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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 346-347).

LETTRE CLV

Quatre heures, 1776.

Mon ami, je suis malade, bien souffrante. Mais aussi je suis folle, depuis deux jours. Je ne sais ce qu’est devenue mon âme, c’est un désert : je n’y trouve plus ni sentiment, ni passion, mais des regrets déchirants, une parfaite douleur, l’étonnement d’exister encore, la sensibilité et l’égarement des premiers moments où la mort impitoyable m’enleva ce qui seul m’avait fait chérir la vie. Ah ! mon Dieu ! pourquoi m’empêchâtes-vous de le suivre ? Pourquoi me condamnâtes-vous à une mort si lente et si douloureuse ? Voilà mon ami, les pensées qui ont rempli ma vie depuis hier soir. J’en ai été plus malade, j’ai passé une nuit sans me coucher, je n’ai été dîner nulle part, et, je vous l’avouerai, le Connétable est venu rarement à ma pensée. Je crois même que si vous ne m’aviez pas écrit, je n’aurais pas eu la force de vous montrer à quel point je suis triste et abattue. — Eh ! mon Dieu, non ! je n’irai pas à Versailles : d’abord je suis trop malade ; et puis je serais sur la roue pendant la représentation. Je suis plus difficile que vous sur votre intérêt. D’ailleurs, si cette tragédie amène, comme je l’espère, un grand succès, je ne me soucie pas d’exalter mon âme : elle est trop fatiguée ; il ne lui faudrait plus que du repos et du calme. L’on m’a déjà envoyé demander trois fois ce billet de loge, cela m’importune à mourir. Je fais serment de ne jamais me mêler des plaisirs de personne. C’est le premier intérêt de tous ces gens-là, et moi, loin d’avoir le projet de me divertir, je me sens la mort dans l’âme.

Vous ne m’avez pas rendu mes lettres ; je suis bien sûre que si je les envoyais demander chez vous, je les aurais. Vous étiez bien pressé mercredi : en tout, le mouvement vous est bien plus nécessaire que l’action. Cela paraît bien subtil, mais pensez-y, vous verrez que cela est juste. — Mon ami, je vous remercie de l’intérêt que vous mettez à ce logement. Mon Dieu ! que je voudrais en avoir un à Saint-Sulpice ! Ah ! ce qui est affreux, c’est que je fais peser mon malheur sur ce qui m’aime ; mais ce n’est pas vous. — Vous devriez venir dîner dimanche chez madame la duchesse d’Enville. J’attends de vos nouvelles ce soir, et je me flatte que ce billet de loge y sera. Pardon, mon ami, de vous occuper, de vous détourner, et surtout de n’avoir pas eu la force de vous cacher ce que je souffre.