms. 6243, fol. 122-134, quatre lettres de Roland, des 5 août 1781, 29 juin et 10 juillet 1782, 25 janvier 1783, qui donnent toutes les précisions nécessaires. Dans la première, Roland envoie son manuscrit à M. Tillet, membre et trésorier adjoint de l’Académie des Sciences, pour demander des commissaires ; il n’y met qu’une condition, c’est que l’académicien Desmarets, inspecteur des manufactures de la Champagne, ne soit pas du nombre (toute la correspondance de Roland révèle une antipathie tenace contre son collègue Desmarets). Dans la seconde et la troisième lettre, il déclare mieux aimer retirer son ouvrage que de le voir juger par cet homme. Il finit par avoir gain de cause. Tillet, Fougeroux et Morand furent ses commissaires, et l’ouvrage, imprimé en 1782, parut enfin, dans les mêmes conditions que les deux précédents, le 1er avril 1783.

Roland se proposait aussi de publier un Art du Toilier (voir l’Introduction à l’Art du velours de coton, p. 7). Il préparait également, avec M. Deu, « une petite Botanique aquatique amiénoise » (lettre de lui à sa femme, du 13 janvier 1782, ms. 6240, fol. 129). Mais nous ne voyons pas que ces ouvrages aient jamais paru.

Dans le courant de l’année 1783, les trois traités que Roland avait publiés in-folio chez Moutard furent réimprimés in-quarto au tome XIX de la collection des Arts que le banneret Osterwald publiait à Neufchâtel. Les Mémoires de Brissot (t. II, p. 139) donnent de bien curieux renseignement sur cette imprimerie d’Osterwald, installée dans une principauté prussienne au cœur de la Suisse, et qui, par une contrebande tolérée, inondait la France de ses produits, dont bon nombre étaient de véritables contrefaçons.

Entre la publication des trois Arts de Roland et celle de son Dictionnaire des manufactures, le moment est venu de raconter sa querelle avec Holker.


§ 2. Holker.

Condorcet, prononçant l’éloge de Mignot de Montigny, membre de l’Académie des Sciences[1], mort en 1782, s’exprime ainsi :

« …Un jeune anglais (M. Holker), qui avait des connaissances très étendues sur la fabrique des étoffes de toute espèce, ayant embrassé le parti du Prétendant [Charles-Édouard], avait été pris à la bataille de Culloden avec un de ses amis ; il s’attendait à périr du dernier supplice… Cependant M. Holker trouva moyen de percer le mur de la prison où il était enfermé avec M. March, son ami. M. March descendit le premier ; mais le passage était trop étroit pour son ami ; il rentra dans la prison pour préparer de nouveau leur évasion commune… Arrivés en France, tous deux entrèrent au service ; mais M. Holker vit bientôt que, si le zèle pour son prince avait fait de lui un soldat, la nature l’avait formé pour d’autres occupations ; il fit proposer à M. Trudaine de l’employer à établir en France quelques branches d’industrie que l’Angleterre possédait seule ; à en perfectionner d’autres où la France avait une infériorité qui l’excluait de la concurrence… M. Holker ne savait pas le français et M. Trudaine ignorait la langue anglaise ; il chargea M. de Montigny d’examiner ces projets dont il sentait toute l’utilité et toute l’importance. Nous n’entrerons point ici dans le détail de tous les travaux que M. de Montigny fut obligé de faire et pour s’instruire des vues de M. Holker et pour en suivre l’exécution lorsqu’elles furent adoptées, nous nous bornerons à dire qu’on doit à leurs travaux réunis nos manufactures de draps et de velours de coton ; l’usage des cylindres pour calendrer les étoffes ; une meilleure méthode de leur donner l’apprêt auquel elles doivent leur lustre ; la perfection actuelle de nos quincailleries et de nos fabriques de gaze, enfin, l’établissement des machines à carder et à filer les cotons et les laines… »

Une brochure de 1781, dirigée contre Roland et inspirée par Holker[2], précise et complète sur quelques points ces indications :

« Ce fut en 1745 qu’il [Holker] prit les armes pour le prince de Galles, à son passage à Manchester, où il avait levé un régiment. Il fut pris au siège de Carlisle, mis aux fers et conduit à Londres pour y être jugé et exécuté. Il trouva le moyen de s’évader et de passer à Paris, auprès du prince, qui le nomma capitaine dans le régiment d’Ogilvy, de sa création. Après le siège de Maestricht [1748], il passa en Picardie et se rendit en octobre 1749 à Rouen, où il fit connaissance avec plusieurs négociants. M. Morel, inspecteur des manufactures, l’accompagna dans les diverses fabriques et le condsisit aussi fort souvent chez M. d’Haristoy. Celui-ci, persuadé des avantages des nouveaux ateliers qu’il se proposait d’établir, engagea cet inspecteur d’en écrire l’administration. D’après ses lettres à M. Trudaine et à M. de Machault, alors contrôleur général, il reçut ordre d’engager M. Holker à se rendre à Paris. En mars 1750, il fut présenté par milord Ogilvy, son colonel, à M. Trudaine, auquel il remit quelques échantillons de velours de coton et un mémoire en anglais, qui fut traduit par M. de Montigny, de l’Académie des Sciences. M. Trudaine le chargea donc de l’exécution de tout ce qu’il proposait, et de passer en Angleterre pour en ramener les divers ouvriers nécessaires à ces projets. Fermant alors les yeux sur les périls de sa mission, il se rendit en Angleterre, où sa tête était à prix. Il en revint et fut suivi par les ouvriers dont il avait besoin… »

Aidé par des secours importants du gouvernement français, Holker fonda en 1752[3], à Saint-Sever, faubourg de Rouen sur la rive gauche de la Seine, une fabrique de velours de coton. A-t-il véritablement introduit en France cette industrie du Lancastre, ou n’a-t-il fait que la perfectionner ? Nous nous garderons de nous prononcer là-dessus, et de trancher ainsi le débat qui surgit plus tard entre Roland et lui. Notons seulement que Roland, dans son Art du fabricant de velours de coton, écrit en 1776, mais publié seulement en 1780, lui conteste absolument tout titre à cet égard.

Holker, s’il faut en croire son apologiste[4], nous aurait apporté « l’art des velours et autres étoffes anglaises de coton ; l’apprêt de toutes les toiles par les calandres et cylindres, chauds et froids ; une nouvelle teinture en bleu ; la manufacture d’huile de vitriol ; l’art des bayettes ; mille améliorations dans l’apprêt des draps et dans les instruments de triture et de filature… », etc.

