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Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/N

La bibliothèque libre.
Imprimerie nationale (p. 714-723).

Appendice N.



CHAMPAGNEUX.

§ 1er. À Bourgoin.

Luc-Antoine Donin de Rosière-Champagneux, né le 24 juin 1744[1], à Bourgoin, appartenait à une famille considérable dans cette petite ville du Dauphiné. Son oncle, Louis Donin de Rosière, secrétaire du Roi (titre qui conférait la noblesse), greffier en chef au Parlement de Grenoble, capitaine-châtelain royal et Delphinal de Bourgoin, avait été maire en 1746 ; son père, Antoine Donin de Rosière, en 1750.

Il n’avait que 22 ans et exerçait déjà la profession d’avocat à Grenoble, lorsque la mort de son père, en 1766. le rappela à Bourgoin. Il avait six frères et sœurs à élever, des biens ruraux à gouverner. Il s’installa donc à Bourgoin, se fit nommer châtelain (avec dispense d’âge) à la place de son oncle démissionnaire en sa faveur (21 août 1767), puis maire ancien, mi-triennal de Bourgoin, Jallieu et Ruy pour neuf ans (23 septembre 1767).

L’année suivante, il recevait Jean-Jacques Rousseau à Bourgoin, et lui servait de témoin pour son mariage avec Thérèse Levasseur. « Cet honnête et saint engagement, dit Rousseau[2], a été contracté dans toute la simplicité, mais aussi dans toute la vérité de la nature, en présence de deux hommes de mérite et d’honneur, officiers d’artillerie, et l’un, fils d’un de mes anciens amis du bon temps, c’est-à-dire avant que j’eusse aucun nom dans le monde ; et l’autre, maire de cette ville et proche parent du premier. Devant cet acte si court et si simple, j’ai vu fondre en larmes ces deux dignes hommes, et je ne puis vous dire combien cette marque de la bonté de leurs cœurs m’a attaché à l’un et à l’antre… »


§ 2. À Lyon.

En 1773, Champagneux épousa une jeune fille de Lyon, Ursule-Adélaïde Brottin[3], qui lui donna deux fils et trois filles en douze années. Le souci de l’éducation de ses enfants le détermina à venir s’établir à Lyon vers la fin de 1785. Il s’y fit inscrire comme avocat[4]. Dès cette époque, il connut les Roland (Disc. prélim., p. xxvii). Mais c’est surtout en 1789, lorsque, probablement sous l’inspiration du duc d’Orléans, ou fonda à Lyon une Maison philanthropique[5], dont Blot, l’ami de Brissot, fut secrétaire général, et Champagneux un des administrateurs, que sa liaison avec les Roland devint plus intime.

Il continuait cependant à s’occuper des affaires de Bourgoin. Homme d’action et de sens pratique, il voulait garder sa situation et son influence dans le petit pays auquel l’attachaient ses origines et ses intérêts[6]. En août et décembre 1788, il se fit députer à ces célèbres assemblées de Romans où les États du Dauphiné tracèrent le programme des revendications nationales. Néanmoins, c’est surtout à Lyon qu’il eut un rôle : il y rédigea les cahiers de doléances de plusieurs corporations ; puis, le 1er septembre 1789, il fonda un journal, le Courrier de Lyon[7], dont l’influence fut très vite considérable, et auquel les Roland collaborèrent plus d’une fois (Disc, prélim., p. xxxiii). C’est avec lui que, le 30 mai 1790, dès cinq heures du matin, Madame Roland alla voir défiler, sur les quais du Rhône, les soixante mille gardes nationaux accourus des départements voisins pour célébrer la fête de la Fédération Lyonnaise, et c’est dans son journal qu’elle publia, sans signer, une relation de la fête, qui eut un succès retentissant, « Il en fut répandu, dit-il, plus de soixante mille exemplaires », chaque fédéré ayant voulu emporter le sien. Le Patriote français du 6 juin en donna plusieurs extraits, et les Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins (no 30), la reproduisirent in extenso[8].

Nous ne voyons cependant apparaître Champagneux dans les lettres de Madame Roland qu’en 1790 (voir lettre 350). Mais ce que nous venons de raconter prouve que leurs relations étaient bien antérieures. C’est chez lui d’ailleurs qu’elle accourt aux nouvelles en août 1790 (voir lettre 370) lorsque, apprenant au Clos que Roland est accusé d’avoir fomenté l’émeute du 26 juillet, elle se rend à cheval à Lyon pour sortir d’inquiétude.

