Lettres de Mlle de Lespinasse/Éloge d’Éliza
IV
ÉLOGE D’ÉLIZA[1] Par M. de Guibert.
Quelle nuit ! quelle solitude ! affreux emblème de mon cœur ! Demain ces ténèbres qui m’entourent se dissiperont, et la nuit qui enveloppe Éliza est éternelle ! demain l’univers se réveillera, Éliza seule ne se réveillera plus !
Âme sublime, où donc es-tu passée ? dans quelle région ? ah ! tu es retournée vers ta source, tu as repris ton vol vers ta patrie ! Tu étais une émanation du ciel, et le ciel t’a réclamée. Il t’avait laissée trop longtemps habiter parmi les hommes. Oui, sans l’ordre du ciel, Éliza ne pouvait devenir la proie de la mort. Elle était si active, si animée, si vivante ! Hélas ! depuis deux ans, c’était son âme qui trompait mes inquiétudes et qui assoupissait mes craintes. Je voyais tous les jours Éliza se décolorer et s’affaiblir. Mais jamais son esprit n’avait jeté tant d’éclat ; jamais son cœur n’avait tant aimé ! Elle vivra, elle vivra, me disais-je en la quittant ; tant de vie doit braver la mort. Et alors je ne concevais pas plus l’idée d’Éliza pouvant mourir, que celle du Soleil prêt à s’éteindre.
Eliza n’est plus ! qui éclairera mon jugement, qui échauffera mon imagination, qui m’enflammera pour la gloire ! qui remplacera pour moi le sentiment profond qu’elle m’inspirait ! Que ferai-je de mon âme et de ma vie ? Ô mon cœur, rappelle à ma pensée ce que fut Éliza ! Je veux la célébrer, et pour la célébrer il ne faut que la peindre. Éliza ne mourra jamais dans la mémoire de ses amis, mais ses amis mourront un jour comme elle, et je veux qu’elle vive dans l’avenir. Je veux qu’après moi quelqu’âme sensible, en lisant cette complainte funèbre, regrette de ne l’avoir pas connue, et s’attendrisse sur le malheur que j’eus de lui survivre.
Éliza m’avait raconté plusieurs fois les premières années de sa vie ; que tout ce qu’on entend sur nos théâtres, que ce qu’on lit dans nos romans est froid et dénué d’intérêt auprès de ce récit ! c’est dans l’intérieur des familles qu’il faut pénétrer pour voir les grandes scènes des passions et de la calamité humaine. Nos écrivains les défigurent en les imaginant, et il n’y a que leurs acteurs et leurs victimes qui puissent les peindre. Éliza naquit sous l’auspice de l’amour et du malheur. Sa mère était une femme d’un grand nom, qui vivait séparée de son mari. Elle l’éleva publiquement, comme si elle eût été en droit de l’avouer pour sa fille, et elle lui fit un mystère de sa naissance ; souvent elle la baignait en secret de ses larmes. Elle semblait, par le redoublement de sa tendresse, vouloir la consoler du présent funeste qu’elle lui avait fait de la vie. Elle la comblait de caresses et de bienfaits. Elle lui donna elle-même le premier de tous une excellente éducation ; c’était dans peu tout ce qui devait lui rester. Elle mourut presque subitement, et au moment où elle allait tout tenter pour donner à sa fille un état que les lois pouvaient peut-être lui accorder, Éliza resta abandonnée à des parents qui bientôt ne furent plus que ses persécuteurs. Ils lui apprirent ce qu’elle était ; de fille aînée[2], de fille chérie, elle descendit tout d’un coup, dans la même maison, à l’état d’orpheline et d’étrangère. La dédaigneuse et barbare pitié prit soin de cette infortunée, jusque-là si tendrement soignée par le remords et par la nature ; elle vécut, parce qu’elle était dans cet âge où le malheur ne tue pas, et où, pour mieux dire, il n’y a pas de malheur.