Mais, d’un autre côté, un violent libelle[5], qui est probablement de Denis Baillière, le pharmacien-chimiste de Rouen, ami de Roland, nous donne une note bien différente :

« Cet homme, qui se dit de famille noble, est né et a vécu dans la plus grande abjection et dans la misère : il n’avait pour rouler sa calandre qu’un cheval aveugle, auquel il faisait la litière et qu’il pensait lui-même ; son nom était perdu dans la plus vile populace de Manchester ; son humble épouse, qui lui aidait à tout de son mieux, ne savait ni lire ni écrire… Il ment, quand il parle de ses inventions et des services qu’il a rendus à la France ; il ne savait rien quand il y est venu ; il n’y a rien importé que de l’intrigue transformée en impudence… Il ment, lorsqu’il dit que sa tête était à prix ; prisonnier à Newgate, comme un échappé de la Conciergerie, il eût été exécuté si on l’eût repris, mais il ne fut jamais question d’argent pour un homme de cette sorte… il ment toujours… Ledit chevalier est un chevalier d’industrie… »

Quoi qu’il en soit, il ne peut guère être contesté que Holker, intelligent, actif, ambitieux, encouragé par Trudaine, guidé par M. de Montigny, n’ait pris très vite une grande place dans l’industrie française. Aussi fut-il nommé, par arrêt du Conseil du 15 août 1755, sous l’administration du contrôleur général Moreau de Séchelles, inspecteur général des manufactures et « principalement de celles qui ont été établies à l’instar des étrangères », avec 8,000 livres d’appointements et résidence à Rouen[6]. Son rôle officiel était le contrôle des marchandises arrivant du dehors ; mais il semble bien que sa mission principale ait été de tirer de l’étranger des secrets de fabrication. C’est ainsi du moins qu’il nous apparaît. Nous avons la preuve, cependant, qu’il exerça sa fonction ailleurs qu’à Rouen. Outre ses tournées en Picardie, dont nous allons dire un mot, il visita le Languedoc en 1764 et rédigea un long mémoire sur la fabrication des étoffes de laine en Gévaudan et dans plusieurs autres diocèses de la province (Inv. des Arch. de la Haute-Garonne, C. 32)[7].

Le 17 juillet 1768, il écrivait à Trudaine pour lui demander, en même temps qu’une augmentation d’appointements, l’adjonction de son fils Jean, avec survivance, dans sa commission d’inspecteur général ; son fils lui fut en effet adjoint, par commission du 27 novembre suivant, avec 2,400 livres d’appointements.

Aucune faveur administrative ne lui fut ménagée ; un arrêt du Conseil du 12 mars 1761 accordait à sa femme, en cas de survie, une pension de 2,000 livres, dont le bénéfice fut transporté à sa seconde femme par un autre arrêt du 14 décembre 1776. On ne se contenta pas de le naturaliser lui et les siens[8], on lui octroya, en novembre 1774 (c’est la brochure Holkériste déjà citée qui nous donne la date), « des lettres de reconnaissance de noblesse et, en tant que de besoin, d’anoblissement »[9].

Un autre arrêt du Conseil, du 22 janvier 1777, donna à Holker fils une nomination définitive d’inspecteur des manufactures étrangères, avec 8,000 livres d’appointements. En même temps, on lui confiait une mission importante en Amérique. Il s’agissait de diriger sur la France le commerce des colonies anglaises insurgées contre leur métropole. Holker fils, en conséquence, « remplit pendant quelque temps, à Philadelphie, les fonctions de consul et d’agent de la maison du Roi » (Eugène Lelong, loc. cit.). Il revint en 1783[10].

Nous n’avons pas à suivre Holker père dans toutes les circonstances de son rôle d’inspecteur général. Ce rôle a été incontestablement des plus actifs. La brochure déjà citée rappelle, entre autres services rendus à l’industrie française, l’introduction d’une machine à carder : « Il fit d’abord venir à ses frais le sieur Hall, puis le sieur Milne, appelé du comté de Lancastre ; il fit faire à ce dernier deux de ces machines, dans l’atelier d’Oissel ; leur succès frappa M. Tolozan en 1779, lors de la visite qu’il fit de cet atelier, au point qu’il désira en avoir une pour le dépôt de l’administration… ».

Il semblerait aussi, du moins si l’on s’en rapporte aux documents officiels, qu’il eût introduit à Amiens, en 1773, les apprêts anglais. (Voir Arch. de la Somme, C. 319, « Lettre de M. Trudaine à M. d’Agay, Intendant, lui envoyant un mémoire des sieurs Flesselles et Price, entrepreneurs des nouveaux apprêts que M. Holker vient d’établir à Amiens à l’instar de ceux d’Angleterre… Paris, 4 mai 1773 ».) Mais nous verrons plus loin que Roland lui déniera âprement cette invention.

Quoi qu’il en soit, e 1777 (Tableau de Rouen), « M. Holker, chevalier de Saint-Louis, faubourg Saint-Sever », figure sur la liste des « personnes nobles ou vivant noblement » (p. 417). Il est associé de la Société royale d’agriculture (p. 433)[11]. Il a, à Rouen, la plus grande situation qu’on puisse concevoir, puisqu’en même temps qu’il a rang dans la noblesse et qu’il exerce ses fonctions d’inspecteur général des manufactures, il continue à diriger son industrie. Il n’y avait rien là d’absolument incompatible ; on voit souvent au XVIIIe siècle des fabricants qui sont en même temps inspecteurs du commerce ; mais Holker est, croyons-nous, le seul inspecteur général qui ait cumulé, et c’est peut-être à cause de lui que l’Instruction royale de 1781 (Dict. des manuf., I, 71* article 19) interdit expressément aux inspecteurs l’industrie et le commerce.

Il mourut le 27 avril 1786 (voir lettre de Madame Roland du 4 mai), et son fils, en raison de ses deux commissions de 1768 et de 1777, lui succéda, dans son titre et ses fonctions. Mais un arrêt du Conseil du 16 février 1788, sous le ministère de Brienne, ayant supprimé toutes les places d’inspecteur général des manufactures, Holker fils cessa ses fonctions le 1er avril suivant.

Nous ignorons la date de sa mort. Il laissait un fils, Jean-Jacques-Louis Holker, né à Rouen le 2 avril 1770, mort à Paris en 1844, en qui revécut le génie industriel de son grand-père. C’est lui qui, au commencement du XIXe siècle, découvrit « la combustion continue du soufre dans les chambres de plomb », procédé devenu classique. En 1810, il fonda une société à Paris pour l’exploitation de son procédé, qui porte son nom ; en 1813, il devint associé de MM. Chaptal et d’Arcet, puis gérant de leurs beaux établissements chimiques dans la banlieue de Paris. (Voir sur lui Girardin, Cours élémentaire de chimie, 3° édition ; — Précis de l’Académie de Rouen, 1851-1852 ; — Biographie des contemporains, 5e édition.)

Maintenant que nous connaissons bien le puissant et redoutable personnage auquel Roland ne craignait pas de se heurter, abordons l’histoire du conflit.

Il semble que Holker n’ait jamais été bienveillant pour Roland, bien qu’il lui ait reproché plus tard (Lettre d’un citoyen de Villefranche) de l’avoir protégé à ses débuts. Roland dans sa réponse (Bibl. de Lyon, fonds Coste, n° 353441) et dans les autres pièces publiées peu après par ses amis et par lui (Lettres imprimées à Rouen en octobre 1781, ibid., 353442) s’en défendit avec dédain : « Personne n’ignore que M. H. n’usait point de son crédit pour les autres et que souvent, au contraire, il le leur rendait redoutable ».

Déjà, dans une lettre du 24 février 1764, écrite à Holker au moment où l’élève inspecteur de Rouen attendait la nomination d’inspecteur que Trudaine lui avait promise, Roland lui marquait d’une manière non équivoque combien il était fondé à croire qu’il usait de son crédit moins pour le servir qu’il n’en abusait pour lui nuire[12] ; sur quoi M. Trudaine, instruit du fondement des soupçons de M. de La Platière, lui manda, par sa lettre du 27 du même mois : « Je suis fâché que M. Holker vous ait inquiété… ».

