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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLVII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 334-336).

LETTRE CXLVII

Onze heures et demie du soir, 1775.

Vous ne venez pas, et je n’ai point de lettre de vous ! Cela est bien vide. Mon ami, je vous aime, sans doute, mille fois mieux que Bérénice n’aimait Titus. Mais malheureusement je ne puis pas faire le même emploi de mon temps : je ne saurais le passer tout entier à vous attendre, et ceci n’est pas hors de propos. Par exemple, l’espérance de vous voir ce soir m’a fait éconduire un de mes amis. Cela m’a peinée en vous attendant, et actuellement cela m’inquiète ; car même les amis s’éloignent bien vite. On a tant d’affaires et de dissipation qu’il faut une grande bonté pour me sacrifier des soirées. Vous allez avoir mauvaise opinion de moi, je ne serais ni inquiétée, ni affligée, si j’avais éconduit ce qui m’aime. Il a actuellement ce degré d’intérêt qui pardonne, et qui fait qu’on ne prend point un refus pour un dégoût. Mais M. D… n’en est pas là. En se répétant deux fois, on ne peut plus la voir, il s’y soumettra comme à la nécessité. Cependant le moyen de l’avoir là, quand je vous attends ! Si bien donc que je vous prie de ne me pas faire partager vos doutes ; ils tourmentent mon âme, et ils laisseraient mes soirées trop solitaires. — Savez-vous bien que j’ai passé trois heures fort alarmée sur l’état de M. de Saint-Germain ? On disait qu’il était mal, qu’on craignait une fluxion de poitrine, et cette pensée me faisait frémir. La France est donc frappée de malédictions, me disais-je ! Et puis vous, votre intérêt, tout cela m’agitait, et je me taisais. Sur les sept heures on m’a annoncé une jolie femme, elle s’est mise à côté de moi. Sauriez-vous des nouvelles de M. de Saint-Germain ? — Oui, vraiment, j’en ai de sept heures du matin : elles étaient fort bonnes ; mais j’ai donné ordre, chez moi, de m’apporter ici des nouvelles de cinq heures que je dois avoir à huit heures. J’ai été alors tout à fait calmée, et je n’avais plus besoin de sa lettre qui est pourtant arrivée comme elle l’avait dit ; elle était datée de la chambre de M. de Saint-Germain, et elle était si rassurante, que je suis persuadée que vous aurez pu travailler avec lui. Mon Dieu ! je le voudrais : car lorsque réellement on n’est pas ministre, il y a bien peu de chose qui dédommage de la perte de sa liberté. On ne fait guère ce sacrifice qu’à la fortune et à l’amour ; et en vérité on a bien raison : l’idée de chaîne, fût-elle d’or, révolte mon âme. Bonsoir. J’ai souffert, je ne connais plus que la douleur, et cependant vous dites qu’il faut chérir la vie ; cela ne me paraît pas bien conséquent.


Onze heures du matin.

Je reçois votre lettre, mon ami. Je vous remercie de ne m’avoir pas laissée dans l’incertitude plus longtemps. J’en ai encore sur votre retour, et c’est bien assez : car vous me dites bien faiblement que vous me verrez aujourd’hui. En tout, ce billet est un peu froid, mais il est une marque de bonté et d’attention ; ainsi je dois m’en louer. Bonjour, mon ami. J’enverrai cette lettre chez vous pour que vous l’ayez en arrivant ; et j’espère que si je ne vous vois pas ce soir, j’aurai de vos nouvelles demain matin de bonne heure. Écrivez-moi en vous levant, ou avant que de vous coucher.