Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CIX
LETTRE CIX
Non, mon ami, je ne me coucherai point sans vous faire partager l’estime, le respect et l’enthousiasme dont je suis pénétrée et exaltée. Ah ! que cela est beau, que cela est vertueux, que cela est noble ! que je me sens d’admiration pour Marc-Aurèle, et d’estime pour son vertueux panégyriste ! Il faut absolument que le roi le lise : j’ai déjà agi pour cela ; j’espère que mon vœu sera rempli, et en vérité, ce n’est pas pour M. Thomas que je le souhaite. L’excellent homme n’a besoin que des jouissances que lui donne sa vertu. Vous croyez bien que je viens de lui dire deux mots sur cet éloge. Mon ami, ma mort serait arrêtée pour demain, que je sentirais encore le besoin d’honorer, de chérir les talents et la vertu. Croyez-moi folle si vous voulez ; c’est du moins le genre de folie dont était animé ce que j’ai adoré pendant huit ans. Ah ! je sens avec déchirement ce que dit Montaigne : il me semble quand je sens, quand je jouis seule, que je lui dérobe sa part.
Bonsoir. À demain, vers une heure et demie, au plus tard, vous me rendrez cet éloge ; je ne veux pas m’en séparer. Mon Dieu ! j’ai été de même aujourd’hui de votre pensée, rien ne pouvait m’en détourner. Oh ! que je serais malheureuse, si mon âme se tournait tout entière de ce côté-là : il me faudrait du courage pour m’arracher à ce que je vais perdre pour jamais. Adieu, puissent ces affreuses pensées ne pénétrer jamais jusqu’à votre âme.