La brochure holkériste reprochait à Roland trois lettres serviles qu’il aurait écrites à Holker père et fils les 1er, 19 janvier et 8 février 1773. — Mais, riposte Roland, pourquoi n’avoir pas imprimé les lettres dont vous donnez les dates ? Ces lettres n’avaient d’autre objet que d’obtenir la solde d’une partie de ses appointements, et par conséquent ne demandaient « autre chose que ce qui appartenait à M. de La Platière, et ce qu’il aurait eu huit jours, quinze jours plus tard, plut tôt peut-être. On sait que M. Holker était supérieur dans l’art de se faire valoir ».

On voit cependant, par cela même, qu’en 1773 Roland et Holker n’étaient pas encore brouillés. Il résulte aussi des renseignements épars dans cette polémique de 1781 que Holker étant venu à Amiens précisément en cette année 1773, pour y établir les apprêts anglais, y vit Roland, et que celui-ci lui donna à lire la relation du voyage qu’il avait fait en Angleterre deux ans auparavant, en 1771 ; puis, qu’ils allèrent ensemble visiter une manufacture près de Beauvais.

La vraie brouille, amère, implacable, fut amenée par une question de doctrine, où Holker avait un intérêt privé. Directeur d’une manufacture royale privilégiée, il estimait que les procédés industriels devaient, par raison d’État comme par calcul personnel, demeurer secrets. Roland, élève des deux Trudaine[13], pensait au contraire que ces procédés devaient être divulgués, et ne cherchait à les connaître que pour les répandre. Aussi les ateliers de Holker lui avaient-ils toujours été expressément fermés : « Vous représentez les ateliers de M. H. ouverts à tous ceux qui désiraient les visiter, tandis que M. D.L.P. [de La Platière], durant dix ans qu’il est resté à Rouen, n’a jamais pu pénétrer dans ceux de teinture ni d’aucun apprêt » (Réponse, etc.). Et Holker fils écrivait à Roland, le 10 avril 1775 (en réponse, sans doute, à quelque demande de renseignements) : « Je ne connais pas de procédé abrégé de couper le cannelé ; si nous avions quelque mystère à cet égard, je ne pourrais en disposer sans la participation de nos associés, qui s’y refuseraient sans exception » (Ibid.).

Cela était net. Mais il semble qu’Holker, si jaloux de ses procédés, n’en était pas moins curieux de pénétrer ceux des autres, abusant pour cela de sa qualité d’inspecteur, et rencontrait alors des résistances provenant précisément de ce que, derrière l’inspecteur, on redoutait le fabricant rival. Citons à ce sujet, sans prendre d’ailleurs parti dans la querelle, et uniquement à titre d’anecdotes significatives, un long passage de la brochure de Roland :

L’inspecteur d’Amiens [Roland], témoin de la prodigieuse quantité d’étoffes d’Angleterre qui s’introduisaient en contrebande dans son département, et voyant que l’apprêt anglais contribuait pour beaucoup à la préférence qu’on leur donnait, sollicita l’Administration, pendant trois années consécutives, d’envoyer quelqu’un en Angleterre pour y découvrir ses apprêts. M. H. y lit deux voyages pour cet objet, peut-être aussi pour d’autres ; il vint à Amiens en 1773, fit monter des presses, un petit fourneau à chauffer de très petites plaques, dépensa mille écus, et manda à l’Administration qu’il avait établi les apprêts anglais à Amiens. Cependant on n’y apprêta jamais à l’anglaise une seule pièce d’étoffe jusqu’à l’arrivée du sieur Price, apprêteur de Londres, qui démolit le fourneau, fit venir des plaques toutes différentes, pava l’atelier de celles de M. H., établit le grillage à la plaque inconnu avant lui, et y fit les apprêts anglais, dont on n’avait pas d’idée sur les étoffes de France. Avec toute son industrie et l’envie, je dirai même le besoin d’user d’économie, il ne put tirer parti de rien de ce qu’il trouva établi.

M. H., qui n’avait po voir les apprêts en Angleterre, qui n’avait pas d’idée de la plaque à griller les étoffes, qui n’avait offert à Amiens que la pratique de les flamber à l’esprit de vin, avouant qu’il n’en connaissait point d’autre, apprit aussitôt le renversement de sa dispendieuse parade ; curieux de ce qu’on y avait substitué, il revint à Amiens ; mais le sieur Price lui refusa la vue de cette opération, dont M. H., contrit et humilié, était loin alors de se dire l’inventeur. Le refus du sieur Price était fondé sur la persuasion qu’un inspecteur fabricant cherche à voir pour son profit et non pour celui du public.

Le même raisonnement fut fait peu de temps après par le sieur Warnier, entrepreneur de la manufacture de vitriol de mars [sulfate de fer], établie à Goincourt, près de Beauvais, et que MM. H. et D.L.P. allèrent visiter ensemble. Le gènéral, muni d’ordres pour entrer, y introduisit le provincial, auquel l’entrepreneur dit : « M. H. s’est déjà présenté ici ; il a fait l’impossible pour y entrer de jour ou de nuit par la voie des ouvriers qu’il a cherché à gagner ; il n’a pu eu venir à bout ; il s’est fait donner un ordre ; j’ai besoin de la protection du Conseil, et je n’ose rien dire. Pour vous, Monsieur, qui n’avez point d’entreprise, volontiers je vous aurais tout fait voir. »

On conçoit dès lors quelles durent être l’inquiétude et l’irritation de Holker, lorsqu’il apprit, au commencement de 1776, que Roland se proposait de publier « l’Art du fabricant de velours de coton », et ce, avec l’approbation et les encouragements de Trudaine de Montigny. Mais ici, laissons parler Roland ; c’est une vraie page de Mémoires :

M. Trudaine…, en mai[14] 1776, dit à l’auteur [Roland], qui lui remettait le manuscrit de son Art : « Sans doute vous avez visité la manufacture de Sens ? — Non, Monsieur, elle est fermée à tout me monde, même aux inspecteurs. — Elle ne le sera pas pour vous ; je vous donnerai des lettres ». Il les lui donna : l’une pour Sens, l’autre pour Rouen ; elles existent encore.

M. H. apprit l’ordre délivré par M. Trudaine ; il en sut le plus mauvais gré à l’inspecteur… en lui attribuant des ruses pour se procurer des renseignements sur l’Art des velours de coton ; il lui reprocha de l’avoir sollicité, quoiqu’il fût vrai que cette idée n’était pas venue à M. D.L.P…

Roland écrivit alors à Holker une lettre dont voici les principaux passages :


Paris, 30 mars 1776.

On m’a dit que j’avais violemment encouru votre animadversion… Je ne suis jamais entré dans aucun de vos ateliers, et je ne connais même personne qui ait jamais vu une seule opération de vos apprêts… Il y a plus, c’est que je n’ai jamais eu l’idée de m’y présenter. C’est M. Trudaine qui me l’a fait naître ; c’est lui qui me l’a proposé ; c’est lui qui m’a dit qu’il me donnerait des lettres, et qui me les a données… ; j’ai résisté à la proposition de M. Trudaine par des représentations ; il a insisté, c’étaient des ordres ; je dois aussi respecter ses motifs.

Holker, qui devait se trouver alors à Paris, répondit par une lettre de sept pages. Il est regrettable que Roland ne l’ait pas transcrite dans sa réponse, elle éclairerait le débat : nous savons du moins qu’elle se terminait ainsi : « Je n’aurais jamais cru que vous m’eussiez présenté tant d’obstacles en mon chemin, d’après les services que je vous ai rendus auprès de MM. Trudaine père et fils ».