Les services désintéressés que Champagneux rendait à la cause démocratique (il versait dans la caisse de la Société philanthropique tous les bénéfices de son journal[9]), — et que ne compensait pas l’extension de son cabinet d’avocat[10], — lui avaient acquis une légitime popularité. Néanmoins, en octobre 1790, sa santé affaiblie par cette rude campagne de quatorze mois le décida à remettre le Courrier de Lyon en d’autres mains et à se retirer aux champs. C’est là que la reconnaissance de ses concitoyens vint le chercher. En même temps qu’il était nommé juge de paix de Bourgoin, mandat qu’il n’accepta pas, il était élu officier municipal de Lyon (26 novembre 1790. Wahl, p. 266). Il était, comme Madame Roland, de ces natures que le succès ressuscite. Il revint aussitôt prendre une part active aux travaux de la municipalité lyonnaise.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail du rôle actif, courageux et intelligent qu’il eut à Lyon durant près de deux années (novembre 1790-septembre 1792). On le trouvera retracé, avec tous les développements nécessaires, dans le remarquable ouvrage de M. Maurice Wahl[11], et Champagneux l’a résumé lui-même dans ces mémoires justificatifs de 1793 et 1796[12] que nous avons déjà cités. Membre du Comité de police, membre du Comité des finances, il est chaque jour sur la brèche pour contenir les malveillants et les conspirateurs, apaiser les émeutes, réorganiser les finances de la ville que l’ancien régime avait laissées dans un complet désarroi, nécessairement accru par les réformes et par l’arrêt des affaires. Nul plus que lui, dans ces temps difficiles, n’a bien mérité de la cité[13].

Il existe, au ms. 6241, plus de cinquante lettres de Roland à Champagneux (sans parler des douze lettres de Madame Roland que nous publions). L’inspecteur, officier municipal de Lyon comme Champagneux, envoyé à Paris par la ville pour la mission que nous avons dite (Avertissement de l’année 1791), écrivait presque tous les jours à son collègue pour le tenir au courant de ses démarches et des affaires de la capitale. Ces lettres, rédigées à la diable, mais sincères et pleines de faits, sont un document pour l’histoire de Lyon à cette époque.

En septembre 1791, Champagneux est nommé membre du tribunal de police correctionnel. Mais il passe bientôt à des fonctions plus importantes : le 7 décembre il est élu substitut du procureur de la commune, puis, trois mois après, le 24 février 1792, sur la démission de Bret et le refus de Roland, procureur de la commune (Wahl, p. 449-451).

Nous le trouvons alors engagé dans une lutte nouvelle : depuis l’affaire de Varennes, il y avait partout scission entre les patriotes de la première heure : les uns résolus à maintenir quand même la Constitution de 1791 et une royauté sans prestige, les autres à aller à toutes les conséquences de la Révolution. Les autorités départementales étaient pour la plupart constitutionnelles, tandis que les municipalités étaient aux mains du parti avancé. À Lyon, il en fut de même : d’une part le département et le district, de l’autre, la municipalité conduite par le maire Vitet, mais principalement par Champagneux et Chalier, furent eu continuels conflits, dans lesquels la municipalité aurait succombé si l’entrée de Roland au ministère (23 mars 1792) n’était venue lui apporter l’appui décisif du pouvoir central. Là encore, nous ne pouvons que renvoyer au livre de M. Wahl (livre III, et surtout p. 473, 483, etc…), en remarquant seulement que Champagneux, pour en finir, se fit déléguer par ses collègues pour aller demander « prompte justice à l’Assemblée et au Pouvoir exécutif » — on ne disait déjà plus le Roi. — C’était le 10 mai 1792, c’est-à-dire au moment où le ministère girondin prenait l’offensive vis-à-vis du souverain (voir Avertissement de l’année 1792). La lutte se termina par un coup d’autorité : le 14 août, quatre jours après sa rentrée au ministère, Roland faisait suspendre les directoires du département et du district, et un décret de l’Assemblée transformait le lendemain la suppression en une destitution.

