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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 235-237).

LETTRE CII

Onze heures, 1775.

Mon ami, que m’avez-vous fait ? je me sens si profondément triste, si malheureuse, tellement accablée du poids de la vie, qu’il faut que ce redoublement de malaise et de douleur me vienne de vous. La crainte que vous me causez, la défiance que vous m’inspirez sont deux supplices qui mettent sans cesse mon âme à la torture, et ce genre de tourment suffirait pour me faire renoncer à votre affection, ou du moins à ce qui y ressemble. Je ne sais quel affreux plaisir vous trouvez à porter le trouble dans mon âme : jamais vous ne cherchez à me rassurer, et même en me disant vrai, vous y mettez l’accent de quelqu’un qui trompe. Eh ! mon Dieu ! que j’ai mal à l’âme, que je souhaite passionnément d’être délivrée, il n’importe par quel moyen, de la disposition où je suis ! j’attends, je désire votre mariage ; je suis comme les malades condamnés à une opération : ils voient leur guérison, et ils oublient le moyen violent qui doit la leur procurer. Mon ami, délivrez-moi du malheur de vous aimer. Il me semble si souvent qu’il n’y a presque rien à faire pour cela, que je me sens une sorte de honte d’y avoir pu mettre l’intérêt de ma vie ; mais plus souvent encore je me sens tellement enchaînée, garrottée de toutes parts, que je n’ai plus un mouvement de libre ; c’est alors que la mort me paraît la seule ressource et le seul secours que j’aie contre vous. — Je ne voulais pas vous dire de ne pas venir chez moi aujourd’hui, et je crois que c’était bien votre intention. Je passe la soirée chez madame de B…, je vais à Orphée, et dans l’intervalle du souper à l’Opéra, je vais chez madame de Châtillon qui est toujours malade. Vous n’avez pas voulu dîner demain avec moi ; vous trouvez que c’est trop de deux dîners dans une semaine ; mercredi, vous me direz de même : eh bien ! faites donc tout ce qu’il vous plaira, je ferai de mon mieux pour que cela me plaise aussi. Adieu.


Après avoir reçu votre lettre.

Par quel genre de poison vous ranimez ma vie ! est-ce donc un bien de sentir un instant de plaisir et de bonheur, lorsqu’il ne reste plus le temps d’en jouir ? Ah ! que vous avez été cruel ! vous m’avez retenue à la vie, et vous saviez que bientôt après je ne devais plus vivre pour vous ! Mais, mon ami, je ne devrais pas vous faire des reproches : vous me comblez de louanges, et je n’en mérite aucune ; non, il ne faut pas me louer, il faut me plaindre d’être animée d’un sentiment qui donnerait de l’expression aux pierres. Comment parler froidement de ce qu’on aime ? comment ne pas désirer son bonheur et sa gloire, de préférence à tout ce qui n’est que soi ? Mon ami, vous me faites mal en me louant ; est-ce que vous croiriez consoler mon âme en flattant ma vanité ? Mon Dieu ! si vous saviez qu’il n’y a ni dédommagement ni compensation dans l’univers entier à ce que je désire, et à ce que je crains ! Oh ! oui, vous le savez : car vous voyez au fond de mon âme, et vous voyez ce qui la remplit, ce qui l’anime, et ce qui la désespère. Bonjour, mon ami. Votre lettre est bien aimable ; elle m’aidera à passer cette longue journée.