Éliza n’était rien moins que belle, et ses traits avaient encore été défigurés par la petite-vérole ; mais sa laideur n’avait rien de repoussant au premier coup d’œil ; au second on s’y accoutumait, et dès qu’elle parlait on l’avait oubliée. Elle était grande et bien faite. Je ne l’ai connue qu’à l’âge de trente-huit ans, et sa taille était encore noble et pleine de grâce. Mais ce qu’elle possédait, ce qui la distinguait par-dessus tout, c’était ce premier charme sans lequel la beauté n’est qu’une froide perfection : la physionomie : la sienne n’avait point un caractère particulier, elle les réunissait tous. Ainsi on ne pouvait pas précisément dire qu’elle fût ou spirituelle, ou vive, ou douce, ou noble, ou fine, ou gracieuse, espèce d’éloge par lequel on dégrade, ce me semble, les figures que l’on veut louer ; car quand un visage a une expression habituelle, cette expression est plutôt le résultat de sa conformation, et ce qu’on peut appeler l’air des traits, que ce qu’il faut appeler de la physionomie. La physionomie vient du dedans ; elle naît de la pensée ; elle est mobile et fugitive ; elle échappe à l’œil et trompe le pinceau. Ô Éliza, Eliza, qui n’a pas eu le bonheur de vivre dans ton intimité, dans celle de tes affections, de tes mouvements, de ta confiance, ne peut savoir ce que c’est que la physionomie ! J’ai vu des visages animés par l’esprit, par la passion, par le plaisir, par la douleur ; mais que de nuances m’étaient inconnues avant que je connusse Éliza !
Cette flamme du ciel, cette énergie de sentiment, enfin, si j’ose m’exprimer ainsi, cette abondance de vie, Éliza, quand elle n’était pas accablée par le malheur, elle la répandait sur tout ce qu’elle voulait animer, mais elle ne voulait rien ; elle animait sans prétention et sans projet. On n’approchait pas de son âme sans se sentir attiré. J’ai connu des cœurs apathiques qu’elle avait électrisés ; j’ai vu des esprits médiocres que sa société avait élevés : Éliza, lui disais-je en lui voyant opérer ce phénomène, vous rendez le marbre sensible et vous faites penser la matière. Que dut être cette âme céleste pour celui dont elle avait fait son premier objet, pour celui qui l’anima à son tour !
Ô toi qui fus cet objet, Gonsalve[3] ! heureux Gonsalve ! tu devais te croire sous le climat brûlant de l’équateur, aimé d’une des filles du soleil. La mort t’enleva au milieu de ta carrière ; mais, en quelques années, tu épuisas tout le bonheur que le ciel peut donner aux hommes sur la terre : tu fus aimé d’Éliza. Ah ! si tu pouvais savoir encore ce qu’elle devint après toi : elle vécut deux ans desséchée par la douleur, portant la plaie du malheur, comme un arbre que la foudre a cicatrisé, et elle finit par s’éteindre en bénissant la mort.
On pourrait croire qu’Éliza, vivement occupée d’un objet, l’était moins de ses amis ; jamais elle ne les aima davantage, et jamais elle ne leur fut plus chère. La passion et le malheur semblaient avoir donné à son âme une activité et une énergie nouvelles. Eh ! qui fit goûter comme elle le charme de l’amitié ? Qui sut comme elle s’approcher du cœur des personnes qu’elle aimait ? Elle attirait si doucement la confiance ; elle entendait si bien la langue des passions ! De quelque sentiment qu’on eût l’âme remplie, elle faisait éprouver le besoin de le lui communiquer, et l’on se trouvait toujours plus heureux ou moins malheureux auprès d’elle. Était-on dans cet état de langueur qui est la situation habituelle de tous les gens du monde, quand ils n’ont ni plaisir ni peine, on en sortait bientôt. auprès d’Éliza ; car, ou on la voyait malheureuse et souffrante, et alors on était animé du sentiment de ses maux, ou, ce qui arrivait souvent, son esprit et son âme prenaient l’ascendant sur eux, et alors, quel intérêt ! quelle conversation ! Il fallait malgré soi l’écouter, penser et revivre.
Souvent, en comparant Éliza à tout ce que j’ai connu de femmes aimables et d’hommes de beaucoup d’esprit, j’ai cherché à m’expliquer le principe de ce charme que personne ne possédait comme elle, et voici en quoi il m’a paru consister : elle était toujours exempte de personnalité, et toujours naturelle. Exempte de personnalité, jamais on ne le fut à ce point. Avec ses amis, c’était par sentiment, et parce qu’elle avait toujours plus besoin de leur parler d’eux que d’elle-même ; avec le reste de la société, c’était par finesse d’esprit et de jugement. Elle savait que le grand secret de plaire est de s’oublier pour s’occuper des autres, et elle s’oubliait sans cesse. Elle était l’âme de la conversation, et elle ne s’en faisait jamais l’objet. Son grand art était de mettre en valeur l’esprit des autres, et elle en jouissait plus que de montrer le sien. Naturelle, elle l’était dans sa démarche, dans ses mouvements, dans ses gestes, dans ses pensées, dans ses expressions, dans son style, et ce naturel avait en même temps quelque chose d’élégant, de noble, de doux, d’animé ; une partie de ce naturel s’était sans doute perfectionné par une excellente éducation, par un goût exquis, par l’habitude de sa jeunesse passée dans la meilleure compagnie, et avec les personnes les plus aimables de son temps ; mais il lui était devenu tellement propre qu’on ne sentait jamais que l’art y eût contribué ; aimable illusion qui s’évanouit avec presque toutes les femmes quand on converse quelque temps avec elles, et dont l’absence, laissant voir la prétention ou l’effort, refroidit tout intérêt et glace tout plaisir.