Champagneux avait eu pour compagnon d’armes, dans cette bataille de six mois, un autre officier municipal, Joseph Chalier, qui allait devenir, en 1793, le chef du parti montagnard à Lyon, et qui, après que les sections révoltées contre la Convention l’eurent envoyé à l’échafaud, devait partager avec Marat les apothéoses révolutionnaires. C’est un souvenir que Champagneux, lorsqu’il eut été incarcéré en août 1793 comme « l’âme damnée de Roland », ne cessa d’invoquer, avec plus d’habileté que de courage, dans ses mémoires justificatifs (voir surtout fol. 167-170).


§ 3. Au ministère.

Nous avons vu qu’il s’était rendu à Paris en mai 1792, avec une mission de la ville de Lyon. Il semble avoir profité de ce séjour pour devenir un des collaborateurs de Roland dès son premier ministère : « Je vins à Paris et je secondai ses travaux autant qu’il me fut possible » (Disc. prélim., p. xxvi). Mais c’est seulement après le 10 août que Roland, libre de remanier ses bureaux, lui fit une place en rapport avec son mérite[14]. Il lui confia la première division (ou 1er bureau), la plus importante de toutes, qui avait dans ses attributions « la correspondance avec les 83 départements de la République, etc… » (Alm. nat. de 1793, p. 129). L’emploi était considérable ; il comportait, outre le logement au petit hôtel de l’Intérieur, 8,000 livres d’appointements (voir Patriote du 2 juin 1792)

Ce que fut ce service, organisé sur les indications de Pache, Champagneux nous le raconte dans son mémoire justificatif de 1794 (ms. 6241, fol. 172). Nous avons publié ce morceau dans la Revue historique (janvier-avril 1887, p. 87). Il suffira d’en donner ici quelques ligues : « Je passais à les lire [les lettres arrivant pour le ministère] et à méditer sur les réponses à faire depuis cinq heures du matin jusqu’à dix. Depuis cette heure jusqu’à midi, je conférais avec le ministre ; je prenais ses décisions et ses signatures. À midi, je revenais dans mon bureau, où le public était admis jusqu’à quatre heures. Le reste de la journée, sauf le moment du repas et quelquefois d’une promenade, je l’employais à l’examen des lettres destinées pour la signature du lendemain… ».

C’est avec de tels travailleurs que s’est organisée la France nouvelle.

Aussi Champagneux était-il vraiment le bras droit de Roland, et lorsque la lutte fut devenue implacable entre le ministre et les clubs jacobins, fut-il dénoncé avec la même violence que son chef. Il ne le suivit pas pourtant dans sa retraite, à la fin de janvier 1793, Garat, qui prit le ministère de l’intérieur, d’abord par intérim, puis en titre à partir du 14 mars, avait trop besoin des services d’un commis si laborieux et si expérimenté.

Il est évident que le maintien de Champagneux impliquait dans une large mesure la continuation des traditions administratives de Roland, et particulièrement du service de l’Esprit public. Il y avait eu, sous Roland, un bureau institué sous ce titre, à la tête duquel ou avait placé un commis appelé, A-F. Letellier[15], mais dont Champagneux avait véritablement la haute direction, puisqu’il s’agissait d’envoyer aux autorités et aux sociétés populaires des départements « les bons écrits », c’est-à-dire les brochures, journaux, etc., qui défendaient la politique du ministère. Le parti montagnard, à l’Assemblée, aux Jacobins, dans la presse, attaquait ardemment cette institution, dont Madame Roland, dans ses Mémoires (I, 122-125) s’efforce habilement d’atténuer le caractère combatif. Roland parti, on pouvait d’autant moins continuer, que la Convention, le 21 janvier, avait supprimé les fonds affectés à ce service. Mais Champagneux persuada à Garat, en avril, de réorganiser le bureau, en lui donnant la direction d’une police politique secrète, faite par des « observateurs de l’esprit public » (Ad. Schmidt, Tableaux, I, p. 131 et suiv.). Il s’agissait avant tout de surveiller la commune de Paris, plus ardente que jamais à mettre la main sur l’Assemblée et le gouvernement. Champagneux a raconté, dans un fragment de ses Mémoires que nous avons publié (Revue historique, loc. cit.), les objurgations incessantes qu’il adressait là-dessus au timide Garat.

Il usait aussi de son influence auprès de son nouveau chef, après l’arrestation de Madame Roland au 1er juin, pour la servir dans la mesure du possible. Il se concertait avec Grandpré, l’inspecteur des prisons, pour transmettre aux ministres les réclamations hautaines de la prisonnière, non sans les avoir fait adoucir quelque peu. Il l’allait voir à l’Abbaye (Mémoires, I, 41-42), à Sainte-Pélagie (ibid., 218). Il recevait le dépôt des premiers cahiers de ses Mémoires.