Roland riposta aussitôt :


Paris, 1er avril 1776.

Je reçois en ce moment la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire aujourd’hui…

…Le sieur B. [Brown ?] ne savait rien ou presque rien lorsqu’il est venu à Amiens. Il m’a assuré cent fois n’avoir jamais pu entrer dans aucun de vos ateliers d’apprêts ; que c’était toujours porte dose… Il ne connaissait pas la mécanique à filer ; il n’en avait pas d’idée… ; je l’ai poussé, pressé à prendre des instructions à Amiens sur le battage, le savonnage et la filature du coton ; sur les marches, le tissage, la construction des métiers, etc… ; j’ai cherché à en faire autant, et je l’aurais fait bien plus efficacement, si je n’eusse cru réunir mes recherches aux siennes…

… Vous ne pouvez croire que M. Trudaine m’ait engagé à aller à Sens et à Rouen ? Il m’a cependant engagé d’aller à Sens et à Rouen… (Roland ajoute qu’il a offert à Holker fils de le lui faire répéter par Trudaine.)

Vous pensez qu’il est préjudiciable de répandre l’instruction ? Je pense qu’il est avantageux de la répandre. C’est différer d’opinion, voilà tout.

… Je ne veux pas, ni je ne dois pas supposer que la publication d’un Art que vous exercez vous affecte plus, et soit plutôt un crime pour celui qui s’en occuperait, que l’Art du drapier n’a affecté MM. de Sedan, ni déshonoré M. Duhamel[15]. Ils y ont concouru, Monsieur, et vous êtes de plus inspecteur général, et moi inspecteur particulier. C’est là une justification, je pense, si j’en avais besoin…

Cette réplique, avec l’allusion acérée qu’elle renfermait, n’était pas pour calmer Holker. Mais reprenons le récit de Roland :

Il [Holker] fit savoir à M. D.L.P. qu’il n’entrerait pas dans ses manufactures, et qu’il avait écrit pour qu’on lui fermât la porte s’il s’y présentait.

Cependant l’Art fut agréé. M. Trudaine en témoigna plusieurs fois sa satisfaction à l’auteur, qui le vit souvent dans l’espace de trois mois qu’il passa alors à Paris ; il lui dit un jour en souriant : « Vous avez des crises avec M. H. ? — Non, Monsieur, reprit M. D.L.P. ;… M. H. m’en fait, mais je n’en ai point avec lui ; il veut que je ne publie rien sur les velours de coton ; ou c’est comme fabricant, ou c’est comme inspecteur ; si c’est comme fabricant, je n’ai rien à lui répondre, et je continue ; si c’est comme inspecteur, qu’il prenne la plume, et je la quitte. S’il ne veut ni faire ni laisser faire, je ne le considère plus que comme fabricant et je vais mon train. — Vous avez raison », reprit M. Trudaine qui, loin d’avoir jamais donné A M. D.L.P., l’idée que M. H. se fût, en aucun temps, intéressé en sa faveur, lui laissa plusieurs fois entrevoir le contraire.

Parti pour Montigny[16], M. Trudaine y manda M. D.L.P., l’accueillit, l’invita, le retint, eut plusieurs conférences avec lui, lui remit son Art avec le rapport de M. de Montigny[17], lui en fit de nouveaux éloges, parla encore de Sens et de Rouen, insistant sur la vue de ces objets pour la perfection de l’ouvrage ; mais M. D.L.P. négligea d’insister sur le renouvellement de l’ordre, occupé d’ailleurs à recueillir sur l’Italie les intentions de M. Trudaine, qui lui répéta à cette occasion et lui exprima d’une manière positive les raisons qu’il avait toujours eues en le faisant voyager de préférence à tout autre et ses projets de le rapprocher de lui à son retour…

Ceci se passait en juillet 1776, un mois avant le départ de Roland pour l’Italie. Il n’était pas encore de retour qu’il apprenait la chute, puis la mort de Trudaine. C’est à Turin, en dînant chez l’ambassadeur (le baron de Choiseul), qu’il connut « la retraite du seul homme dans le monde à qui j’eusse des obligations et auprès duquel j’oubliais toujours tout intérêt ; tant il me rendait agréables les travaux de mon état, et tant je lui étais attaché d’obligations ! » (Lettres d’Italie, VI, 358)… « Un homme dont je secondais les vues en suivant mes goûts, et dont la confiance en moi était établie par ce qui me vaut ma propre estime » (ibid., 502 ). — Le 17 septembre, arrivé à Villefranche, dans sa famille, il écrit à Marie Phlipon, pour lui expliquer un long silence : « un événement inattendu [la retraite] me causa dans cet intervalle un chagrin violent. Survint une mort que je porterai longtemps dans le cœur… » (Join-Lambert, lettre I).

Roland n’avait plus de protecteur. Aussi le puissant manufacturier jeta-t-il feu et flamme lorsque l’inspecteur, en 1780, fit enfin paraître cet Art du fabricant de velours en coton dont le voyage d’Italie, puis d’autres circonstances, avaient retardé l’apparition. Si Holker n’avait eu à lui reprocher que le fait de cette publication, Roland aurait eu beau jeu en lui répondant, comme il le fit d’ailleurs : … « Si M. H., qui ne pouvait plus douter du désir, de l’intention même de M. Trudaine que cet Art fût publié, et qui devait bien présumer que dans un voyage d’Italie, qui demandait une longue absence, M. D.L.P. ne s’en occuperait pas ; si M. H., dis-je, dans ce long intervalle de juillet 1776 jusqu’en décembre 1780, que l’Art a paru, n’eût pas été plus fabricant qu’inspecteur, il aurait publié lui-même cet Art ; c’était une belle manière de se venger ; c’était la seule qui put convenir, la seule qui eût indiqué au public l’envie de lui être utile[18]… »

Mais le cas de Roland n’était pas aussi simple. Il avait fait précéder son mémoire d’un Avertissement ou Introduction de quatre pages où chaque ligne était une blessure pour Holker, sans même qu’il fût nommé :

1° On signalait combien la fabrication du velours de coton était répandue en Angleterre, d’où résultait « une concurrence de travail et de prix, sans laquelle la célébrité d’aucun établissement de ce genre ne saurait faire une époque marquée au coin de l’utilité publique ». (Cette épigramme en mauvais français visait directement la manufacture de Saint-Sever) ;

2° « On ne voit en France que quatre ou cinq manufactures très particulières de ce genre et les entrepreneurs soutiennent les velours qui en sortent à un prix si haut, qu’il en résulte une introduction considérable en contrebande de ceux d’Angleterre, etc. » (Donc le privilège de Holker est funeste à l’industrie nationale) ;

3° « Si le Gouvernement avait jugé à propos de rapprocher dans cette partie l’intérêt particulier de l’intérêt public, ou que le zèle de quelqu’un eut prévenu le nôtre, nous aurions depuis vingt-cinq ans, au lieu de trois à quatre cents métiers de velours cantonnés en trois ou quatre endroits du royaume, … des milliers de métiers de velours de coton. » (Même conclusion) ;

4° « Les ateliers de ces apprêts, où résident éternellement le silence et le mystère, longtemps impénétrables à la ruse et à l’argent même, restent encore inaccessibles à tout autre moyen… » ;

In cauda venenum : un historique sommaire, à la fin de l’Avertissement, affirmait que « les frères Havard furent les premiers qui fabriquèrent des velours de coton à Rouen avant 1740 ; que M. d’Haristoy avait repris, perfectionné leurs procédés et les avait pratiqués avec succès à Darnetal ; que, de 1750 à 1752, un établissement pareil avait été fondé à Vernon ; enfin que, « vers le même temps, un calandreur de Manchester, province d’Angleterre où les fabriques de ce genre sont très répandues, échappé et fuyant, amen des ouvriers, ses parents et autres instruits dans cette partie ; qu’il fut accueilli en France, où il a fait subitement une des fortunes les plus étonnantes du siècle… ».