Ce qui m’a toujours le plus frappé dans Éliza, c’est le rapport, et, si je puis m’exprimer ainsi, l’harmonie qui régnait entre ses pensées et ses expressions. Était-elle animée par son esprit ou par son cœur, ses mouvements, son visage, tout, jusqu’au son de sa voix, formait un accord parfait avec ses paroles. C’est par ce défaut d’accord, que la conversation de tant de gens d’esprit est sans chaleur et sans effet. Ils n’ont jamais ni l’expression, ni l’accent de ce qu’ils disent. Ils se battent les flancs pour s’animer, et leur voix monotone trahit leur froideur. Leur esprit leur fournit quelquefois des choses sensibles ; mais leur visage est en contresens avec elles. Quelquefois, par adresse, ou par hasard, ils ont une inflexion juste ; mais cette inflexion perd bientôt tout son prix, parce que, l’instant d’après, ils l’appliquent à une pensée pour laquelle elle n’était pas faite. Que me fait le sourire aimable, le regard touchant, la voix sensible de certaines femmes ! ce charme ne les quitte jamais, il est de tous les temps, de tous les lieux, elles l’emploient avec un sot et avec un fat, dès lors ce charme n’en est plus un pour moi.
Le tact si rare et si difficile des personnes et des convenances, voilà encore ce qu’Éliza possédait au suprême degré. Jamais elle ne se méprenait : jamais elle ne confondait : jamais elle ne disait une chose sensible à qui ne pouvait pas la sentir, et n’exprimait une pensée fine à qui ne pouvait pas l’entendre. Sa conversation n’était jamais au-dessus ou au-dessous de ceux à qui elle parlait. Elle semblait avoir le secret de tous les caractères, la mesure et la nuance de tous les esprits.
Éliza n’était pas savante ; elle était instruite, elle n’en avait pas la prétention. Son instruction était si heureusement fondue dans son esprit, et son esprit dominait si bien sur elle, que c’était toujours lui qu’on sentait davantage. Elle savait l’anglais, l’italien, et elle possédait la littérature de plusieurs autres langues dans nos meilleures traductions. Elle savait surtout parfaitement sa propre langue. Elle avait fait plusieurs définitions de synonymes que l’abbé Girard[4] et les meilleurs esprits de l’Académie n’auraient pas désavouées. Je n’ai jamais connu à personne comme à elle, le don précieux du mot propre, ce don sans lequel il ne peut y avoir ni nuance, ni justesse dans l’expression, et qui exige à la fois un esprit formé, une connaissance approfondie de la grammaire, et, indépendamment du bon goût naturel, ce goût perfectionné et de convention qu’on ne peut acquérir que dans le commerce des gens de lettres et des gens du monde réunis.
