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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXV

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Garnier Frères (p. 258-263).

LETTRE CXV

Jeudi, 6 juillet 1775.

Je n’ai point eu de vos nouvelles hier, mon ami. Vous vous êtes lassé de me parler, et moi je me suis trop tôt lassée de me taire ; avec un peu de courage, tant de douleurs, tant d’efforts n’auraient peut-être pas été perdus. Mon Dieu ! dites-moi, si vous le savez, comment cette torture finira ? sera-ce la haine, l’indifférence, ou la mort qui m’en délivrera ? Mon ami, je ne veux pas être généreuse à demi, je crois que je vous ai pardonné ; ainsi je vais causer avec vous, comme si j’étais contente de vous. — Je vais vous dire que d’ici à peu de jours voici ce qui sera public : c’est que M. de Malesherbes a toutes les places de M. le duc de la Vrillière : celui-ci donnera sa démission dans quelques jours, il a encore à faire une visite à l’assemblée du clergé qui doit lui valoir vingt mille francs. M. de Malesherbes donnera la démission de sa charge à la Cour des aides, et M. de Barentin le remplacera. Si vous saviez tout ce que M. de Malesherbes a mis d’honnêteté et de simplicité en acceptant cette place ! vous redoubleriez d’estime, de goût et de vénération pour cet excellent homme. Oh ! pour le coup soyez assuré que le bien se fera, et qu’il se fera bien, parce que ce sont les lumières qui dirigeront la vertu et l’amour du bien public. Jamais, non jamais deux hommes plus vertueux, plus désintéressés, plus actifs n’ont été réunis et animés plus fortement d’un intérêt plus grand et plus élevé. Vous le verrez : leur ministère laissera une profonde trace dans l’esprit des hommes. Tout ce que je vous dis là est encore un secret. Ce choix-là sera reçu avec transport du public ; il y a quelques gens qui en enrageront, mais ils se tairont. Les intrigants auront bien peu de moyens, cela est bien touchant. Oh ! le mauvais temps pour les fripons et pour les courtisans ! n’y a-t-il pas bien de la délicatesse à faire cette distinction ! cela s’appelle partager un cheveu en quatre.

À présent écoutez-moi, tremblez : car je vais juger deux éloges de Catinat, qui seront, à ce que j’imagine, les deux seuls qui occuperont l’Académie. Les auteurs de ces deux éloges sont M. de G… et M. de la Harpe. M. de G… est auteur d’un excellent ouvrage de tactique et d’une tragédie : ces deux ouvrages l’ont fait connaître comme un homme plein de talent et d’esprit, et ils annoncent partout une âme élevée et pleine d’énergie. C’est d’après cette connaissance et la prévention qu’elle doit inspirer pour M. de G…, que j’ai lu et jugé son éloge de Catinat. Vous connaissez M. de la Harpe mieux que moi, vous savez que c’est un excellent littérateur qui a beaucoup d’esprit, et surtout le goût le plus éclairé et le plus pur : voilà la justice que je lui rendais avant que de lire son éloge de Catinat. À présent, écoutez ce que la présomption aveugle, sotte et bête, a osé prononcer, et voyez si vous en serez irrité, ou si vous prendrez le parti de dédaigner cet arrêt. L’éloge de M. de La Harpe est écrit avec sa facilité ordinaire, mais avec une correction dont il s’est dispensé tant qu’il n’a pas eu M. de G… pour rival. Son style est à la fois facile et élevé : il est si rare de réunir ces deux mérites, du moins à ce point, qu’il me semble qu’on pourrait dire qu’il écrit en prose comme Racine écrit en vers. Cet ouvrage est d’un homme de lettres qui a un esprit juste et sage, une âme douce, honnête et élevée. Il y a une foule d’expressions heureuses, de choses touchantes, d’idées fines exprimées avec clarté et avec noblesse ; mais ce n’est que l’ouvrage d’un excellent écrivain, d’un homme de beaucoup d’esprit. — Celui de M. de G… me paraît l’ouvrage d’un homme supérieur, qui a plus que de l’esprit, c’est du génie. Aucun des deux n’est philosophe : l’un, parce qu’il ne pense pas assez froidement ; l’autre, parce qu’il ne pense pas assez profondément : mais l’âme de M. de G… juge les hommes et les événements avec tant de hauteur et d’énergie, qu’on aime mieux être entraîné par elle qu’éclairé par un philosophe. La partie militaire est si bien traitée dans M. de G…, que les plus ignorants se croient, en le lisant, en état d’apprécier le mérite de Catinat. Cette partie dans M. de La Harpe est obscure, fatigante et fort ennuyeuse. En lisant M. de La Harpe, on est agréablement occupé, et quelquefois touché ; on estime le talent de l’auteur. En lisant M. de G…, je sens mon âme s’agrandir, se fortifier, prendre une activité, une énergie nouvelle : mais quelquefois il passe la mesure ; son style n’est pas toujours assez clair et assez concis ; il manque quelquefois d’harmonie, on y trouve des expressions trop hasardées. Si on accordait le prix à l’art d’écrire, à l’éloquence de style, à l’ouvrage le mieux fait, il faudrait, je crois, couronner M. de La Harpe : mais si on le donnait à l’éloquence de l’âme, à la force et à l’élévation du génie, à l’ouvrage qui produira le plus grand effet, il faudrait couronner M. de G… Si je ne connaissais pas les auteurs, je passerais ma vie à désirer ou à regretter de n’être pas l’amie de M. de G…, et je ne m’informerais seulement pas si M. de La Harpe vit à Paris. Mon ami, je meurs d’impatience que vous soyez à portée de juger mon jugement ; mais je vous demande votre parole d’honneur que vous n’en ferez part à personne, pas même à ce qui vous est le plus cher : je ne veux pas avoir le dégoût ou la gloire que m’a causée le jugement des deux éloges de La Fontaine. Mon ami, je n’ai ni amour-propre ni prétention avec vous. Il m’est commode d’être bête, et je me laisse aller : mais avec les autres, je ne me gêne pas, car je n’en ai plus la force. Je ne leur parle point, je me contente de dire : Cela est bon, cela est médiocre ou mauvais, et je me garde bien de me fonder en raison ; à coup sûr, cela m’ennuierait autant que je les ennuierais. Et qu’importe d’avoir de l’esprit avec ceux qui ne vont pas à mon âme, c’est bien moi qui suis éteinte. Mon âme est encore animée par le malheur, mais elle est restée sans chaleur : j’ai perdu ce qui m’échauffait, ce qui m’éclairait, ce qui m’exaltait ; il ne me reste que des souvenirs qui couvrent de crêpe tous les objets. Ô mon ami, M. de Mora n’est plus, et vous m’avez empêchée de le suivre ! par quelle fatalité vous ai-je inspiré un intérêt qui m’est devenu si funeste ?


