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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre C

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 232-234).

LETTRE C

À minuit, 1775.

Oh ! que de douceurs et de plaisirs peut encore éprouver une âme enivrée de passion ! Mon ami, je le sens, ma vie tient à ma folie : si je devenais calme, si j’étais rendue à la raison, je ne pourrais pas vivre vingt-quatre heures. Savez-vous le premier besoin de mon âme lorsqu’elle a été violemment agitée par le plaisir ou la douleur ? C’est d’écrire à M. de Mora ; je le ranime, je le rappelle à la vie, mon cœur se repose sur le sien, mon âme se verse dans la sienne ; la chaleur, la rapidité de mon sang brave la mort : car, je le vois, il vit, il respire pour moi, il m’entend, ma tête s’exalte et s’égare au point de n’avoir plus besoin d’illusion, c’est la vérité même : oui, vous ne m’êtes pas plus sensible, pas plus présent que vient de me l’être, pendant une heure, M. de Mora. Ô divine créature ! il m’a pardonné, il m’aimait. Mon ami, ce que je viens d’éprouver est encore une suite de la secousse que mon âme a reçue cet après-dîner. Mon Dieu ! il faut chérir, adorer le talent qui semble vous donner une nouvelle existence. Oh ! non ; je ne suis point assez grande, assez forte pour louer ce don du ciel ; mais il me reste assez de sensibilité et de passion pour en jouir avec transport, et pour en rapporter le mouvement et le sentiment à l’objet qui a animé ma vie et qui la soutient encore. Ah ! quel bonheur que d’aimer ! c’est le seul principe de tout ce qui est beau, de tout ce qui est bon et grand dans la nature. Mon ami, M. Roucher a aimé, c’est la passion qui l’a rendu sublime. Mais mon cœur fond de tristesse, lorsque je viens à penser que cet homme rare, ce prodige de la nature, connaît la misère, qu’il en souffre pour lui et dans ce qu’il aime. Ah ! cet excès de pauvreté éteint l’amour, et il faut un miracle pour conserver l’énergie et le ressort qu’il y a dans ses vers ; son âme est de feu, et nulle part on ne sent qu’il soit abattu par le malheur. Je ne sais si c’est faiblesse, mais je viens de fondre en larmes en sentant l’impuissance où je suis de venir au secours de cet homme. Ah ! si mon sang pouvait se changer en or ! sa femme et lui auraient le bonheur ce soir. Que ne puis-je animer l’âme du comte de C…, quel emploi il ferait de sa richesse ! Ah ! si M. de Mora vivait, avec quel plaisir, avec quel transport il aurait satisfait mon cœur ! Oui, c’est avec des larmes de sang qu’il faut pleurer un tel ami ; en l’adorant, c’était rendre hommage à la vertu. Mais, adieu, mon ami. Vous ne pouvez pas être au ton de mon âme : vous me jugez et je sens. Vous venez d’être distrait et engourdi par la dissipation, et moi je viens d’être enivrée par la passion : mes forces en sont épuisées, et je ne sais où j’ai trouvé celle de griffonner aussi longuement. Adieu.

Si vous n’avez pas changé d’avis, j’irai vous prendre demain, à cinq heures, chez M. d’Argental ; mais surtout, mon ami, point de complaisance, point de sacrifice : je ne le mérite pas, et vous le savez bien.