Les livres les mieux écrits ont des instants de longueur et des lacunes d’intérêt. La conversation d’Éliza, toutes les fois qu’elle voulait ou pouvait s’y livrer tout entière, n’en avait point. Elle disait cependant souvent, et le plus souvent des choses simples, mais elle ne les disait jamais d’une manière commune, et cet art qui semblait n’en être pas un chez elle, ne se faisait jamais sentir, et ne la faisait jamais tomber dans la recherche et dans l’affectation. Elle ne faisait point de termes nouveaux, elle n’employait ni antithèses ni équivoques. Elle applaudissait quelquefois aux jeux de mots des autres, mais il fallait qu’ils fussent heureux, de bon goût, ou bien dits dans l’abandon du naturel et de la facilité, ce qui, à ses yeux, était toujours le premier mérite en tout genre ; car la prétention, de quelque espèce qu’elle fût, lui était antipathique. Elle ne pouvait supporter ce qui sentait l’effort et l’apprêt. Elle aurait presque préféré le rude et l’ébauché à ce qui était trop gracieux ou trop fini. De là on peut juger combien elle haïssait les manières affectées, les airs et autres sottises des gens du monde. Elle avait la même finesse et la même sévérité de goût pour les ouvrages d’esprit. Elle n’avait jamais pu s’accoutumer aux vers du cardinal de Bernis, à ceux de Dorat, de… et autres poètes de cette école. Elle ne faisait aucun cas des romans de Crébillon, Marivaux, et de tous ceux que leur genre a enfantés après eux ; mais, en revanche, elle s’était nourrie de Racine, de Voltaire, de La Fontaine : elle les savait par cœur ; elle était passionnée pour Jean-Jacques, elle aimait Prévost, Le Sage ; mais elle mettait au-dessus de tout l’immortel Richardson : elle l’avait lu, relu, traduit ; elle adorait Sterne. C’était elle qui avait fait à Paris la réputation du Voyage sentimental. Les ouvrages inégaux, imparfaits, bizarres même, obtenaient grâce à ses yeux, pourvu qu’elle y trouvât quelque trait de génie ou de sensibilité. C’est ainsi qu’elle avait eu la patience de défricher la première tout Tristam Shandy. La mort de Manon dans le Paysan perverti, et quelques pages semblables, lui faisaient défendre cet ouvrage, d’ailleurs rempli de choses médiocres et ridicules. Oh ! comme elle était en tout genre amie de ce qui est bon ! comme elle en jouissait, comme elle savait louer ce qui lui avait plu, et surtout ce qui l’avait touchée ! Comme elle avait besoin de communiquer son sentiment à tout ce qu’elle croyait capable de la partager ! et ce n’était pas pour des ouvrages de littérature seulement qu’elle était susceptible de se passionner ainsi. Tous les arts de goût et d’imagination avaient des droits sur elle. Un beau tableau, un bon morceau de sculpture, d’excellente musique, la flattaient tour à tour, et dans ces différents arts, elle était encore sensible à tous les genres. Elle admirait le mausolée du cardinal de Richelieu, et le petit oiseau mort d’Houdon allait à son âme ; elle se serait passionnée pour un Rubens, et le moment d’après elle aurait joui d’un Petitot. Elle était ravie de la musique de Grétry, et le lendemain un air d’Orphée lui semblait la musique du ciel. Oh ! que vous décelez des âmes stériles et froides, vous qui l’accusiez d’être enthousiaste, et de confondre tous les genres ! Elle ne les confondait pas, elle les sentait tous, et en les sentant elle les jugeait. Croyez qu’elle savait mettre à chacun d’eux son véritable prix. Si vous l’eussiez observée de suite, si vous eussiez entendu sa langue, car elle en avait une qui ne pouvait être à votre usage, vous eussiez distingué dans ses sensations, et dans leurs expressions, des degrés et des nuances. Il y en avait de si marquées, de si variées, de si multipliées, de son plaisir à ses transports, de son estime à son admiration, de son admiration à son enthousiasme, de son enthousiasme à ce qui allait plus directement et plus profondément à son âme. Ah ! si quelquefois une expression, rendue plus vive par la situation momentanée de son esprit, lui arrachait une expression exagérée, croyez qu’elle savait ensuite s’en rendre compte dans le silence et dans le calme de sa pensée, et remettre à sa place ce qu’elle avait quelquefois trop élevé.
On l’accusait de même d’enthousiasme et de prévention dans ses sentiments. On ne pouvait concevoir, disait-on, que son cœur pût suffire à tant d’amis. Âmes étroites et vulgaires, était-ce à vous à mesurer et à comprendre la sienne ? d’abord tous ses sentimens n’étaient pas des passions. Il en était de ses sentiments comme de ses goûts, ils avaient différents degrés suivant la différence de leur principe. Elle aimait d’estime, d’attraits, de reconnaissance. Elle aimait dans Ariste le génie réuni à la vertu ; dans Sainval une âme de feu, et qui avait avec la sienne quelque rapport ; dans Cléon, dans Ergaste, dans Valère, etc., telle ou telle qualité d’esprit ou de caractère qui justifiait son penchant. Mais dites, ô vous tous qui fûtes ses amis ! si jamais quelqu’un de vous en particulier eut quelque reproche à faire à son amitié ! si quand vous fûtes souffrant, malade ou malheureux, il ne sembla pas que vous fussiez son unique objet. Elle nous avait tous entre nous liés d’une sorte d’intérêt dont elle était le mobile et le but. Nous nous sentions tous amis chez elle, parce que nous nous y étions réunis par les mêmes sentiments, le désir de lui plaire, et le besoin de l’aimer. Hélas ! combien de personnes se voyaient, se recherchaient, se convenaient par elle, qui ne se verront, ne se rechercheront, ne se conviendront plus ! Le charme de sa société tenait si bien à elle, que les personnes qui la composaient n’étaient plus les mêmes ailleurs. Ce n’était que chez elle qu’elles avaient toute leur valeur. Nous voilà tous séparés, disais-je hier, en fondant en larmes, à ses amis rassemblés au moment de sa mort ; on peut nous appliquer ces paroles de l’Écriture : le Seigneur a frappé le berger, et le troupeau s’est dispersé.