La saisie des papiers de Lauze de Perret, décrétée le 12 juillet, acheva de compromettre Champagneux. On y trouva en effet une lettre où Barbaroux, écrivant d’Évreux, le 13 juin, à de Perret, le chargeait de transmettre à Madame Roland des nouvelles des députés fugitifs et ajoutait : « pour cela, tu pourrais voir… Champagneux, l’un des chefs de bureaux du ministère de l’intérieur… »[16].

L’orage était donc sur sa tête. Il éclata le 1er août. Ce jour-là, Collot-d’Herbois, l’ennemi personnel de Roland et même de Garat, — il avait été candidat au ministère de l’intérieur en mars 1792, — et peut-être encore à la fin de janvier 1793[17] — vint faire, sous un vain prétexte, une scène furieuse à Champagneux dans son bureau, et le quitta en annonçant qu’il allait au Comité de sûreté générale demander son arrestation. Champagneux de s’évader aussitôt, tandis que Collot-d’Herbois allait trouver, non pas le Comité de sûreté générale, mais le ministre et se plaindre à lui de son commis. Garat chercha à couvrir Champagneux, rappela combien il lui était nécessaire : « on ne pouvait le remplacer, parce qu’il écrit sept cents lettres par mois ». Collot lui répondit alors qu’il dénoncerait à la Convention et Champagneux et lui.

Il tint parole et, le lendemain, en août, il obtint de la Convention un décret ordonnant l’arrestation du ministre et de son commis, et leur comparution séparément à la barre[18]. Garat comparut seul, s’excusa comme il put, et, grâce à l’intervention de Danton, obtint que ce décret fût rapporté en ce qui le concernait. Quant à Champagneux, qui avait, dès la veille au soir, envoyé sa démission au ministre[19], il se décida, au bout de deux jours, à sortir de son asile et, le 4 août, se présenta pour être admis à la barre de l’Assemblée, espérant sans doute être absous comme son chef. Mais la Convention « le renvoya au Comité de sûreté générale et décida qu’il serait en arrestation jusqu’après le rapport du dit Comité[20] ».

Il faut lire, dans le propre récit de Champagneux (Disc. prélim., p. lix-lxi, et t. II, p. 390-393) les circonstances curieuses de son arrestation : c’est lui-même qui, aussitôt le décret rendu, alla le porter au Comité de sûreté générale, en força la porte, s’expliqua avec Bazire, Alquier et Amar qui s’y trouvaient, mais sans rien obtenir que cette réponse, d’ailleurs assez naturelle, « que le Comité ne pouvait pas voir sans inquiétude l’ami de Roland dans les bureaux du ministère de l’Intérieur ». Après quoi, deux gendarmes, qu’Anacharsis Closts, au dire de Champagneux, serait allé chercher, conduisirent à La Force l’ami de Roland, et le Comité chargea Ingrand de faire le rapport demandé par la Convention, rapport qui ne fut jamais fait, heureusement pour le prisonnier.

C’est à ce moment-là, soit dans les deux jours d’alarmes qui précédèrent son arrestation, soit immédiatement après, que Champagneux brûla ou fit brûler, par prudence, les cahiers des Mémoires de Madame Roland qu’il avait chez lui[21].


§ 4. La prison.

Il resta détenu pendant plus d’une année, à La Force jusqu’au 14 juillet 1794, aux Madelonnettes jusqu’au 11 août suivant. Il nous a laissé, sur cette longue captivité, qu’il partagea avec les Soixante-treize, et où il vit de près Adam Lux, Miranda, Achille du Chastellet, Valazé et Vergniaud, des souvenirs intéressants[22], auxquels nous ne pouvons que renvoyer le lecteur. Notons seulement que, même alors, il resta en communication avec la prisonnière de Sainte-Pélagie (voir lettre 552).