Atteint dans son intérêt par la publication des procédés, profondément blessé dans son amour-propre par ces lignes dédaigneuses, le « calandreur de Manchester » fit lancer contre Roland une brochure enfiellée : Lettre d’un citoyen de Villefranche à M. Roland de La Platière, académicien de Villefranche, etc., 46 p. (Bibl. de Lyon, fonds Coste, 353448). Son apologiste (nous avons dit plus haut que c’était probablement Brown, inspecteur des manufactures à Caen), énumérait tous ses titres à la gloire d’avoir été le véritable introducteur en France de la fabrication du velours de coton ; puis, prenant Roland à partie disait : « … C’est à ce calandreur que notre héros [Roland] doit son état et son bien-être… le sieur Roland rampait depuis six à sept années dans le bureau de Rouen, en qualité d’élève. M. Godinot, de l’épouse duquel il est parent, en était inspecteur en chef et sollicitait vainement M. de Trudaine d’employer son allié. Enfin il eut recours à M. Holker, dont le zèle surmonta la répugnance du magistrat, et le fit placer en qualité de sous-inspecteur à Lodève, en 17.., puis inspecteur à Amiens où il ne se fit pas aimer ; de sorte qu’il eût été révoqué sans les sollicitations réitérées du calandreur[19]… » Tous les témoignages que nous avons rassemblés et produits dans les Appendices D et E prouvent qu’ici l’avocat de Holker ment sans scrupule.

Mais Holker ne s’en tint pas là. Il porta ses plaintes à l’Administration, à l’Académie des Sciences, à M. de Montigny qui, depuis trente ans, comme nous l’a appris Condorcet, était comme le protecteur de son industrie.

L’Administration, quoique peu bienveillante pour Roland, refusa d’intervenir.

L’Académie et M. de Montigny prirent partie pour Holker. On fut pourtant quelque peu embarrassé ; comment blâmer « un ouvrage sérieux où l’on ne trouve rien contre personne ; qu’une Compagnie savante et respectable [l’Académie des Sciences] a marqué de son sceau, fait imprimer sous son privilège, dont l’historique a été composé sur des notes fournies par les membres d’une autre Compagnie qui mérite également un grand respect [l’Académie de Rouen] ». Ces notes, ajoute Roland, furent écrites de la main d’un des secrétaires de l’Académie de Rouen [l’abbé Deshoussayes] et envoyées par l’autre [M. de Couronne] ; ce très digne homme de lettres s’est félicité de ce qu’elles aient pu être utiles à l’auteur ; ces Messieurs ont lu son Art ; l’Académie [de Rouen] lui en a fait faire des éloges et des remerciements ». etc.

L’Académie des Sciences chercha un biais ; le mémoire de Roland avait été approuvé par M. de Montigny en 1776 ; il venait encore de l’être en 1780, au moment de l’impression, par une commission qui comprenait, outre Montigny, Condorcet, Tillet et Fougeroux de Bondaroy. Mais les commissaires s’avisèrent ou que l’Avertissement qui faisait scandale avait été ajouté par Roland sans avoir passé sous leurs yeux, ou qu’ils avaient approuvé le tout sans se rendre compte des audaces qui y étaient cachées. Bref, ils jugèrent que cet Avertissement devait être supprimé, et M. de Montigny en écrivit à Roland, qui lui répondit, le 5 juillet 1781, par deux lettres, l’une officielle, destinée à être mise sous les yeux de l’Académie, l’autre personnelle pour Montigny. Nous croyons superflu d’analyser ici ces deux lettres, d’un ton très digne et d’un tour très habile en même temps (et où il semble bien que Madame Roland ait mis la main), mais qui n’apportent aucun élément nouveau dans la question : il suffira de donner la conclusion de la première : « Je suis pénétré de respect pour l’Académie ; ses désirs sont des ordres ; mais son intention n’est pas de me juger sans m’entendre, et j’ose espérer qu’elle ne désagréera pas l’explication que j’ai l’honneur de vous adresser. Puisqu’elle veut s’occuper de cette affaire, je ne puis que désirer qu’elle en ait toutes les pièces. Si, après les avoir lues, elle persiste dans son sentiment, je motiverai son avis, ses intentions, et je publierai ce qu’elle exigera ».

En même temps, Roland envoyait copie de ces deux lettres à Fougeroux, à Tillet et à Condorcet. Il écrivait d’ailleurs à Fougeroux, le même jour : « Les faits de mon Introduction, tous constants, avoués, publics, dont j’ai la certitude et dont je donne la preuve, tous étaient renfermés dans le manuscrit exposé sous les yeux de l’Académie. Comment aurais-je supposé qu’il y eût rien d’offensant pour personne ? Et si ce qu’on juge tel aujourd’hui a pu vous échapper. Monsieur, parce que, suivant l’observation de M. de Montigny, vous ne connaissiez pas M. Holker, comment le public en aurait-il été frappé, et qu’est-ce que ce peut être en soi ?

« J’étais si peu fait pour rien soustraire aux yeux de l’Académie, et pour insérer dans l’ouvrage quoi que ce fût qu’elle n’eût approuvé, que j’ai relaté à la fin et scrupuleusement désigné les additions que j’avais faites à l’Art depuis son examen… »

Roland a beau protester de sa candeur, le mauvais tour joué à Holker n’en est pas moins visible : oui, tous les faits rassemblés dans son Avertissement étaient épars dans le mémoire que l’Académie avait eu sous les yeux ; mais cet Avertissement lui-même, avec l’omission voulue du nom de Holker, avec la phrase méprisante sur « le calandreur de Manchester », y était-il ? Ou bien, s’il s’y trouvait, avait-il échappé à M. de Montigny ? C’est ce que nous n’avons pu démêler.

Dans une lettre datée du 20 juillet, à M. Tillet, Roland prend condamnation, et préfère supprimer son Avertissement que d’y retoucher quoi que ce soit : « Que des considérations particulières fassent trouver bon de le supprimer, je ne prétends point juger ces considérations ; qu’on supprime en effet, je ne m’en soucie nullement et je m’en inquiète aussi peu. Des changements, un carton, etc… pourraient ne satisfaire personne, ce qu’on éviterait en ôtant cette Introduction ; c’est un feuillet à déchirer. Rien au monde assurément ne me ferait dire autre chose que la vérité ; mais que l’on s’oppose à sa publicité, c’est ce qui ne m’importe en aucune façon, pour un fait de cette nature… ».