L’esprit d’Éliza, tout aimable, tout animé qu’il était, y réunissait le mérite de la justesse et de la solidité. Elle n’avait jamais cultivé les sciences exactes ; mais elle étudiait la morale, elle aimait la saine métaphysique ; elle lisait souvent Montaigne. Elle connaissait Loke avant que Rousseau ne l’eût, sous des formes plus heureuses, fait passer dans notre langue. Elle faisait ses délices de Tacite et de Montesquieu. Un des auteurs vivants dont elle estimait le plus les ouvrages était l’abbé de Condillac. Tout ce qui était fort plaisait à son caractère, et tout ce qui était fin ou profond plaisait à son esprit.
Tant d’avantages naturels et acquis auraient justifié dans Éliza quelque mouvement d’orgueil, et elle n’en eut jamais. Elle qui sentait et jugeait si bien l’esprit des autres, semblait ignorer le sien, elle s’en méfiait même ; aussi n’écrivit-elle rien pour le public. Si quelquefois son âme eut besoin de s’épancher, ou pour elle-même, ou pour ses amis, elle prit grand soin que ce secret ne fût connu que d’eux, elle exigea même de leur amitié de lui rapporter ses lettres ou de les brûler. Ainsi divers petits ouvrages qu’elle avait composés, sont vraisemblablement perdus pour toujours ; tels qu’un grand nombre de Synonymes, trois chapitres dans le genre du Voyage sentimental, une Apologie de ses défauts, et particulièrement de la facilité qu’on lui reprochait à se prévenir et à s’enthousiasmer ; morceau charmant qu’elle m’avait adressé, et dont j’ai eu le scrupule de ne point garder de copie. Elle avait aussi commencé des mémoires de sa vie ou plutôt de sa passion pour Gonsalve ; car ils ne commençaient qu’à cette époque, comme si sa vie n’eût daté à ses yeux que du moment où elle l’avait connu. Enfin, ce qu’il faut regretter par-dessus tout, parce que cela eût formé la collection la plus immense, la plus variée, la plus précieuse, ce sont ses lettres. Elles avaient un caractère, une touche, un style qui n’avaient point de modèle, et qui je crois n’auront point d’imitateurs. Ce n’était ni le genre de madame de Sévigné, ni celui de madame de Maintenon. C’était le sien, et, à mon avis, il était bien au-dessus. Ses lettres étaient plus pleines, plus variées, plus fortes de pensées, plus tirées de son propre fonds : car elle ne vivait pas comme ces deux femmes de ce qui se passait à la cour et en Europe, elles étaient surtout plus animées. Ah ! c’est par là que cette créature céleste ne peut être comparée à aucune autre femme. Ses lettres avaient le mouvement et la chaleur de la conversation. Elles trompaient sur son absence, et elles la remplaçaient presque au moment où on les recevait. J’ai fait le tour de l’Europe, et ses lettres me suivaient, me consolaient, me soutenaient. Hélas ! maintenant je les espérerai, je les attendrai vainement ! Ce ne sont point les mers, ce n’est ni le temps ni l’espace qui nous séparent, c’est ce qui ne peut ni se voir, ni se mesurer, c’est l’abîme inconnu et éternel.
Je n’ai encore considéré Éliza que sous les différens rapports de son esprit ; mais qu’était son esprit auprès de son caractère et de son âme ! Comment assez louer toutes ses vertus, son élévation, sa générosité, son désintéressement, sa bienfaisance, son amour pour les malheureux ! chacune de ses vertus lui était naturelle et familière. Elle les pratiquait comme on marche, comme on respire, et elle n’en retirait point de vanité. Il n’en rejaillissait dans sa conversation ni prétention ni sévérité. C’est qu’on n’affiche jamais la morale des vertus qu’on exerce par sentiment ou par caractère ; il n’y a que celles qui sont factices qui ont besoin de se répandre au dehors.