Un homme si laborieux ne pouvait manquer d’utiliser le loisir que venait de lui faire Collot-d’Herbois. Il composa dans sa prison une Histoire de France, — un drame ! — des Mémoires personnels (probablement perdus), — des Mémoires historiques, dont nous avons retrouvé quelques pages aux Papiers Roland[23]. Mais il écrivait aussi requêtes sur requêtes aux autorités révolutionnaires pour réclamer sa liberté, rappeler ses services et réfuter les dénonciations portées contre lui. (Tout ce dossier existe au ms. 6241, fol. 160-196.) Une de ces dénonciations était plus redoutable pour lui que toutes les autres. C’était celle d’Amar, dans son terrible rapport du 3 octobre, le signalant comme ayant associé sa plume, en faveur du ministère Roland, à celles de Brissot et de Louvet. Nous n’essayerons pas d’analyser la défense de Champagneux ; elle est plus adroite que fière ; partout il atténue, il esquive les points embarrassants, il s’efface. Sur la question de l’Esprit public, il renvoie à l’Almanach national de 1793, où Letellier est indiqué comme chef de ce service. Il nie avoir eu « aucune relation, quelle qu’on la puisse concevoir, avec Brissot, Louvet, ni avec aucun des députés décrétés d’accusation ou d’arrestation ». Il n’a jamais eu « ni relation ni correspondance avec Barbaroux ». Il n’a jamais de sa vie parlé à de Perret. En même temps, il envoie au Comité d’instruction publique de la Convention une longue notice sur Chalier, où il se réclame d’avoir été son compagnon de luttes à Lyon en 1791 et 1792. Mais si les plaidoyers de Champagneux n’ont rien d’héroïque, ils restent honnêtes ; nulle part, il ne renie Roland et, même en se déclarant étranger au Bureau d’esprit public, « sans relations avec ceux qui en étaient chargés », il ajoute : « En donnant ces éclaircissements, je suis bien éloigné de me rendre accusateur et de conjurer l’orage sur eux. Mais je dois la vérité tout entière, et on trouvera sans doute bien extraordinaire que, les coopérateurs de Roland dans le Bureau d’esprit public jouissant de leur liberté et de leurs places, moi étranger à leurs opérations et à eux, je sois puni pour ce qu’on leur impute… ».

À sa captivité s’ajoutaient de cruels soucis de famille. Son fils aîné, Benoît-Anselme, d’abord employé dans les bureaux du ministère, s’était engagé en mars 1793, à 19 ans, pour aller combattre à l’armée du Nord, et venait, après la capitulation de Valenciennes, d’être envoyé à l’armée qui marchait sur Lyon. Quant à Mme Champagneux, restée d’abord à Lyon avec deux de ses filles, elle en était sortie prudemment dès le 3 juillet, après l’insurrection déclarée de la ville, et s’était retirée à Bourgoin, où elle avait donné asile dans sa maison aux patriotes de Lyon persécutés et fugitifs[24]. En août, en apprenant l’arrestation de son mari, elle accourut à Paris, mais pour tomber aussitôt malade « d’une maladie grave qui la tint plus de trois mois aux portes du tombeau » (ms. 6241, fol. 165).

Sa famille dispersée, sa fortune compromise (on avait mis ses meubles de Lyon sous les scellés), ses illustres amis frappés les uns après les autres, sa captivité prolongée indéfiniment, tout semblait se réunir pour accabler Champagneux. Il supporta cependant ces revers avec assez de philosophie. Enfin, quinze jours après le 9 thermidor, la liberté lui fut rendue.


§ 5. Retour à Bourgoin.

Il se retira aussitôt avec tous les siens à Bourgoin, où sa présence était bien nécessaire. « J’y passai, dit-il, quinze mois, uniquement occupé des soucis de l’agriculture. » Le 8 novembre 1795, il était élu agent municipal de Jallieu[25], et membre, en cette qualité, de la municipalité du canton de Bourgoin (Fochier, p. 325-327). Mais déjà il était reparti pour Paris, « où j’étais appelé, dit-il, par les pressantes sollicitations de quelques amis », c’est-à-dire où il voulait voir si le Directoire, en s’installant et en organisant ses ministères et ses bureaux, n’avait rien à lui offrir. D’après son récit, le Directoire aurait hésité un instant, pour le ministère de l’intérieur, entre Benezech et lui. En tout cas, Benezech, une fois nommé, lui offrit de reprendre au ministère la direction du premier bureau, comme aux temps de Roland et de Garat. Il accepta, et envoya à Jallieu sa démission d’agent municipal (Fochier, p. 333).


§ 6. Retour au ministère. — Novembre 1795-Septembre 1797.