En somme, l’Avertissement fut supprimé dans les exemplaires qui n’étaient pas encore en circulation. Roland n’en avait pas moins fait sa retraite en bon ordre. Il portait, en outre, à Holker, deux coups droits : 1° en publiant, fin juin 1781, au moment même où il allait avoir à se débattre avec l’Académie, une vive riposte : Réponse à la lettre d’un soi-disant citoyen de Villefranche. (On voit en effet, par sa lettre du 5 juillet à M. de Montigny, que cette Réponse avait déjà paru à cette date) ; 2° en laissant imprimer, en octobre 1781 — probablement par son ami M. Baillière, le chimiste rouennais — deux lettres sanglantes contre le puissant manufacturier de Saint-Sever.

La première de ces lettres, datée du 15 septembre, était intitulée : Première lettre de M. D.B., membre de l’Académie de Rouen, à M. A.D.C., de l’Académie des Sciences de Paris. Les initiales D.B. désignent certainement Denis Baillière. Mais nous ne voyons, parmi les membres de l’Académie des Sciences, que Condorcet (Jean-Antoine-Nicolas), à qui les initiales A.D.C. puissent convenir. Baillière voulait-il le compromettre dans la querelle ?

Cette lettre, dont nous avons déjà extrait l’apologie de Roland et quelques diatribes contre Holker, se termine, en réponss au manufacturier de Rouen, — qui se vantait que l’Académie avait ordonné la suppression de l’Introduction, qu’il en avait en poche l’aveu écrit et signé de M. de Montigny lui-même, — par ces ligues railleuses :

« Nous voyons, en effet, qu’on a supprimé l’Introduction ; mais le rapport des commissaires reste : il est aussi signé de M. de Montigny, et ce rapport est principalement fait sur l’Introduction ; il en rapporte la plus grande partie, souvent dans les mêmes termes : comment accorder toutes ces choses ?… »

L’autre lettre, datée du 25 septembre, est intitulée : Deuxième lettre, réponse à la précédente, par M. A.D.C. Ici, les initiales A.D.C., si vraiment on avait voulu par la désigner Condorcet, sont une manœuvre peu honnête. En tout cas, c’est une pure fiction, car la pièce est évidemment du même style, du même auteur que la précédente. Elle est d’une rare insolence : « Il faut mentir pour faire fortune ; il faut beaucoup mentir pour la faire considérable ; et le sieur Holker roulerait encore sa calandre, s’il n’eût excessivement menti… ».

Le libelliste soutient d’ailleurs que l’Académie n’a pas ordonné la suppression de l’Introduction ; c’est Roland qui, de lui-même, par égard pour quelques membres, l’a fait disparaître. « et ce n’est qu’à la modération de son caractère et à l’honnêteté de son âme qu’on doit la fin de cette affaire, à vrai dire très ridicule ».

« … Croyez encore moins à ce prétendu certificat de M. de Montigny, qui porte, dit Holker, que cet académicien a signé ce qu’il n’a point vu, qu’il n’a point vu ce qu’il a signè. Quoi ! il n’a pas lu son rapport, qui fait une plus longue mention de cette Introduction que de tout le reste ! Introduction et rapport copiés mot pour mot jusqu’à l’histoire du « calandreur de Manchester » dans le Journal des savants du mois de février, mars ou avril de cette année… Qu’a-t-on fait pour « le calandreur », en supprimant l’Introduction et en laissant subsister le rapport, si ce n’est de la faire deviner et de faire chercher la raison de sa suppression ? D’ailleurs, la supprimera-t-on de trois cents exemplaires déjà répandus, et qui par là-même seront recherchés dans les ventes ? La supprimera-t-on dans les éditions étrangères ? On s’en gardera d’autant mieux qu’on l’a supprimée dans celle de Paris. Supprimera-t-on l’histoire du « calandreur de Manchester » dans deux ou trois mille exemplaires du Journal des savants ? Et Holker n’est-il pas bien avisé de dire à tout le monde que c’est lui qui fut ce calandreur ? »

Puis l’invective continue :… « Je ne m’étonne plus de ce qu’on écrivait de Rouen, dans le temps, que nos gentilshommes, indignés, voulaient demander des lettres de roture, quand on lui en accorda de noblesse… ».

Le libelle se termine naturellement par un éloge de Roland : « … Il est laborieux, instruit, il a le cœur honnête, et il s’est indigné d’être détourné pour des bêtises ».

Il semble bien que, finalement, Holker n’ait pas eu la galerie pour lui. Mais son ressentiment pesa pendant plusieurs années sur la carrière de Roland. Nous en trouvons, dans les lettres de celui-ci, les traces trop visibles :

Il a écrit à sa femme, de Paris, le 14 novembre 1781 : « M. Lanthenas avait vu hier M. Tillet. Il lui avait dit que j’arrivais le jour même, ce qui me met dans le cas, avec quelque autre raison, de ne pas rendre public de sitôt l’écrit que tu sais. Je l’enverrai toujours à la première occasion, mais pour ne paraître que vers le temps de mon départ d’ici, où l’on y adressera ceux qui y sont destinés ». Il s’agit évidemment de la brochure intitulée : Lettres imprimées à Rouen en octobre 1781, et contenant d’abord les deux libelles de Baillière puis les quatre lettres de Roland à MM. de Montigny, Fougeroux et Tillet, que nous avons analysées plus haut.

Le 18 novembre 1781 : « … M. Tolozan, le seul que j’ai vu des Intendants du commerce, m’a fait une vespérie du diable de l’affaire de H. et du ton de ma correspondance. Il m’a dit que H. avait eu tort d’écrire ; que, s’il ne l’avait pas fait, il aurait bien trouvé le moyen de lui faire rendre justice ; mais qu’ayant voulu se la faire, il avait perdu le droit de la demander ; mais que j’avais tort, etc… À quoi je ne suis pas toujours resté muet, excepté quand il m’a dit que je n’avais rien de mieux à faire qu’à me raccommoder avec lui, et encore lorsqu’il m’a répété un moment après qu’il faudrait bien encore qu’il nous raccommodât : muet à tout cela. Puis il a beaucoup tiraillé sur les inspecteurs qui étaient des académiciens, qui écrivaient, etc. ; que cela ne convenait point à l’Administration, et qu’elle trouverait bien le moyen de les en empêcher, etc. Il a cité, comme ainsi malavisés, Demarets, Brisson et moi. Je crois, en effet, qu’il n’en accusera guère d’autres d’être de quelque Académie, et d’écrire. Tu juges, que, dans ces circonstances, je ne répandrai pas l’écrit… »

Le 22 novembre : « Au sujet de l’affaire de Holker sur laquelle M. Tolozan avait tant pris feu. M. de Montaran fils m’a dit de quoi il se mêlait, que Holker avait voulu que l’Administration s’en mélât, et qu’elle n’avait pas voulu, et qu’il fallait laisser tout cela là. Le père ne parait en tenir aucun compte ».

Le 26 novembre, il écrit qu’il a vu un autre Intendant du commerce, Blondel, et qu’il n’a été question que d’affaires d’administration, « et nullement de celle de Holker… » ; et un peu plus loin : « Hier, au dîner de Panckoucke étaient beaucoup de gens de lettres, Suard, etc… Vint après M. de Condorcet, à qui je parlais de mon affaire : « Tout cela est oublié, me dit-il, il n’en est plus question… »

Le 31 décembre : « … Je pense que c’est du calandreur que tu veux me parler : s’il bouge, tu sais que j’ai réponse à qui va là : je ne le rate pas ». Il semble que la brochure fût toujours tenue en réserve.