Mais pour peindre les vertus d’Éliza, il ne suffit pas de les citer. Chacune d’elles était accompagnée de circonstances qui en relevaient le mérite et le charme. Les mêmes vertus dans d’autres personnes ne produisaient pas le même effet. Son âme était forte et élevée. Tout ce qui était vil et bas, ou seulement petit et faible, excitait son mépris et son indignation. Elle se serait même souvent laissée aller à prononcer avec force, si l’indulgence et l’aménité d’esprit qui lui étaient naturelles n’eussent tempéré son premier mouvement. Par cette grande élévation d’âme et de caractère, elle s’était en quelque sorte remise dans le rang où sa naissance l’aurait placée, si elle eût été reconnue ; le silence qu’elle gardait sur son sort y ajoutait encore de l’intérêt, enfin la position délicate où elle était ne nuisit jamais ni à son maintien ni à sa considération. Elle voyait beaucoup de femmes, et des femmes d’un haut rang, et elle avait avec elles cette noble aisance qui en accompagnant le respect oblige à un retour d’égards la personne qui le reçoit. Elle rendait à leur état ce qu’elle eût au besoin refusé à leur orgueil ; mais on n’était jamais tenté de se laisser aller à ce sentiment auprès d’elle. On sentait qu’elle avait d’autres avantages qui la remettaient plus que de niveau, et ces avantages elle ne les faisait jamais sentir elle-même. Ils étaient enveloppés de manières si douces, si aimables, si simples, qu’en captivant le mérite, ils ne blessaient jamais la prétention, ni même la médiocrité.
Oh ! combien cette fierté d’âme et de caractère éclata dans le mépris constant qu’elle eut pour la richesse, et pour les moyens de l’acquérir. Elle avait une fortune plus que médiocre. Elle était entourée d’amis puissants, et qui auraient pu la servir à cet égard sans blesser sa délicatesse. Elle ne les en sollicita jamais et les refusa souvent. Un jour je m’entretenais avec elle sur cet objet, et je lui reprochais d’avoir rejeté une offre de service qui venait de lui être faite. Quoi ! lui disais-je, si Gonsalve vous eût fait cette offre, vous l’eussiez refusé ? Oui, me répondit-elle, Gonsalve plus que personne ; et comme je m’écriais : Écoutez, me dit-elle, mon ami, je veux une fois pour toutes, vous exposer mes principes, vous pourrez me condamner, mais vous ne m’en ferez pas changer ; et elle m’écrivit le lendemain la lettre suivante :
« Oui, j’aurais refusé ce genre de service, s’il m’eût été offert par Gonsalve, et c’est le seul que je n’eusse pas accepté avec transport. Je sais tout ce que peuvent objecter contre cette délicatesse la philosophie et le sentiment ; mais ce sont nos détestables institutions, c’est la corruption de la société qui me forcent à penser ainsi. Environnée d’autres mœurs et d’autres préjugés que les nôtres, je ne me ferais pas plus de scrupule de m’appuyer du crédit et de la richesse de Gonsalve, que de son courage, de ses conseils, et de tous les services qu’il pourrait me rendre ; mais dans un siècle et dans un pays ou l’argent est devenu le mobile de toutes les actions, où l’on peut avec lui corrompre tous les cœurs et acheter tous les sentiments, jamais un vil calcul d’intérêt ne souillera ma liaison avec ce que j’aime. Eh ! qu’aurait pu penser de moi Gonsalve, s’il m’avait vue un moment ressembler à tant d’autres femmes ! Qui est-ce qui lui aurait alors garanti la pureté de mon sentiment ! l’estime est une fleur si délicate, la plus légère altération la flétrit. Ah ! songez quel malheur c’eût été pour moi de descendre dans l’opinion de Gonsalve. Je préférais la place que j’y occupais, au premier trône du monde.
« À l’égard de mes amis, je vous avoue que j’ai toujours regardé l’égalité comme la première condition pour rendre l’amitié durable. Or, il n’en existe plus dès le moment que l’un est devenu le bienfaiteur et l’autre l’obligé. Ressouvenez-vous que je ne parle que d’un genre de bienfaits ; car leurs soins, leurs conseils, leurs sentiments, je les reçois, parce que je puis les leur rendre, et que dès lors il y a réciprocité, et par conséquent égalité entre eux et moi. Mais comment leur rendrais-je ce qu’ils feraient pour augmenter ma fortune ? Je serais, tout le reste de ma vie, mal à mon aise avec eux. Où agirait mon penchant, je craindrais qu’ils ne vissent plus que ma reconnaissance. Enfin, c’est le secret du cœur humain que je vais vous dire ; mais soyez sûr que, sans s’en rendre compte à eux-mêmes, sans s’en apercevoir, ils m’aimeraient peut-être moins, et, pour moi, j’avoue que je me sentirais opprimée de l’espèce d’ascendant que je leur aurais donné sur moi.