Il ne paraît pas que Champagneux, au sortir de sa prison, pressé de courir en Dauphiné mettre ordre à ses affaires, se fût occupé de la fille de Roland. C’est Bosc qui avait veillé sur l’orpheline. Mais lorsque le bon naturaliste, épris de sa pupille, commençant à comprendre qu’il n’était pas payé de retour, songea à s’expatrier, nous voyons apparaître Champagneux avec sa froide raison. Bosc avait quitté Paris dans les premiers jours de juillet 1796, laissant Eudora Roland à Rouen, chez les demoiselles Malortie. Champagneux, auquel il semble avoir dès lors transféré, en même temps qu’à Creuzé-Latouche, la tutelle de la jeune fille, lui avait promis de le tenir au courant de ce qu’elle pourrait vouloir ou faire. Quatre de ses lettres à Bosc (27, 28 juillet, 3, 4 août), qui se trouvent dans la collection Beljame, sont infiniment curieuses. Il apprend à l’exilé que la jeune fille a été ramenée de Rouen à Paris par une des demoiselles Malortie, qu’elle est installée chez Creuzé-Latouche, mais que, de concert avec sa femme, Creuzé et Mlle Malortie, il va la mettre en pension « chez la citoyenne Moreau, qui a succédé à Mme Leprince de Beaumont », « la pension la plus convenable de Paris ». Il y a, dans ces lettres, un rare talent de gradation. Champagneux dit dans la première : « je crains bien que votre absence soit fatale à cette enfant ». Dans la seconde, il laisse espérer à Bosc que, s’il revient dans dix-huit mois, « il trouvera le cœur d’Eudora libre ». Mais dès la troisième, il ne lui dissimule plus que « sa préférence » devenait « un fardeau » pour la jeune fille, il prend acte de sa résignation « à la voir mariée à un autre », il l’en loue, et lui fait déjà pressentir qu’il songe en effet a la marier « en la confiant à de dignes mains… » Enfin, dans la dernière, il parle plus net encore : « Je vous réponds que je serai obéi à l’égal d’un père… Je ne crains plus d’étendre mes droits ». Ainsi, en huit jours, le nouveau tuteur a doucement disposé Bosc au dénouement que déjà peut-être il préparait.

Cinq mois ne s’étaient pas écoulés que Champagneux mariait Eudora Roland avec son fils Pierre-Léon, âgé de vingt ans (elle venait d’en avoir quinze). Le mariage fut célébré dans l’Isère, à Jallieu, le 13 décembre 1796.

C’est Champagneux qui en informa Bosc, dans des lettres qui nous sont signalées par un catalogue de ventes d’autographes (Vente du 21 juillet 1856, Laverdet, expert, no 1039) : « 7 lettres a.s. de Champagneux, directeur de la première division au ministère de l’Intérieur, à Bosc, Paris, an iv-vii, 18 p. in-4o. Il lui donne de longs détails sur le mariage de son second fils Léon avec Mlle Eudora, sa fille adoptive. »

La disgrâce de Benezech, destitué par le Directoire aux approches du 18 fructidor, entraîna celle de Champagneux. Il retourna de nouveau cultiver ses champs.


§ 7. Dernières années.

Il profita de sa retraite pour préparer une édition des œuvres de Madame Roland. Bosc avait dû, avant son départ pour l’Amérique, lui remettre le manuscrit des Mémoires sur lequel il avait donné son édition de 1795. Mais Champagneux ne recourut au manuscrit que pour restituer quelques traits au portrait de Lanthenas, qui venait de mourir (2 janvier 1799) et qu’il n’était plus nécessaire de ménager. Partout ailleurs, il s’en tint au texte imprimé de Bosc, approuvant ainsi ses retranchements et ses retouches, et aggravant ces libertés tantôt par d’autres suppressions, tantôt par des transpositions arbitraires. Par contre, il inséra, soit dans son Discours préliminaire, soit dans ses notes, un certain nombre de documents utiles. Il ne se borna pas d’ailleurs aux Mémoires. Il donna en outre plusieurs opuscules (Avis à ma fille, Voyage en Angleterre, Voyage en Suisse, Morceaux détachés, etc… ), et y joignit, outre le récit de sa propre captivité à la fin du deuxième volume (p. 389-440), une quinzaine de pièces importantes pour l’histoire des Roland (t. III, p. 387-434), pièces que sa situation au ministère lui avait permis de se faire communiquer aux Archives nationales. C’est par là surtout qu’il a rendu service à l’histoire.

Son Discours préliminaire, qu’il écrivait en juillet 1798, est d’ailleurs utile à consulter.