Le 2 janvier 1782, Roland écrit qu’il a rencontré M. de Montigny à une séance du Musée, qu’il y a eu échange de politesses… « Tu penses bien qu’il n’a été question de rien relativement à l’affaire : j’irai le voir, bien plus résolu de lui répondre très net sur l’article, s’il m’en parle… »

Du 7 janvier : « J’ai été chez M. de Montigny : je lui ai fait mon offrande [des Lettres d’Italie] : nous avons causé. Il m’a beaucoup remercié de ma galanterie ; il n’a pas été question de Holker. »

Du 28 janvier : « Je sors de chez M. Fougeroux, où je me suis présenté avec autant d’assurance que de politesse : il m’a paru un peu embarrassé d’abord : je l’ai mis à son aise de manière à ne pas lui laisser ignorer que j’y étais. Nous avons beaucoup causé de l’Italie, de l’Encyclopédie, sciences et arts. Au diable s’il a touché la corde de l’affaire de Holker… ».

Du 1er février : « … J’en étais à ces réflexions [il vient d’entretenir sa femme de ses projets de retraite], lorsque le sieur Holker est entré dans le bureau [du Contrôle général] où je viens de recevoir ta lettre et où je t’écris : je l’ai salué froidement et j’ai continué ; il a passé près de la cheminée : je lui tournai le dos ; il a parlé de ses affaires ; il va à Beauvais, Amiens, Abbeville, etc… Puis il a dit qu’il était enrhumé, qu’il ne se portait pas bien, et a ajouté : « M. Roland a l’air d’avoir été aussi malade ». Je n’ai rien répondu ; écrivant toujours, j’avais l’air de ne pas entendre : il a répété plus haut ; j’ai dit que j’étais fort enrhumé : à quoi il a répondu qu’il fallait nous rétablir, parce que nous avions à raisonner de quelque chose ensemble, et sur-le-champ il a parlé de ses bons témoignages pour M. Godinot et pour moi, etc. : que c’était ce f. b. de Brown. Finalement, tout en parlant, sans rien articuler, il est sorti en me disant qu’il ne me pardonnait pas encore. Tout cela avait été dit rapidement, en peu de mots mal exprimés, sans donner à personne le temps de rien dire, sans que personne ait rien dit. Lui parti, ces Messieurs en ont raisonné avec moi, d’où il a résulté que c’était affaire entre nous, à laquelle il paraît que personne autre ne met aucun intérêt. J’ai entendu qu’il disait, avant qu’il fût question de nos misères, que son fils devait revenir en France au mois d’août prochain… »

Madame Roland s’inquiète de cette rencontre, mais l’inspecteur s’empresse de la rassurer (6 février) : « Je t’ai raconté cette histoire comme je l’aurais fait d’une scène de comédie. Va, mon amie, ni le père, ni le fils, ni personne de la séquelle n’est redoutable… Puis, en recevant une lettre très effrayée (voir Correspondance, 4 février), où elle se tourmente de voir Holker sur la route d’Amiens, il lui écrit encore (7 février) … « Holker ! Eh bien, Holker, marchand de toutes choses où il y a à gagner, s’en va voir et acheter des marchandises pour faire passer aux Américains. Que veux-tu qu’ils me fassent, ou que je craigne ? Je redoute uniquement tes terreurs et nullement toute cette séquelle, que je méprise trop, et à laquelle je ne songe que parce que tu me la rappelles… ».

Nous ne voyons pas, en somme, à quelle date précise fut lancée la brochure imprimée depuis octobre 1781. Ce dut être dans le cours de 1782. Finalement, la querelle s’assoupit peu à peu ; nous ne rencontrons plus le nom de Holker dans la correspondance de Roland ou de sa femme qué très incidemment, par exemple le 19 avril 1784, où elle raconte que l’intendant Tolozan, dans l’audience qu’elle a eue de lui, en a dit encore un mot en passant, et le 4 mai 1786, où elle annonce la mort de leur ennemi.


§ 3. Le Dictionnaire des manufactures.

La grande Encyclopédie dont Diderot et d’Alembert avaient dirigé la publication, de 1751 à 1780, avait l’inconvénient d’être disposée par ordre alphabétique. Les Tables qui remédiaient dans une faible mesure à ce désordre des matières (2 vol., 1780] avaient à peine paru qu’un éditeur entreprenant, Panckoucke, résolut de refondre l’œuvre en la disposant par ordre de matières et en profitant de la circonstance pour remettre toutes les parties techniques au courant des progrès des sciences. C’était, en somme, une série de dictionnaires spéciaux à donner, sous le titre de : Encyclopédie méthodique par ordre des matières. L’œuvre, commencée par Panckoucke en 1782, continuée par son associé Agasse, et terminée seulement en 1832, un demi-siècle après, est un formidable monument de 166 volumes in-4o avec 51 volumes de planches.

Charles-Joseph Panckoucke (1736-1798), imprimeur, libraire, éditeur, homme de lettres, beau-frère de Suard, propriétaire du Mercure de France depuis 1778 et de plusieurs autres journaux, lanceur d’affaires hardi, aimable et heureux, fondateur du Moniteur en 1789, est le premier en date des grands éditeurs modernes. Garat, dans ses Mémoires historiques sur la vie de M. Suard, t. I, p. 268-278, décrit, avec d’intéressants détails, cette maison[20] ouverte à tous les gens de lettres, à tous les savants, à toutes les idées.

Panckoucke demanda à Roland, mis en vue par lez Arts qu’il venait de faire paraître, de se charger, dans l’Encyclopédie méthodique, du Dictionnaire des manufactures, arts et métiers. Leur traité, dont le texte se trouve au ms. 9532, fol. 142-143, est du 31 décembre 1780[21]. L’ouvrage devait comprendre 2 volumes in-4o. Les droits d’auteur étaient fixés à 24 livres par feuille, prix modeste (3 francs la page). Nous calculons qu’à ce compte le 1er volume de Roland a dû lui rapporter 2,376 livres. Le traité est signé de Roland et de Panckoucke, et approuvé par les deux associés de celui-ci, Deveria, de Paris, et Plomteux, de Liège.

Roland se mit à l’œuvre aussitôt, et sa femme l’y aida activement, pour copier, extraire, résumer, mettre au net, etc. Toute la Correspondance de 1781 à 1783 est pleine de détails là-dessus, et on peut voir encore, au ms. 9532, forces notes de l’écriture de Madame Roland.

Les deux volumes convenus parurent en 1784 et en 1785. Mais, par une circonstance que nous ne nous expliquons pas, et qui tient sans doute à ce que l’Encyclopédie méthodique se publiait par livraisons, c’est le second volume qui porte la date de 1784, tandis que le premier est daté de 1785.

À ce montent-là, intervient un nouveau traité. Comme il arrive toujours en pareil cas, le travail s’était allongé sous les doigts de l’écrivain ; tout n’avait pu entrer dans le cadre convenu, un troisième volume devenait nécessaire. Le 31 août 1785, Roland et Panckoucke signaient à cet effet une nouvelle convention (ms. 9532, fol. 172-173). Le nouveau volume devait traiter ; 1° des peaux et cuirs ; 2° des huiles et savons ; 3° de la teinture. C’est sans doute à ce moment-là qu’il faut placer la lettre n° 560 de la Correspondance.

Les droits d’auteur étaient triplés (72 livres par feuille, c’est-à-dire 9 francs par page), probablement en raison de la prospérité de l’entreprise et de la notoriété plus grande de l’écrivain.