« Si telle a été ma façon de penser envers ce que j’ai le plus aimé au monde et envers mes amis, vous jugez combien mon âme serait révoltée de l’idée de solliciter, ou seulement d’accepter les services de ceux qui, n’étant point mes amis, m’obligeraient par sottise, par air, ou, je le veux même, par bienfaisance. Mais, pour ne point m’écarter de mes principes, pour ne me trouver jamais froissée entre la nécessité et les principes que je me suis faits, je me suis assujettie à l’ordre et à l’économie. Moi qui avais été élevée dans l’habitude de la prodigalité ; moi qui depuis, ayant toujours vécu chez les autres, n’ai jamais connu le prix de rien ; moi qui, par philosophie, suis portée à regarder l’or comme la poussière que je foule aux pieds, et, par bienfaisance, toujours prête à le répandre, je me suis asservie à compter sans cesse. Je parviens à atteindre la fin de l’année sans embarras et sans dettes ; de là mes amis ne m’entendent jamais leur parler de ma fortune ; jamais même il ne m’échappe devant eux une plainte, ni un vœu, espèce de manière indirecte par laquelle on sollicite souvent des services qu’on ne veut pas réclamer en face. Ils me voient sur cela dans une telle sécurité, dans un tel dégagement d’esprit, qu’ils ont dû oublier que ma fortune est très médiocre, et c’est ce que je veux. Enfin, soit que ma délicatesse m’attache à ma pauvreté, soit qu’occupée de sentiments actifs les jouissances de la richesse ne soient rien pour moi, soit aussi que sentant ma vie s’éteindre je n’aie point à penser à l’avenir, je vous proteste qu’il ne m’est pas échappé une seule fois le souhait de voir changer ma fortune. »
Ainsi m’écrivait Éliza, et ce n’était point un étalage de vaines maximes ; sa conduite ne les a jamais démenties. Je dois seulement ajouter que son économie était si adroite qu’on ne la sentait pas. Elle était toujours mise uniment, mais avec goût. Tout ce qu’elle portait était frais et bien assorti. Elle donnait l’idée de la richesse qui par choix se serait vouée à la simplicité. Mais où son âme et sa générosité faisaient encore bien plus d’illusion sur sa fortune, c’était quand elle rencontrait l’humanité misérable et souffrante : jamais un pauvre ne l’aborda sans en avoir quelques secours. Ah ! si j’étais le lord Clive ! disait-elle souvent, en entendant parler de malheureux qu’elle ne pouvait soulager.
Tous les genres de malheur avoient des droits sur l’âme d’Éliza. À la manière dont elle plaignait ceux qui les éprouvaient, on eût cru qu’elle en avait souffert elle-même. Je l’ai vue souvent malade, accablée, succombant sous le poids de son propre malheur ; et, dans cet état, elle se ranimait et retrouvait des forces pour sentir et partager celui des autres. Et cet amour des malheureux n’était point en elle une vertu seulement, c’était une passion. Voici ce qu’elle m’écrivait à ce sujet, il y a six mois, dans une lettre que je viens de retrouver et de baigner de mes larmes :
« J’ai fait partir ce matin un paquet pour vous : vous me croirez folle en y trouvant entre autres la Gazette de France ; mais c’est qu’il y a un article qui vous fera du bien (c’était l’annonce de l’édit des corvées). Comment ne pas se trouver soulagé, en voyant que tant de malheureux vont l’être ! Il n’y a plus que ce genre d’intérêt qui aille jusqu’à mon cœur. Le malheur, ah ! que ce mot a d’empire sur moi ! Je crois vous avoir dit que j’ai été aux Invalides, ces jours passés, avec madame la duchesse de Châtillon ; j’en sortis navrée. Je ne faisais pas un pas que je ne visse le spectacle le plus douloureux : des aveugles, des gens mutilés, des plaies effrayantes, des membres brisés. Ah ! mon Dieu, disais-je, tout ce qui respire ici, souffre, et ce n’est pas là des maux d’imagination ; ce ne sont pas des gens qui s’aiment et qui se tourmentent en s’aimant ; ce n’est pas la privation des lettres, ce ne sont pas même les regrets d’avoir perdu ce qui leur était le plus cher, ce sont des maux physiques qui soumettent également tous les hommes ; et puis je me disais : cependant je suis encore plus malheureuse que tout ce que je vois ; car je pourrais plaindre, consoler, soulager ces malheureux à force de soins, de secours, d’argent, et eux ne peuvent rien pour moi ; ils ne savent pas même la langue des maux que je souffre ; et tout ce qu’il y a de bonheur et de genres de bonheur sur la terre, quand ils me seraient offerts, ne pourraient pas davantage pour moi ! »