Au commencement de 1800, l’édition était prête, et Champagneux envoyait à Paris, pour en surveiller la publication, son fils Pierre-Léon. C’est à cette occasion qu’il reçut de Mentelle la lettre datée du 4 germinal an viii (25 mars 1800) ; où le vieux géographe se révélait comme ayant été, en septembre et octobre 1793, le mystérieux correspondant de Madame Roland[26].

Au cours de ce voyage, le fils de Champagneux alla voir Portalis, un des vaincus de fructidor (comme son père), que le 18 brumaire venait de ramener au pouvoir. Portalis écrivit alors au chef de division disgracié (25 germinal an viii, 15 avril 1800):« Je viens d’embrasser votre fils… Je connais vos principes et vos sentiments. Il était impossible que vous pussiez rester en place quand on détruisait la liberté pour établir la plus dégoûtante tyrannie… Venez vous joindre et concourir aux vues d’un gouvernement qui veut la paix et le bonheur, etc… (Ms. 6241, fol. 158-159).

Champagneux ne se laissa pas tenter par ses ouvertures. Il préféra être nommé juge à la Cour d’appel de Grenoble.

Il mourut à Jallieu le 7 août 1807 et fut enterré, selon sa volonté, « dans sa propriété de Champagneux, sur la pente d’un coteau qui domine la riante vallée de Rosière souvent parcourue par Jean-Jacques »[27].

Sa femme lui survécut quinze années, et mourut à Paris, le 26 janvier 1822.

Son fils aîné, Benoît-Anselme, après avoir fait vaillamment son devoir de soldat en 1793 (voir ms. 6241, fol. 171 et suiv.), était entré en 1795 dans l’administration des ponts et chaussées, à Paris. Revenu ensuite à Lyon, il y a laissé un nom comme botaniste.

Madame Champagneux (Eudora Roland) vécut jusqu’en 1858, et son mari, Pierre-Léon, jusqu’en 1864.

Une de leurs filles avait épousé M. Joseph Chaley, ingénieur civil des plus distingués. C’est de ce mariage que sont issue trois filles, encore vivantes, Mme veuve Taillet, Mme veuve Marillier et Mlle Marie Chaley.

Ces détails sommaires sur les descendants de Champagneux sont nécessaires pour se rendre compte de la transmission des manuscrits de Roland, jusqu’au jour de leur entrée à la Bibliothèque Nationale. C’est pourquoi nous avons cru pouvoir les consigner ici.

  1. Souvenirs historiques sur Bourgoin, par Louis Fochier, Vienne, Paris, 1880. C’est dans ce livre, fort exactement documenté, et dans un dossier justificatif dressé par Champagneux lui-même, durant sa détention de 1793-1794, dossier qui se trouve aux Papiers Roland, ms. 6241, fol. 160-196, que nous avons puisé la plupart des renseignements qui vont suivre. Nous croyons donc pouvoir supprimer souvent le détail des références.
  2. Lettre à M. Lalliaud, Bourgoin, 31 août 1768.

    Rousseau, dans une autre lettre, du 18 septembre suivant, à M. le comte de [Clermont-] Tonnerre, donne les noms des deux témoins : « M. de Champagneux, maire et châtelain de Bourgoin, et son cousin, M. de Rozière, officier d’artillerie… ».

    Champagneux, dans sa justification de 1793, confirme ces renseignements : « J.-J. Rousseau passa les années 1768 et 1769 à Bourgoin ou dans les environs [à Monquin]. J’étais alors maire de cette ville. Je fis les plus grands efforts pour l’y retenir et lui en rendre le séjour agréable. Je le voyais très souvent ; je l’accompagnais dans ses promenades botaniques ; il me montra de l’amitié ; il en avait eu pour un de mes oncles » (ms. 6241, fol. 176 et 190). Cf. Fochier, p. 108-109, Champagneux a raconté lui-même le séjour de Rousseau à Bourgoin, dans une notice que M. Fochier a publiée en 1860.