La préparation de ce volume occupa Roland pendant bien des années. La Correspondance nous le montre harcelant sans cesse son ami Bosc pour des renseignements sur ces sujets avec lesquels il était moins familier qu’avec ceux dont il avait traité d’abord. D’autre part, le travail lui devenait moins facile et la matière échappait de nouveau à ses doigts : ce troisième volume ne renferme qu’une partie du programme prévu au traité. Le Discours préliminaire par lequel il s’ouvre est bien de 1786, mais l’œuvre ne fut achevée qu’en 1790(c’est la date que porte le titre du volume), et certaines parties, telles que la pelleterie, à laquelle Roland travaillait encore à l’automne de 1791, ne furent même imprimées qu’en 1792 (t. III, p. 493).

Nous ne pouvons songer ici à extraire du Dictionnaire de Roland la liste de ses collaborateurs bénévoles, dont il cite consciencieusement les noms ; elle serait par trop longue. Qu’il suffise de dire que, depuis M. de Montaran lui-même, qui lui fournit des mémoires sur les toiles, depuis ses collègues Lô des Aunois à Sedan, Taillardat de Saint-James en Champagne, de Châteaufavier à Aubusson, jusqu’aux grands manufacturiers, comme Flesselles, Delamorlière, de Wailly à Amiens, etc., jusqu’à de simples maîtres ouvriers, comme Thierry, Troussier, etc. à Paris, les concours à sa grande entreprise de vulgarisation industrielle furent nombreux et presque toujours désintéressés. Répandre partout, sans restriction, au profit de tous, la connaissance des procédés de travail, voilà ce que voulait Roland envers et contre les manufacturiers privilégiés et leurs protecteurs.

Rien n’est plus fatigant, d’ailleurs, que la lecture de ses trois in-quarto (en dehors même, bien entendu, des descriptions techniques). Ce grand travailleur ne savait pas composer. À chaque instant, ce sont des notes, des renvois, des digressions, des retours personnels, des rectifications, des allusions à des faits qui semblent étrangers au sujet : on s’y perd. Néanmoins tous ces hors-d’œuvre sont, précisément pour cela, précieux pour l’historien. Ils permettent, — rapprochés du Mémoire des services, — de reconstituer la vie obscure de Roland avant la Révolution.

  1. Œuvres de Condorcet, éd. O’Connor, t. II, p. 580.
  2. Lettre d’un citoyen de Villefranche à M. Roland de La Platière, académicien de Villefranche, etc., brochure de 46 pages. Bibl. de Lyon, fonds Coste, n° 353440.

    Il semble, d’après une lettre de Roland du 1er février 1782, citée plus loin, que l’auteur de ce pamphlet ait été Brown, inspecteur de manufactures à Caen.

  3. Un arrêt du Conseil du 19 septembre 1752 lui alloua, pour son entreprise, une gratification annuelle de 1,200 livres. Cf. Abrégé de l’histoire de la ville de Rouen, 1759 [par Lecocq de Villeray], p. 22 : « La manufacture qui vient de s’établir au faubourg Saint-Sever, par arrêt du Conseil du 19 septembre 1752, mérite à juste titre la protection royale dont elle est appuyée sous la direction du sieur Hocker (sic) et Cie, qui en sont entrepreneurs ». — Cf. Almanach de Rouen, 1766, p. 60 : « Manufacture royale de velours, draps de coton et autres étoffes nouvelles établie par arrêt du Conseil du 17 novembre 1752, au faubourg Saint-Sever ; M. Holker, inspecteur général, à la manufacture, etc. » Nous savons aussi que Holker fonda aussi à Rouen, entre 1762 et 1766, un fabrique d’huile de vitriol (acide sulfurique).
  4. Lettre d’un citoyen de Villefranche à M. Roland de La Platière, p. 22.
  5. Lettres imprimées à Rouen en octobre 1781. — Première lettre de M. D.B., de l’Académie de Rouen, à M. A.D.C., de l’Académie des Sciences de Paris, Bibliothèque de Lyon, fonds Coste, n° 353442. Il y a six lettres, deux de Baillière, quatre de Roland.
  6. Cf. Alm. royaux, où il est simplement qualifié de « Inspecteur pour les manufactures étrangères ». — Voir surtout l’Introduction de M. Eugène Lelon, p. 41.

    C’est Fagon, directeur du commerce, qui avait fait créer, par arrêt du 19 septembre 1730, les inspecteurs généraux des manufactures. Il y en eut d’abord deux, l’un à Bordeaux, l’autre à Rouen. Mais on voit les sièges de ces emplois varier d’année en année, avec les titulaires. Ainsi, en 1750, il n’y en a plus ni à Bordeaux ni à Rouen, mais il y en a un à Marseille et deux à Paris. C’est pour Holker que fut rétabli le siège de Rouen en 1755. Il se fit alors retraiter comme capitaine, avec 600 livres de pension (Eug. Lelong, loc. cit.).

  7. Voir, dans l’Introduction de M. Lelong (Loc. cit.), d’autres détails sur ses tournées. — Cf. l’ouvrage de M. Germain Martin, La grande industrie en France sous le règne de Louis XV., 1900, in-8o, passim et spécialement p. 185 et suiv., sur les services rendus par Holker.
  8. « Lettres de naturalité à Jean Holker père, à la dame Élisabeth Hilton, sa femme, et à Jean Holker, son fils. » (Inv. des Arch. de la Seine-Inférieure, C. 1204.)
  9. « Vérification des lettres-patentes par lesquelles Sa Majesté, de grâce spéciale, déclare noble d’extraction Jean Holker, chevalier de l’ordre royal de Saint-Louis, ancien capitaine au régiment d’Ogilvy et inspecteur général des manufactures de France. » (Ibid, 1205.)
  10. Voir au ms. 6240, fol. 138, une lettre de Roland à sa femme, du 10 février 1782. — Cf. Lettre de Madame Roland à son mari du 20 mars 1784 : « L’administration du commerce lui a écrit d’opter entre sa place de consul et celle d’inspecteur. »
  11. Il l’est déjà en 1768 (Alm. de Rouen).
  12. …« M. Holker auquel il faisait assez sentir, dans sa lettre du 24 février 1764, qu’il avait déjà plus à en craindre qu’à en espérer… » (Réponse, etc.).
  13. « Tout en cherchant à connaître les secrets des autres nations, il ne cherchait pas à leur cacher ceux de nos manufactures… Toute protection, toute faveur accordée à une branche particulière d’industrie lui paraissait souvent un mal et presque toujours une injustice… » (Éloge de Trudaine de Montigny, par Condorcet).
  14. Nous croyons qu’il y a là une faute d’impression et qu’il faut lire mars. Cela ressort de ce qui suit.
  15. L’Art de la draperie, par Duhamel du Monceau.
  16. Montigny était la terre des Trudaine (commune de Valence-en-Brie, canton du Châtelat, arrondissement de Melun, Seine-et-Marne).
  17. Il s’agit ici, non pas de Trudaine de Montigny, mais de Mignot de Montigny, de l’Académie des Sciences, dont nous avons déjà parlé pluiseurs fois.
  18. Réponses, etc.
  19. Cette brochure parut en juin 1781, comme on le voit par le début de la Réponse de Roland.
  20. Rue des Poitevins, hôtel de Thou.
  21. Voir au ms. 9532,. fol. 145-155, quatre lettres de Roland à Panckoucke, des premiers mois de 1781.