Ô Éliza, Éliza ! que cette esquisse de toi est faible et imparfaite encore ! Était-il quelque sentiment exquis, quelque rare vertu qui honorent l’humanité, qui ne fussent pas dans ton cœur ! Si je fais jamais quelque chose de bon, d’honnête, si j’atteins à quelque chose de grand, ce sera parce que ton souvenir perfectionnera et enflammera encore mon âme. Ô vous tous qui fûtes ses amis, et que je crois par là avoir le droit d’appeler les miens, adressons tous à ses mânes la même invocation. Au nom d’Éliza, soyons amis, soyons chers les uns aux autres, faisons, en présence de sa mémoire, le bien que nous eussions voulu faire devant elle ; que du haut du ciel où son âme est sans doute remontée, elle le voie et y applaudisse ; que les hommes disent alors en nous distinguant : Il fut l’ami d’Éliza ; et que cet éloge soit gravé sur nos tombeaux.
Mais je parle de tombeau, et c’est au sien qu’il faut penser ! Ah ! laissons sa dépouille mortelle se consommer dans le caveau d’un temple ; ce n’est pas là qu’il lui faut un monument ; ce n’est pas là que son ombre se plairait à errer. Bords de la Savonière, campagnes de Vaucluse, lieux où les âmes de la belle Laure et de la sensible La Suze respirent encore, si vous n’étiez pas si loin de nous ! Ah ! choisissons du moins quelque bocage solitaire, au milieu duquel un ruisseau coulant doucement à travers les cailloux, murmure sans cesse des accents plaintifs. Venez, nous y élèverons un monument simple comme elle, une colonne de marbre dont le fût sera brisé à hauteur d’appui, et sur laquelle des cyprès croiseront leurs tristes rameaux ; mais non, c’est le tombeau du méchant qu’il faut ainsi placer loin de la vue des hommes. Cherchons plutôt, dans le voisinage de quelque chemin fréquenté, une petite colline que nous planterons d’arbustes, et au bas de laquelle jaillira une source limpide ; qu’un sentier toujours vert y conduise ; que le voyageur fatigué, y trouvant de l’ombre et de l’eau, s’y arrête avec délices, et bénisse ses mânes encore bienfaisants après elle ; que, dans le cours de notre vie on y rencontre toujours quelqu’un de nous, et qu’on y trouve le marbre récemment mouillé de nos larmes ; enfin, que le dernier d’entre nous qui survivra, chargé du dépôt de toutes nos douleurs, le transmette aux générations suivantes, en faisant graver sur son tombeau cette épitaphe :
De Claire-Françoise de LESPINASSE,
Enlevée, le 23 mai 1776,
À ses amis, dont elle faisait le bonheur ;
À une société choisie, dont elle était le lien ;
Aux lettres qu’elle cultivait sans prétention ;
Aux malheureux, qu’elle n’approcha jamais sans les soulager.
Elle mourut à l’âge de 42 ans. Mais si penser, aimer et souffrir, est ce qui compose la vie, elle vécut dans ce petit nombre d’années plusieurs siècles.
- ↑ Ce pseudonyme d’Éliza donné à Mlle de Lespinasse par M. de Guibert est un souvenir de cette Éliza Draper, l’amie tant pleurée de Sterne, qui, lui-même, était l’auteur favori de Mlle de Lespinasse. Cet éloge a paru pour la première fois dans un recueil d’éloges par M. de Guibert, publié par sa veuve, sous ce titre : Éloges du maréchal de Catinat, du chancelier de L’Hôpital, suivis de l’éloge inédit de Claire-Françoise de Lespinasse ; Paris, d’Hautel, 1806. in-8o.
- ↑ C’est une erreur, la marquise de Vichy-Champrond, fille légitime de la comtesse d’Albon, était de beaucoup l’aînée de Mlle de Lespinasse. (Note de l’édition Asse.)
- ↑ M. de Mora.
- ↑ L’abbé Gabriel Girard, auteur des Synonymes français, publiés en 1718 sous le titre de : La Justesse de la Langue française.