  3. Née le 25 octobre 1754.
  4. Alm. de Lyon : « 1785, M. Derosière de Champagneux, place de la Baleine… ». Pour expliquer ces deux noms, il convient de dire que Rosière est le nom du domaine patrimonial de Donin, qui appartenaient alors à la branche aînée ; Luc-Antoine, de la branche cadette, possédait la terre de Champagneux, de l’autre côté d’une petite vallée. C’est en 1835 seulement que le château de Rosière a passé à la branche cadette. Il est habité maintenant par l’arrière-petite-fille de Champagneux, Madame Eudora Taillet, qui y conserve les souvenirs des Roland.
  5. Fondée en octobre 1789, Wahl, p. 115.
  6. Il dit, en 1793, que son revenu allait à trois mille livres de rente, provenant en partie d’un domaine qu’il cultivait. Mais, à ce moment-là, où il disait également « je suis né plébéien », il avait intérêt à se faire plus pauvre qu’il n’était.
  7. Le Courrier de Lyon ou Résumé général des Révolutions de la France, par M. Champagneux, avocat, Lyon, Aimé de La Roche, 1789-1791, in-8o, paraissant six jours par semaine, en livraisons de 8 pages ; premier numéro, 1er septembre 1789 ; dernier numéro, 9 février 1791. Mais, dès le 27 septembre 1790, Champagneux s’était retiré « pour raisons de santé ». (A. Vingtrinier, Histoire des journaux de Lyon, 1852, p. 16.)
  8. Elle fut même imprimée ailleurs. Nous en possédons un exemplaire, 8 pages in-8o, sous la rubrique « à Marseille, de l’imprimerie P. Antoine Favel ».
  9. Ms. 6241, fol. 188.
  10. Telle cause lui était retirée, parce que, lui disait le procureur de son client, « depuis que vous avez publié un journal, votre nom fait frissonner certaines personnes ». Papiers Roland, ms. 6241, fol. 188 ; cf. le Courrier de Lyon du 25 mars 1790.
  11. Les première années de la Révolution à Lyon, 1894, passim. — Voir particulièrement les pages 352 et suivantes.
  12. Ms. 6241, fol. 190.
  13. Ce sont les termes dont se servit le Conseil général de la commune de Lyon (ms. 6241, fol 171) en lui accusant réception de sa démission de procureur de la commune en septembre 1792.
  14. C’est alors Champagneux envoya à Lyon sa démission de procureur de la commune, le 4 septembre (ms. 6241, fol. 171) ; cf. Wahl, p. 603.
  15. A.-F. Letellier était un ami de Bosc, ainsi qu’il résulte de deux lettres de la Collection Beljame. En 1796, nous le retrouvons commissaire du Directoire dans la Loire-Inférieure et la Vendée. En 1797 et 1799, il est membre du Bureau central qui administrait la ville et le canton de Paris. (Ad. Schmidt, Tableaux de la Révolution française.)
  16. Lettre publiée par Champagneux, III, 415, et par Mortimer-Ternaux, VIII, 466.
  17. Nouvelles politiques, nationales et étrangères, 27 janvier 1793.
  18. Moniteur du 4 août 1793 et autres journaux du temps, dont les récits sont identiques.
  19. Garat, croyant encore conjurer l’orage, ne l’avait pas acceptée, et avait répondu : « Je vous en conjure, citoyen, revenez prendre un poste dont je vous ai toujours vu si digne. Nous mettrons notre conduite sous les yeux de la Convention nationale, et les représentants du peuple seront justes ». Cf., sur le besoin que Garat avait de Champagneux, les Mémoires de Madame Roland, I, 42, 224 et passim.
  20. Procès-verbal de la Convention, 4 août 1793. L’écrou est ainsi libellé : « pour être détenu par voie de police de sûreté générale jusqu’à ce que son affaire soit éclaircie ». (Papiers Roland, ms. 6241, fol. 161).
  21. Voir notre Étude critique sur les manuscrits de Madame Roland, dans la Révolution française de mars et avril 1897.
  22. Au tome II, p. 389-440, de son édition des Œuvres de Madame Roland, sous le titre de Notice de l’éditeur, etc…
  23. Nous les avons publiées dans le Revue historique de janvier-avril 1897.
  24. Elle écrivait à son mari, de Bourgoin, le 13 juillet : « On a dû juger hier le pauvre Chalier. Dieu veuille que l’on mette cette ville [Lyon] à la raison : » (ms. 6241, fol. 171-174).
  25. Jallieu est une commune limitrophe de Bourgoin, et les deux chefs-lieux sont tellement juxtaposés, qu’il n’y a en rélisté qu’une rue qui les sépare.
  26. Voir, ci-après, l’Appendice S.
  27. L. Fochier, Séjour de J.-J. Rousseau à Bourgoin, 1860, p. 15.