Vendredi 7 juillet.

J’oublie de vous dire que M. de Sartine doit entrer au conseil : c’est pour le consoler. Je vous disais, il y a quelques jours, que j’étais environnée de mes amis ; mais, depuis deux jours, c’est une désertion entière : les inspections, les régiments, les terres, les eaux m’ont tout enlevé. Cependant l’ambassadeur de Naples me reste, et je le vois tous les jours, mais il est trop gai pour moi, il contrarie ma disposition. M. de Condorcet est de retour. Après de longs entretiens avec son cher oncle, il a été convenu que M. de Condorcet se marierait quand il en aurait envie : cette tyrannie est tolérable. Il a accordé qu’il serait présenté au roi, qu’il ferait prendre le deuil à son laquais, parce que c’est l’aîné de la maison qui est mort ; et après ces conditions et ces promesses, il a pris congé de son oncle, qui se console d’avoir un neveu de l’Académie, parce qu’il a appris qu’il était l’ami intime d’un ministre. Mon Dieu ! que de sottises ! cela fait gémir, quand cela ne fait pas rire. — Mon ami, je vous conterai quelque jour une colère où je me suis laissée aller : j’ai dit des duretés, des injures, je me suis fait des ennemis ; mais il ne m’importe, je me suis satisfaite. Il me paraissait que c’était le comble de l’injustice et de l’insolence que d’oser vous juger. Je voudrais avoir le droit exclusif de penser mal de vous ; je voudrais que les autres vous jugeassent comme je vous sens, noble, grand, élevé, et qu’on ne dît jamais de vous, il est aimable. Ah ! la sotte louange ! elle est destructive de tout vrai mérite. Il est aimable, cela veut dire, quand cela est traduit et que ce sont les gens du monde qui parlent : il est frivole, léger et sans caractère. Voilà les gens aimables de ce pays-ci, mais nous deviendrons meilleurs, j’en suis intimement persuadée. Adieu, mon ami. Vous vous moquerez de moi de vous avoir gardé un secret que tout le monde vous mandera ; mais si vous n’êtes pas devenu trop provincial, vous saurez que trois jours peuvent être d’une grande importance dans un secret de cette nature. D’ailleurs, je l’avais promis, et la morale ne doit pas être raisonneuse. — J’ai une grande curiosité, ce serait de voir une lettre de… Mais de nouveaux devoirs imposent sans doute de manquer de confiance : eh bien ! soit. J’espère que j’aurai demain de vos nouvelles. Ce sera un mot bien sec, bien froid : cela me déplaira, et peut-être tant et tant, que je me reprocherai amèrement mon retour vers vous. J’aurais dû vous écrire : Vous n’étiez pas digne du mal que vous me faites ; ces mots découvrent jusqu’au fond de l’âme, et jetteraient de la lumière sur dix ans de liaison : c’était ce que disait Clarisse en mourant à Belfort, ami de Lovelace, et cette pensée lui faisait trouver la mort consolante et nécessaire. Mais adieu. Richardson a connu les hommes, l’amour et les passions : madame Riccoboni ne connaît que l’amour-propre, la fierté, et quelquefois la sensibilité ; et voilà tout.